Les leçons d’octobre: la crise politique au sein du parti bolchévique à la veille de la prise du pouvoir

Voici la transcription d'une conférence prononcée le 14 octobre, 2017, par Chris Marsden, le secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste (Royaume-Uni). Il s'agit de la huitième conférence d'une série de présentations internationales en ligne du Comité international de la Quatrième Internationale pour célébrer le centenaire de la Révolution russe de 1917.

Avant de commencer: j’utiliserai le calendrier à l’ancienne pour ma conférence, parce que ces dates sont mentionnées dans certains des commentaires des personnes impliquées et parce que, comme le titre de la conférence le suggère, les bolchéviks ont dû faire une révolution avant de pouvoir changer le calendrier.

Le camarade David North a choisi d’intituler la première conférence de cette série « Pourquoi étudier la révolution russe ? »

Dans sa liste de dix réponses à cette question, la neuvième était:

Les bolchéviks ont fourni aux travailleurs l’exemple d’un véritable parti révolutionnaire, et du rôle irremplaçable d’un tel parti dans la victoire de la révolution socialiste. Une étude attentive du processus révolutionnaire de 1917 ne laisse aucun doute que la présence du parti bolchévique, Lénine et Trotsky à sa tête, a été décisive dans la victoire de la révolution socialiste.[i]

La crise qui a éclaté dans le parti bolchévique à la veille de l’insurrection d’octobre nous permet d’examiner la question essentielle du rôle irremplaçable du parti révolutionnaire sous le microscope, et de comprendre plus profondément les tâches de notre parti et de ses cadres aujourd’hui.

Depuis son retour en Russie en avril, le travail de Lénine avait été de s’opposer à toute tentative de subordonner le parti bolchévique à la perspective d’agir en aile gauche d’une révolution nationale démocratique, dont le rôle serait de faire pression sur la bourgeoisie pour mener à bien une telle révolution.

C’était la position explicite des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Cette conception animait toujours l’aile droite des bolchéviks, dirigée par Zinoviev et Kaménev — et d’une manière plus dissimulée et hésitante, par Staline — bien après la discussion des Thèses d’avril de Lénine.

Lénine menait une lutte irréconciliable contre l’idée que la Russie devait continuer de participer à la guerre impérialiste. Sa perspective était basée sur l’obtention d’une majorité dans les soviets, le renversement du gouvernement provisoire, la prise du pouvoir par les soviets et la révolution socialiste en Russie, dans le contexte d’une révolution socialiste européenne et mondiale. En septembre et en octobre, il dut convaincre la direction de son parti que le moment était venu de prendre le pouvoir.

Dans sa conférence, le camarade Barry Grey a noté que Lénine avait poussé le parti à abandonner le slogan « Tout le pouvoir aux soviets », en insistant sur le fait que le parti devait se mettre à la tête d’une insurrection, menée en son nom et sous son autorité.

C’était en réponse au rôle que jouèrent en juillet les soviets dominés par les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, lorsqu’ils mobilisèrent les soldats pour écraser à la fois l’insurrection et les bolchéviks.

Lénine suggéra que les comités d’usine pourraient maintenant fournir les organisations nécessaires à une lutte pour le pouvoir.

Toutefois, l’expérience de juillet avait convaincu des forces qui jouissaient d’une influence réelle dans la direction centrale du parti qu’une telle stratégie serait de l’aventurisme pur. Pendant tout le mois de septembre, l’aile droite organisa ou proposa des initiatives qu’elle espérait utiliser pour positionner les bolchéviks en tant qu’extrême gauche d’une révolution démocratique bourgeoise consolidée: elle prôna la participation, tour à tour, à la conférence de « paix » de Stockholm, à la conférence démocratique de Kérensky et au pré-parlement produit par celle-ci.

Comme l’écrit Trotsky dans Les leçons d’octobre:

La voie menant à Stockholm menait en réalité à la IIe Internationale, de même que la participation au pré-parlement menait à la République bourgeoisie ... Menchéviks et socialistes-révolutionnaires cherchaient à lier les bolchéviks à la légalité soviétique et puis la transformer sans effort en légalité parlementaire bourgeoise. La droite bolchévique sympathisait avec cette tactique. (...) Or, les bolchéviks avaient déjà la majorité dans les soviets de Petrograd et de Moscou; notre influence dans l’armée croissait de jour en jour, voire d’heure en heure. Il ne s’agissait plus de pronostics ni de perspectives, il s’agissait du choix de la voie dans laquelle il allait falloir s’engager immédiatement.[ii]

Dans sa conférence, le camarade Tom Carter a expliqué qu’il y avait un soutien croissant pour les bolchéviks dans les comités d’usine après la tentative de coup de force de Kornilov et le rôle décisif qu’ont joué les travailleurs bolchéviques pour s’y opposer. Cela se voyait aussi dans les soviets, où le coup de force avait forcé les soviets dirigés par les conciliateurs à se défendre — et où, ensuite, les bolchéviks sont devenus la force dominante.

Lénine insistait inlassablement pour que le parti prenne la responsabilité de l’insurrection. Dans une lettre au comité central du 14 septembre, il écrit: « Les bolchéviks, qui ont obtenu la majorité des soviets de députés ouvriers et paysans des deux capitales (Petrograd et Moscou) peuvent et doivent prendre le pouvoir dans leurs propres mains. »[iii]

Trotsky soutenait pleinement l’insurrection dirigée par les bolchéviks que prônait Lénine. Mais il préférait mener la révolution au nom des soviets.

