Cet article a été publié dans le journal new-yorkais Novy mir (Monde nouveau) en russe le 17 mars 1917. Il a été publié en russe dans le livre Voina i Revoliutsiia (Guerre et Révolution) de Trotsky publié en 1923, Vol 2, pp. 422-424. Ci-dessous une version française de la traduction anglaise originale de Fred Williams (Copyright WSWS).
La guerre et la révolution se succèdent souvent dans l’histoire.
Dans les temps ordinaires, les masses ouvrières font passivement la dure corvée quotidienne, se soumettant à la force puissante de l’habitude. Ni les contremaîtres, ni la police, ni les geôliers, ni les bourreaux ne pourraient retenir les masses assujetties, si elles n’avaient pas cette habitude – véritable servante du capital.
La guerre, qui déchiquette les masses et les massacre, est dangereuse aussi pour les gouvernants, précisément parce que, d’un coup, elle ébranle le peuple en les faisant sortir de son état habituel, éveille avec son tonnerre les éléments les plus arriérés et les plus ignorants et les force à se regarder et regarder ceux qui les entourent.
Tout en poussant des millions de travailleurs dans le feu, les dirigeants doivent mettre des promesses et des mensonges à la place de l’habitude. La bourgeoisie embellit sa guerre avec tous les traits qui sont chers aux cœurs magnanimes des masses populaires : guerre pour « la liberté », pour « la justice », pour « une vie meilleure » ! En remuant les masses jusqu’au plus profond, la guerre finit inévitablement par les tromper : elle ne leur apporte que de nouvelles blessures et de nouvelles chaînes. Pour cette raison, la tension des masses trompées, provoquées par la guerre conduit fréquemment à une explosion contre les dirigeants ; la guerre donne naissance à la révolution.
C’est ainsi que ça s’est passé il y a vingt ans, au cours de la guerre russo-japonaise : elle a immédiatement accentué le mécontentement du peuple et a conduit à la révolution de 1905.
Voilà comment il y a 46 ans en France : la guerre franco-prussienne de 1870-1871 aboutit au soulèvement des ouvriers et à la création de la Commune de Paris.
Les ouvriers de Paris furent armés par le gouvernement bourgeois, sous la forme de la Garde nationale, pour défendre la capitale contre les troupes allemandes. Mais la bourgeoisie française avait plus peur de ses prolétaires que des troupes des Hohenzollern. Après la capitulation de Paris, le gouvernement républicain tenta de désarmer les ouvriers. Mais la guerre avait déjà éveillé en eux un esprit d’indignation. Ils ne voulaient pas retourner à l’usine comme les mêmes ouvriers qu’ils avaient été avant la guerre. Les prolétaires parisiens ont refusé de rendre leurs armes. Un affrontement s’est produit entre les ouvriers armés et les régiments gouvernementaux. C’était le 18 mars 1871. Les ouvriers sortirent victorieux, devenaient les maîtres de Paris et le 28 mars – sous le nom de Commune – établirent un gouvernement ouvrier dans la capitale. La Commune ne dura pas longtemps. Le 28 mai, ses derniers défenseurs sont tombés après une résistance héroïque contre l’assaut des hordes bourgeoises. Puis ont commencé des semaines et des mois de représailles sanglantes contre les participants de la révolution prolétarienne. Cependant, malgré sa brève existence, la Commune est restée le plus grand événement de l’histoire de la lutte prolétarienne. Basé sur l’expérience des ouvriers parisiens, le prolétariat mondial a vu pour la première fois ce que c’est qu’une révolution prolétarienne, ce que sont ses objectifs et ses voies.
La Commune commença par confirmer tous les étrangers élus au gouvernement ouvrier. Il déclara : « La bannière de la Commune est la bannière de la République Mondiale ».
Il purgea l’État et les écoles de la religion, abolit la peine capitale, renversa la colonne Vendôme – monument au chauvinisme – et transféra tous les devoirs et les postes à de véritables serviteurs du peuple, fixant leur salaire au salaire d’un ouvrier.
Elle se mit à faire un recensement des usines et des fabriques qui avaient été fermées par les capitalistes effrayés pour y commencer la production avec un financement public. C’était le premier pas vers une organisation socialiste de l’économie.
La Commune n’a pas réalisé tous ses plans : elle fut écrasée. La bourgeoisie française, avec l’aide de son « ennemi national », Bismarck, devenu immédiatement son allié de classe, noya dans le sang le soulèvement de son véritable ennemi, la classe ouvrière. Les plans et les tâches de la Commune ne se sont pas concrétisés. Mais ils entrèrent dans l’âme des meilleurs fils du prolétariat du monde entier ; ils sont devenus l’héritage révolutionnaire de notre lutte.
Et maintenant, le 18 mars 1917, l’image de la Commune se lève devant nous plus clairement que jamais : car nous, après un grand intervalle de temps, sommes de nouveau entrés dans l’époque des grandes batailles révolutionnaires.
La guerre mondiale a arraché des dizaines de millions de travailleurs de leurs conditions habituelles de travail et de végétation. Jusqu’à présent, cela ne s’est produit qu’en Europe ; demain cela se produira en Amérique aussi. Jamais les masses ouvrières n’avaient reçu de telles promesses ; jamais auparavant on ne leur a dessiné de tels objectifs radieux ; jamais ils n’ont été aussi flattés que dans cette guerre. Jamais auparavant les classes possédantes n’ont osé demander tant de sang au peuple, au nom de ce mensonge qu’on appelle « la défense de la patrie ». Et jamais les ouvriers n’avaient été trompés, trahis et crucifiés comme aujourd’hui.
Dans les tranchées débordant de sang et de boue, dans les villes et villages affamés, des millions de cœurs sont remplis d’indignation, de désespoir et de rage. Et ces sentiments, combinés à la pensée socialiste, se transforment en enthousiasme révolutionnaire. Demain sa flamme éclatera à la surface dans des soulèvements puissants des masses ouvrières.
Le prolétariat de la Russie est déjà sorti sur la grande route de la révolution et, sous son offensive, les bastions des plus honteux despotismes tombent et s’effondrent. La révolution en Russie, cependant, n’est que le précurseur des soulèvements prolétariens à travers l’Europe et le monde entier.
« Rappelez-vous la Commune ! » – dirons, nous les socialistes, aux masses ouvrières insurgées. La bourgeoisie vous a armés contre l’ennemi étranger ? Refusez de rendre vos armes à la bourgeoisie, comme les ouvriers parisiens l’ont fait en 1871 ! Pointez ces armes, comme Karl Liebknecht vous a appelés à faire, contre votre véritable ennemi, contre le capitalisme ! Arrachez de ses mains la machine d’État, transformez-la d’une arme de violence bourgeoise en appareil d’auto-gouvernement prolétarien. Vous êtes maintenant incomparablement plus forts que vos prédécesseurs ne l’étaient à l’époque de la Commune. Détrônez tous les parasites. Prenez la terre, les mines et les usines et gérez-les vous-mêmes. Fraternité au travail, égalité dans le partage des fruits du travail !
La bannière de la Commune est la bannière de la République mondiale du Travail !
Novy mir, le 17 mars 1917.
(Article paru en anglais le 17 mars 2017)