La position des bolchéviks se renforçant de jour en jour, il proposait de maintenir le slogan « Tout le pouvoir aux soviets! » Il voulait donner à la prise du pouvoir la légitimité que conféreraient les organes démocratiques largement reconnus des ouvriers, des paysans et des soldats, afin de maximiser le soutien de ceux qui hésiteraient à soutenir les bolchéviks.

Lénine faisait pression sans relâche sur le parti bolchévique pour qu’il organise le renversement du gouvernement provisoire.

Trotsky cita des passages des écrits de Lénine dans Les leçons d’octobre:

La tendance opposée à « une insurrection immédiate ... doit être surmontée ». « Tout délai est criminel. Attendre le congrès des soviets serait un jeu de formalités enfantin, un jeu de formalités honteux, et une trahison de la révolution ». Les révolutionnaires qui temporisent « risquent de tout perdre. »

Et Lénine agissait en conséquence.

Craignant que la procrastination de la direction du parti ne s’avère catastrophique et cède la victoire à la contre-révolution, il tenta de galvaniser la base du parti afin de faire pression sur la direction et de créer des faits accomplis sur le terrain.

Il écrivit à l’une de ses personnes de confiance les plus proches, Ivar Smilga, le 27 septembre, sur la préparation de l’insurrection parmi les troupes en Finlande et la flotte balte. Deux jours plus tard, dans une lettre au comité central — qu’il a aussi envoyée par précaution aux comités du parti à Moscou et à Petrograd — il fit cette déclaration extraordinaire:

Je me vois obligé d’offrir ma démission au comité central, ce que je fais ici, et de me réserver la liberté de faire campagne parmi la base du parti et au congrès du parti. Car c’est ma conviction intime que si nous “attendons” au Congrès des soviets et si nous laissons passer le moment actuel, nous perdrons la révolution.[iv]

Pourquoi Lénine pensait-il que la situation était si urgente qu’il était intolérable de temporiser des semaines, ou même un jour?

Il considérait que la Russie était mûre pour une révolution. En juillet, quand un soulèvement à Petrograd aurait reçu le soutien de Moscou mais non du reste du pays, il préconisait la retenue. À présent, une insurrection paysanne contre les propriétaires terriens se développait et créait les conditions nécessaires pour que les masses agraires soutiennent le prolétariat.

En plus, Lénine ne pensait pas seulement à la situation russe, mais au destin du prolétariat mondial. Sa perspective révolutionnaire dépendait des conditions internationales, pas juste russes. Il soulignait que tergiverser pourrait porter un coup fatal à la révolution européenne dont il prédisait l’éruption en réaction aux horreurs de la Première Guerre mondiale.

Dans une lettre datée du 8 octobre pour le congrès des Soviets du Nord prévu le 10 octobre, Lénine écrit:

« Notre révolution traverse une période particulièrement critique. Cette crise coïncide avec la grande crise — la montée de la révolution socialiste mondiale et la lutte que mène contre elle l’impérialisme mondial. Une tâche gigantesque se présente aux dirigeants responsables de notre parti, ne pas l’accomplir fait naître le risque d’un effondrement total du mouvement prolétarien international. La situation est telle qu’en vérité, toute temporisation serait fatale. »[v]

Lénine évoqua la grève générale à Turin en Italie, les grèves tchèques, et la mutinerie à bord du cuirassé allemand Prinzregent Luitpold et d’autres vaisseaux par des centaines de marins qui réclamaient la fin de la guerre: « On ne pourrait imaginer un signe plus impressionnant de la montée de la révolution que la révolte parmi les troupes. (…) Oui, nous serons de vrais traîtres à l’Internationale si, à un tel moment et dans un contexte si favorable, nous répondons à cet appel des révolutionnaires allemands par ... de simples résolutions. »[vi]

La longue lutte pour réorienter le parti atteignit son paroxysme avec une réunion du comité central le 10 octobre. Lénine arriva déguisé. Grâce à son autorité, il n’eut pas besoin de démissionner. Sa résolution fut adoptée par dix voix contre deux.

La résolution ne fixait pas de date pour le soulèvement, mais elle expliquait les bases politiques de la décision, et Lénine y avait inscrit tout son sentiment de l’urgence de la situation.

Elle commence avec la position internationale de la révolution russe:

  • La révolte dans la marine allemande est une manifestation extrême de la montée à travers l’Europe de la révolution socialiste mondiale
  • Les impérialistes veulent étrangler la révolution en Russie.

Elle examine ensuite la situation russe:

  • La décision de la bourgeoisie russe et du gouvernement provisoire de livrer Petrograd aux Allemands et de préparer un second coup d’État militaire
  • L’émergence d’une majorité bolchévique dans les soviets
  • La révolte paysanne

La résolution se termine ainsi:

Considérant donc qu’une insurrection armée est inévitable, que les conditions sont pleinement mûres, le comité central demande à toutes les organisations du parti d’agir en conséquence, de discuter et de décider toutes les questions pratiques (Congrès des soviets de la région du nord, retrait des troupes de Petrograd, notre action à Moscou et à Minsk) de ce point de vue.[vii]

C’était un événement historique. Pour la première fois dans l’histoire, un parti qui représentait la classe ouvrière s’était fixé non seulement le but général de remplacer le capitalisme par le socialisme, mais la tâche de mener une révolution.

Trotsky fait remarquer, toutefois, qu’une discussion intense continuait sur la question de savoir quand faire la révolution et sous quelle autorité. Il insistait toujours pour que la date de l’insurrection soit fixée quelques jours avant le début du second Congrès des soviets, prévu pour le 20 octobre, pour que cet organisme puisse lui donner son approbation. Et sa position l’emporta, car elle était correcte.

Trotsky s’avéra être le grand stratège de l’insurrection. Même Joseph Staline le reconnut par écrit à l’occasion du premier anniversaire de l’insurrection d’octobre:

Tout le travail pratique pour organiser l’insurrection s’est fait sous la direction immédiate du président du soviet de Petrograd, Trotsky. On peut déclarer avec certitude que le passage rapide de la garnison du côté du soviet et l’exécution audacieuse du travail du Comité militaire révolutionnaire sont dus principalement et surtout au camarade Trotsky.[viii]

Trotsky explique dans Les leçons d’octobre que Lénine n’avait pas besoin de craindre que fixer l’insurrection pour la veille du second congrès signifiait trop attendre. Préparer l’insurrection sous ces conditions était un « avantage politique inestimable » pour les bolchéviks. Et Trotsky ne tergiversait pas, il préparait:

Dès que nous, le soviet de Petrograd, avons invalidé l’ordre de Kérensky qui transférait deux tiers de la garnison vers le front, nous étions entrés dans un état d’insurrection armée. Lénine, qui n’était pas à Petrograd, ne pouvait apprécier toute l’importance de ce fait. (…) Mais l’issue de l’insurrection du 25 octobre était aux trois quarts décidée, voire plus, dès que nous avons contesté le transfert de la garnison de Petrograd, créé le Comité militaire révolutionnaire (16 octobre), nommé nos propres commissaires aux divisions et aux institutions de l’armée, et ainsi complètement isolé non seulement l’état-major de la zone de Petrograd, mais aussi le gouvernement.[ix]

Mais dans les prochains jours, l’opposition à l’insurrection au sein de la direction bolchévique que craignait Lénine allait prendre la forme d’une révolte ouverte.

Zinoviev et Kaménev étaient toujours résolument hostiles à l’insurrection, comme ils l’avaient indiqué par leur vote le 10 octobre. Lénine demanda une autre réunion du comité central, qui se réunit le 16 octobre. La résolution du 10 octobre fut entérinée par une majorité de dix-neuf voix contre deux, cette fois avec quatre abstentions. Kaménev réagit en démissionnant du comité central.

Quand on leur refusa le droit d’exprimer leur opposition dans la presse bolchévique, Kaménev, appuyé par Zinoviev, rompit les rangs en s’adressant à la Novaya Zhizn de Maxim Gorky. Dans ce journal, Kaménev dénonça publiquement le 18 octobre le projet d’insurrection qui, pour des raisons évidentes, n’avait pas été rendu public. Il répéta les positions qu’il avait déjà exprimées dans une lettre conjointe avec Zinoviev aux organes du parti: « Nous sommes profondément convaincus que proclamer une insurrection armée maintenant signifie jouer non seulement avec le destin de notre parti, mais avec celui de la révolution russe et internationale aussi ».

Contre l’insurrection, Kaménev soutenait qu’il fallait travailler avec patience pour empêcher la bourgeoisie « de perturber l’Assemblée constituante » en utilisant l’influence des bolchéviks dans les soviets, l’armée et la classe ouvrière. Toute tentative de perturber l’Assemblée constituante « pousserait à nouveau les partis petits-bourgeois vers nous. (…) Avec une tactique correcte, nous pouvons remporter un tiers des sièges dans l’Assemblée constituante, voire plus. »

La situation n’était pas mûre, insistait-il. Les ouvriers et les soldats étaient pour les bolchéviks, mais seulement par pacifisme et par hostilité à la guerre.

Si nous prenons le pouvoir seuls et sommes confrontés (à cause de toute la situation mondiale) à la nécessité de mener une guerre révolutionnaire, la masse des soldats se détachera de nous. (…) Et ici nous touchons à la deuxième affirmation, que le prolétariat international serait déjà avec nous, dans sa majorité. Ce n’est malheureusement toujours pas le cas.[x]

Ces craintes étaient-elles sans fondement? Bien sûr que non. Les bolchéviks avaient d’immenses obstacles à surmonter et faisaient face — même après la prise du pouvoir — à l’éruption d’une guerre civile et à une intervention impérialiste.

Mais Kaménev et Zinoviev, aveuglés par la force apparente de la réaction, ne prévoyaient que des désastres. Lénine voyait quant à lui une situation pleine d’occasions révolutionnaires et la possibilité de la victoire. Comme cet autre grand révolutionnaire, Abraham Lincoln, il avait conclu: « Les dogmes du passé tranquille sont mal adaptés au présent houleux. La situation est remplie de difficultés, il faut se hisser à la hauteur de la situation. »

Un passage clé dans Les leçons d’octobre traite de la psychologie politique de Zinoviev et de Kaménev et sert encore de rappel salutaire aujourd’hui. Trotsky explique comment leur lettre part du principe que le plus grand danger serait de surestimer la force des révolutionnaires et de sous-estimer les forces de la réaction. Ils écrivent:

Les forces de l’ennemi sont plus grandes qu’il ne semble. C’est Petrograd qui décidera de l’issue de la lutte; or à Petrograd, les ennemis du parti prolétarien ont accumulé des forces considérables: 5.000 Junckers très bien armés, parfaitement organisés, désirant ardemment et sachant se battre; ensuite l’état-major, les détachements de choc, les cosaques, une fraction considérable de la garnison, puis une très grande partie de l’artillerie, disposée en éventail autour de Petrograd.[xi]

Trotsky explique comment ce même point de vue mena le parti communiste allemand (KPD) à annuler son appel à l’insurrection en 1923. La direction du parti, dépassée par la force apparente de la contre-révolution, sous-estima entièrement les « forces réelles de la révolution allemande », c’est-à-dire le puissant prolétariat allemand.

Notre exemple russe a, en l’occurrence, une importance exceptionnelle: deux semaines avant notre victoire sans effusion de sang à Petrograd — victoire que nous aurions pu remporter aussi bien deux semaines auparavant — des politiciens expérimentés du parti voyaient se dresser contre nous une multitude d’ennemis : les junckers désirant et sachant se battre, les troupes de choc, les cosaques, une partie considérable de la garnison, l’artillerie disposée en éventail autour de Petrograd, les troupes amenées du front. Or, en réalité, il n’y avait rien, absolument rien. (…) Voici la leçon qu’il faut incruster profondément dans la conscience de chaque révolutionnaire![xii]

Zinoviev et Kaménev s’étaient totalement trompés non seulement sur le rapport de forces dans la lutte révolutionnaire. Ils avaient aussi mal estimé le rôle des partis petit-bourgeois.

Lénine avait expliqué la montée de l’opportunisme et l’éruption du social-chauvinisme en 1914 au sein de la Deuxième Internationale par les rapports sociaux de l’ère impérialiste: la capacité de la classe dirigeante d’acheter la loyauté de certaines couches privilégiées et petites-bourgeoises, dont l’aristocratie ouvrière, qui faisait office de principale base sociale de la Deuxième Internationale.

Zinoviev et Kaménev s’imaginaient que les menchéviks et Cie se rapprocheraient des bolchéviks et rejoindraient la lutte pour faire pression sur la bourgeoisie afin qu’elle mène une politique démocratique. De son analyse, Lénine avait conclu que ces mêmes social-démocrates étaient « les vrais agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier », « les lieutenants ouvriers de la classe capitaliste. (…) Dans la guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils prennent inévitablement, et en nombre, le côté de la bourgeoisie, des Versaillais contre les Communards. »[xiii]

Lénine était furieux de la déloyauté de Zinoviev et de Kaménev, qu’il traita de « briseurs de grève » pour leur attaque « dans un journal qui se solidarise sur cette question avec la bourgeoisie contre le parti ouvrier! »[xiv]

Il réfuta l’idée que les masses n’étaient pas avec les bolchéviks:

[Le] fait le plus marquant de la vie russe actuelle est la révolte des paysans. Ceci montre objectivement, non pas en paroles mais dans les faits, que le peuple rejoint les bolchéviks. “Dans l’insurrection, il est fatal de tergiverser”, c’est notre réponse à ceux qui ont le triste “courage” de regarder la montée de la ruine économique, la famine qui approche, et de dissuader encore les travailleurs de prendre le chemin de l’insurrection.[xv]

Le jour où Kaménev publiait son attaque, les délégués des unités militaires de Petrograd se réunissaient. Ils étaient divisés sur la question d’organiser une insurrection contre le gouvernement provisoire. Et, comme Trotsky l’avait prédit, ils n’acceptaient d’y participer que si l’insurrection était menée au nom des soviets.

Les partis non-bolchéviques, effrayés par l’influence croissante des bolchéviks, reportèrent le Congrès des soviets au 25 octobre afin de mieux mobiliser leurs propres partisans. Mais ces cinq jours supplémentaires donnèrent aux bolchéviks, et à Trotsky, le temps nécessaire à la préparation et à l’exécution de l’insurrection.

Grâce à cette intense préparation politique et organisationnelle, l’insurrection se déroula sans pertes majeures.

Le quartier général des soviets à Smolny s’était transformé en forteresse, gardée par des mitrailleuses et sous le commandement des bolchéviks.

Le matin du 24 octobre, le gouvernement ferma l’organe central du parti bolchévique et du soviet de Petrograd et mit leurs imprimeries sous scellé.

Une ouvrière demanda à Trotsky: « On ne pourrait pas briser les scellés? » Il répondit: « Brisons-les », et envoya le régiment Litovsky et le sixième bataillon de réserve des sapeurs pour s’en assurer.

Une unité de marins libéra la centrale téléphonique occupée par des étudiants des écoles militaires qui voulaient à tout prix bloquer les communications des soviets.

Cette nuit-là, des membres du Comité militaire révolutionnaire étaient dépêchés dans tous les quartiers de la ville.

Le gouvernement avait ordonné au croiseur Aurora de quitter la Neva, mais les marins bolchéviques obéissaient au Comité militaire révolutionnaire et ne firent pas un pas.

On informa Trotsky que Kérensky et le gouvernement provisoire mobilisaient un détachement d’artillerie, un bataillon de troupes de choc et des étudiants-officiers de l’école Peterhof et du Bataillon des femmes. Il ordonna l’installation de fortifications militaires à toutes les entrées de la ville.

En réalité, les rues appartenaient aux bolchéviks et les ordres de Kérensky n’étaient pas suivis, hormis par quelques étudiants militaires. Des détachements armés dirigés par les bolchéviks prirent contrôle de toutes les institutions et de tous les points importants de Petrograd.

Au matin du 25 octobre, le gouvernement siégeait toujours au Palais d’hiver, mais le palais, faiblement défendu, était encerclé. À 13:00, Trotsky fit une déclaration publique:

Au nom du Comité militaire révolutionnaire, je déclare que le gouvernement provisoire n’existe plus. Certains ministres ont été arrêtés. D’autres seront arrêtés dans les prochains jours ou les prochaines heures. (…) Le Palais d’hiver n’est pas encore tombé, mais son sort sera décidé dans les minutes à venir.[xvi]

Le palais fut pris sans combat.

Grâce au travail du Comité militaire révolutionnaire, comme l’explique Trotsky, « L’insurrection du 25 octobre n’eut qu’un caractère complémentaire. C’est bien pourquoi elle se déroula de façon si indolore ».

La meilleure description de ce qui s’était passé, et la plus célèbre, est sans doute la réplique de Trotsky au chef menchévique Fyodor Dan ce soir-là, au Congrès des soviets.

Lorsque Dan cria à la conspiration et exigea que les bolchéviks forment une coalition avec les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, Trotsky répondit:

« Ce qui s’est produit est un soulèvement, pas une conspiration. Un soulèvement des masses du peuple n’a pas besoin de justification. Nous avons renforcé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons forgé ouvertement la volonté des masses pour un soulèvement. Notre soulèvement a gagné. Et à présent on nous demande d’abandonner notre victoire et d’arriver à un accord. Avec qui? Vous êtes des individus misérables, divisés, des faillis, votre rôle est fini. Allez à ce qui sera désormais votre place — dans les poubelles de l’Histoire. »[xvii]

Même après la prise du pouvoir, plusieurs membres — y compris Kaménev, Zinoviev, Rykov et Noguine — démissionnèrent du Comité central le 4 novembre. Les deux derniers (avec deux autres, Milioutine et Téodoroivch) démissionnèrent également du Conseil de commissaires du peuple. Ils exigèrent la formation d’un gouvernement de coalition composé de tous les partis des soviets dans une nouvelle Assemblée constituante, tout en dénonçant la « politique désastreuse » de Lénine et de Trotsky.

On peut imaginer la réaction des opposants de Trotsky quand il souleva ces questions historiques en publiant Les leçons d’octobre en octobre 1924.

Cet essai fut écrit en guise d’introduction à une compilation en deux tomes des écrits de Trotsky sur la première année de la révolution russe, intitulée 1917, qui faisait partie d’un projet de publier ses œuvres complètes. En soixante pages, l’essai passe en revue le rôle essentiel joué par l’avant-garde marxiste dans l’époque impérialiste de guerres et de révolutions sociales. C’est l’un des pamphlets les plus importants et les plus éclairants jamais écrits.

À partir d’une description concrète de la lutte du parti bolchévique pour mobiliser la classe ouvrière pour la prise du pouvoir, il explique les bases politiques essentielles d’une lutte révolutionnaire victorieuse pour renverser le capitalisme.

Trotsky publia Les leçons d’octobre au lendemain de révolutions avortées en Bulgarie et surtout en Allemagne l’année précédente — où la politique de l’Internationale communiste (Komintern) et des partis communistes s’était avérée désastreuse.

En Bulgarie, le 9 juin 1923, un coup d’État avait renversé le gouvernement de l’Union nationale agraire du chef paysan Aleksandar Stamboliyski et mis Aleksandar Tsankov, le chef du fascisme bulgare d’avant-guerre, au pouvoir.

Des militants de l’Union nationale agraire et des volontaires communistes réagirent par le Soulèvement de juin, qui fut écrasé à cause de l’abstention du parti communiste bulgare, qui déclara que le coup d’État était une « lutte pour le pouvoir entre la bourgeoisie urbaine et rurale ».

Avec retard, le Komintern exhorta le parti communiste bulgare à organiser un soulèvement tout juste un mois plus tard! Ceci ne donnait pas le temps de mobiliser les masses ouvrières et paysannes, et le gouvernement militaire réagit en lançant des arrestations de masse des membres du parti communiste. Ce dernier suivit néanmoins les instructions du Komintern et organisa le 23 septembre un soulèvement qui fut écrasé dans le sang.

Sur ce désastre, Trotsky a écrit:

Toutes les sympathies sont allées à gauche, vers le Parti communiste. Les forces armées de l’ennemi étaient infinitésimales. Mais nous avons été vaincus. Ce qui manquait était un projet d’action clair et distinct, et un coup décisif porté au moment et à l’endroit voulus. (…) C’est une tâche essentiellement militaire-révolutionnaire. Pour cela, il faut jeter l’ennemi sur son dos, lui prendre l’initiative, lui ôter le pouvoir.[xviii]

La crise en Allemagne joua un rôle encore plus important.

La révolution allemande était la clé de la victoire de la révolution européenne et mondiale, et donc de la survie de l’Union soviétique. Le traité de Versailles forçait la puissance bourgeoise la plus développée d’Europe à payer des réparations aux puissances alliées victorieuses après la Première Guerre mondiale. Les impérialistes allemands refusèrent de continuer à le faire, et la France réagit en janvier 1923 en occupant la Ruhr.

Les dirigeants allemands firent imprimer des quantités massives d’argent pour financer une politique de résistance, ce qui causa une hyperinflation et fit exploser les tensions de classe.

L’occupation française de la Ruhr produisit une vaste crise économique et politique. Elle provoqua une brusque montée du Parti communiste, qui jouissait du soutien de millions d’ouvriers.

La question de la révolution sociale était posée. Mais au lieu de poursuivre une politique révolutionnaire, le KPD était déchiré sur la question de savoir si le moment était venu de prendre le pouvoir. Le parti avait formé une alliance avec les social-démocrates de gauche en Saxe et en Thuringe. Et quand la direction fixa finalement la date de l’insurrection, son chef, Heinrich Brandler, l’annula parce qu’elle n’avait pas le soutien des social-démocrates de gauche.

Il prit cette décision lors d’un congrès de comités d’usine à Chemnitz le 21 octobre. Le congrès devait appeler à une grève générale et donner le signal de l’insurrection. Une majorité des délégués aurait soutenu l’appel à la grève générale, comme l’avoua Brandler dans une lettre à Clara Zetkin. Mais, expliqua-t-il:

Pendant la conférence de Chemnitz, j’ai compris que nous ne pouvions aucunement entrer la lutte décisive, car nous n’avions pas pu convaincre le SPD de gauche d’endosser la décision de déclencher une grève générale. ... Contre une opposition massive, j’ai changé de cap et j’ai empêché que nous, les Communistes, entrions dans la lutte seuls.[xix]

La décision d’annuler la révolution ne parvint pas à Hambourg à temps. Une insurrection fut lancée mais elle resta isolée et fut écrasée dans le sang en trois jours.

Le Komintern chercha à en rejeter la responsabilité sur Brandler. Mais la responsabilité politique de ce désastre retombait en dernière analyse sur la direction du parti communiste de l’Union soviétique et du Komintern, et avant tout sur les dirigeants du Komintern — Zinoviev, Kaménev et Staline — qui menaient alors une lutte fractionnelle contre Trotsky.

Trotsky avait appelé à ce que le parti allemand organise une insurrection, comme l’avaient fait les bolchéviks en octobre 1917 — et d’ici quelques semaines, pas quelques mois. Prenant la parole devant l’armée rouge et la marine rouge le 21 octobre, alors que Brandler annulait l’insurrection, Trotsky déclara: « Pour assurer la victoire militaire d’une révolution, il faut vouloir triompher à tout prix, lutter activement pour l’obtenir et écraser tous les obstacles ».[xx]

Staline, lui, conseillait la retenue et soutenait que la social-démocratie disposait encore de la confiance des ouvriers. Il disait même: « Ce serait pour nous un avantage si les fascistes frappaient d’abord ».[xxi]

Depuis 1922, Trotsky avait formé une alliance avec Lénine, qui était alors très malade, contre la politique nationaliste russe de Staline. C’est un conflit qui poussa finalement Lénine à exiger la destitution de Staline en tant que secrétaire général du parti. Trotsky forma l’opposition de gauche en 1923.

Les leçons d’octobre portèrent un sérieux coup politique aux opposants de Trotsky, mais ce n’était pas une simple polémique. Trotsky était préoccupé par le sort de la révolution socialiste mondiale. Dans le premier chapitre, intitulé « Il faut étudier Octobre », Trotsky insiste:

Pour étudier les lois et les méthodes de la révolution prolétarienne, il n’est pas jusqu’à présent de source plus importante et plus profonde que notre expérience d’Octobre. Les dirigeants des partis communistes européens qui n’étudieraient pas d’une façon critique, et en outre dans tous ses détails, l’histoire du coup de force d’Octobre ressembleraient à un chef militaire qui, ayant à se préparer à de nouvelles guerres dans les conditions d’aujourd’hui, n’étudierait pas l’expérience stratégique, tactique et technique de la dernière guerre impérialiste. Un tel chef de guerre vouerait ses armées à une défaite inexorable.[xxii]

Trotsky explique que la situation en Allemagne en 1923 avait fourni « une démonstration classique de la façon dont on peut laisser passer une situation révolutionnaire exceptionnelle d’une importance historique mondiale. »[xxiii]

Il critiqua les erreurs du Komintern en faisant le contraste avec l’attitude adoptée par le parti bolchévique sous Lénine en 1917. Il réfutait ainsi ses opposants, qui soutenaient que le parti bolchévique avait agi comme un bloc monolithique en 1917, et que l’intrus et arriviste Trotsky y était la seule tendance étrangère.

Trotsky rappela une vérité désagréable: Lénine s’était battu pour l’insurrection d’octobre face à une opposition forte et ouverte de Zinoviev et de Kaménev, et aux tergiversations continuelles de Staline.

En plus, il mit l’accent sur le fait que cette opposition à l’insurrection d’octobre était fondée sur l’hostilité aux Thèses d’avril de Lénine.

L’accord de Lénine, à partir du début de l’année 1917, avec l’évaluation faite par Trotsky du caractère socialiste de la révolution à venir, provoqua des mois de lutte au sein du parti contre le futur « Triumvirat » — à commencer par leur soutien au gouvernement provisoire bourgeois et leur adaptation politique aux arguments défensistes en faveur de la poursuite de la guerre.

Trotsky insistait toutefois dans son introduction:

Les désaccords de 1917 étaient évidemment très profonds et loin d’être fortuits. Mais il serait par trop mesquin d’essayer d’en faire maintenant une arme de lutte contre ceux qui se trompaient alors.[xxiv]

Zinoviev, Kaménev et Staline n’avaient, eux, aucun scrupule à ce sujet. Dans un signe avant-coureur des choses à venir, ils lancèrent une furieuse campagne contre le « trotskysme ». Ils accusèrent Trotsky de minimiser le rôle de Lénine, de réviser le léninisme, et d’avoir publié le livre 1917 dans le dos du Comité central. Zinoviev exigea même son expulsion du parti, et Trotsky se sentit obligé de démissionner de ses positions de Commissaire du peuple pour l’armée et la flotte et de Président du Conseil militaire révolutionnaire.

Dès lors, toutes les tentatives par Trotsky de réorienter politiquement le parti communiste de l’Union soviétique et l’Internationale communiste feraient face à une féroce opposition sans principes.

Ce récit forcément bref fournit, je l’espère, une meilleure compréhension des bases politiques des conclusions universelles tirées par Trotsky des événements d’octobre.

Les passages les plus importants des Leçons d’octobre soulignent de façon répétée le rôle essentiel du parti dans la révolution socialiste. Trotsky insiste:

La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti ou par un succédané de Parti. C’est là le principal enseignement des dix dernières années.[xxv]

Il écrit dans l’introduction:

Il s’est avéré qu’en l’absence d’un parti capable de le diriger, le coup de force prolétarien devenait impossible. Le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir par une insurrection spontanée ... Une classe possédante est capable de s’emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s’appuyant sur ses richesses, sur sa “culture”, sur ses innombrables liens avec l’ancien appareil étatique. Mais pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le Parti.[xxvi]

Trotsky aborde ensuite l’importance de la lutte au sein du parti dans la préparation d’une révolution. Il rejette toute explication purement subjective de ces disputes et soutient que la lutte entre tendances et fractions politiques exprime des intérêts sociaux opposés, de classe ou de fractions de classe.

Dans la mêlée de la révolution, quand les conflits de classe atteignent un pic d’intensité et pèsent sur le parti et ses cadres, les disputes fractionnelles sont inévitables. Trotsky écrit:

Le Parti est l’instrument essentiel de la révolution prolétarienne. Notre expérience d’une année (février 1917 - février 1918) et les expériences complémentaires de Finlande, de Hongrie, d’Italie, de Bulgarie et d’Allemagne nous permettent presque d’ériger en loi le caractère inévitable d’une crise dans le Parti lorsqu’il passe du travail de préparation révolutionnaire à la lutte directe pour le pouvoir.[xxvii]

Pour expliquer cette remarque, il continue:

Chaque période du développement du Parti a ses traits spéciaux et réclame des habitudes et des méthodes déterminées de travail. Un tournant tactique implique une rupture plus ou moins importante de ces habitudes et méthodes; c’est là qu’est la source directe des heurts et des crises. (…) De là un danger: si le virage a été trop brusque ou trop inattendu et que la période antérieure a accumulé trop d’éléments d’inertie et de conservatisme dans les organes dirigeants du Parti, ce dernier se montre incapable de remplir son rôle de direction au moment le plus grave, auquel il s’était préparé durant des années ou des dizaines d’années. Le Parti est rongé par une crise et reste en marge du mouvement, qui court à la défaite.[xxviii]

Résumant ces dangers, il écrit:

Pour aller droit au but: un parti qui ne parvient pas à se hisser à la hauteur des tâches historiques de sa classe devient ou risque de devenir un instrument indirect des autres classes.[xxix]

Aucun tournant n’est plus fondamental que la préparation de la prise du pouvoir. Trotsky le qualifie de tournant stratégique, non tactique, soulignant que la nécessité d’une telle distinction est elle-même le produit politique de l’ère impérialiste de guerres et de révolutions.

Avant la Première Guerre mondiale, la tâche de mener une insurrection, de prendre le pouvoir, ne s’était jamais posée aux partis de la Deuxième Internationale, sauf aux social-démocrates russes en 1905.

La révolution de 1905 fournit aux marxistes russes un avantage majeur: elle força une discussion intense de la stratégie révolutionnaire. La théorie de la révolution permanente de Trotsky — la conception que les tâches démocratiques et nationales dans des pays ayant un développement capitaliste retardataire, comme la Russie, ne pourraient être accomplies que par la prise du pouvoir de la classe ouvrière dans une révolution socialiste — était son produit suprême.

Par contre, ce qui prédominait encore dans la Deuxième Internationale était l’application d’une tactique parlementaire, d’une tactique syndicale, d’une tactique municipale, etc. Karl Kautsky a résumé ce point de vue dans un article publié dans Neue Zeit en décembre 1893:

Le Parti socialiste est un parti révolutionnaire, mais pas un parti qui fait la révolution. Nous savons que seule une révolution nous permettra d’atteindre notre but. Mais nous savons aussi qu’il nous est tout aussi impossible de créer cette révolution qu’il est impossible à nos opposants de l’empêcher. Provoquer une révolution ou lui préparer le chemin ne fait pas partie de notre travail.[xxx]

Kautsky conclut ainsi son article:

Puisque nous ne savons rien des batailles décisives de la guerre sociale, nous sommes manifestement incapables de dire si elles seront sanglantes ou non, si la force physique y jouera un rôle décisif, ou si elles seront menées purement par la pression économique, législative et morale.[xxxi]

Il faut souligner qu’aucun marxiste n’aurait contesté la formulation de Kautsky à l’époque. La social-démocratie allemande, le parti le plus puissant de la Deuxième Internationale, travaillait dans le contexte d’une expansion capitaliste générale et ne pouvait pas, en effet, faire apparaître un mouvement révolutionnaire du prolétariat.

Mais dans la durée, cette situation objective eut un impact politique. Comme l’expliquait Trotsky dans La guerre et l’Internationale:

Théoriquement, le mouvement ouvrier allemand avançait sous la bannière du marxisme. Mais au vu des conditions de cette période, le marxisme est devenu pour le prolétariat allemand non pas la formulation algébrique de la révolution qu’il était au départ, mais une méthode théorique pour une adaptation à un État national-capitaliste affublé du casque prussien ...

En 45 ans, l’Histoire n’a offert au prolétariat allemand aucune occasion d’éliminer un obstacle par une attaque orageuse ou de capturer une position hostile par une avancée révolutionnaire. À cause de cette relation des forces sociales, il devait éviter les obstacles ou s’y adapter. Ainsi le marxisme en tant que théorie était un outil de valeur pour guider la politique, mais il ne pouvait changer le caractère opportuniste du mouvement de classe, qui était essentiellement le même à l’époque en Angleterre, en France et en Allemagne.[xxxii]

Avec l’éruption de la guerre, ce qui s’avéra décisif ne fut pas l’idéologie marxiste officielle des partis de la Deuxième Internationale, mais le caractère réformiste de leur pratique, et l’opportunisme politique et l’intégration dans l’ordre bourgeois qu’il engendrait.

Le parti bolchévique, dont l’histoire était celle d’une lutte sans relâche contre l’opportunisme, était le parti le plus révolutionnaire que le monde ait connu. Comme l’explique Trotsky:

Traditions de la lutte héroïque contre le tsarisme, habitudes d’abnégation révolutionnaire liées aux conditions de l’action clandestine, élaboration théorique de l’expérience révolutionnaire de toute l’humanité, lutte contre le menchévisme, contre les narodniki, contre le conciliationnisme, expérience de la Révolution de 1905, élaboration théorique et assimilation de cette expérience pendant les années de contre-révolution, examen des problèmes du mouvement ouvrier international du point de vue des leçons de 1905: voilà, dans l’ensemble, ce qui a donné à notre Parti une trempe exceptionnelle, une clairvoyance supérieure, une envergure révolutionnaire sans exemple.[xxxiii]

Mais même dans un tel parti, l’opposition à l’insurrection était forte. Cela produisit un conflit entre une tendance prolétarienne qui luttait pour une révolution mondiale et une tendance petite-bourgeoise qui subordonnait le prolétariat à l’ordre bourgeois.

Ces conflits au sein du parti n’étaient pas fortuits mais inévitables, en 1917 comme dans des situations révolutionnaires ultérieures:

Si par “bolchévisme” on entend une éducation, une trempe, une organisation de l’avant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de s’emparer par la force du pouvoir; si par “social-démocratie” on entend le réformisme et l’opposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que l’adaptation à la légalité de cette dernière, c’est-à-dire l’éducation des masses dans l’idée que l’État bourgeois était inébranlable; il est clair que, même dans le Parti communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de l’histoire, la lutte entre les tendances social-démocrates et le bolchévisme doit se manifester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révolutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement.[xxxiv]

La dernière question que je veux souligner est comment Trotsky évaluait le rôle de Lénine dans la révolution. Oui, il était en désaccord avec Lénine sur la sagesse tactique de mener une lutte insurrectionnelle sous la bannière du parti au lieu des soviets. Mais personne n’était plus profondément conscient du rôle historique vital que joua Lénine pour pousser la direction du parti vers l’insurrection:

Trotsky soulève la question :

Est-il possible qu’un tel événement puisse dépendre d’un intervalle de 24 heures? Certes, oui. (…) Si Lénine n’avait pas sonné l’alarme, sans la pression et la critique continuelles qu’il exerça, sans son intense méfiance révolutionnaire, le parti n’aurait vraisemblablement pas redressé sa ligne au moment décisif, car la résistance dans les hautes sphères était très forte, et dans la guerre civile comme dans la guerre en général, l’état-major joue toujours un grand rôle.[xxxv]

Résumant la tâche politique posée à l’Internationale communiste, il ajoute ce passage à la fois concis et profond:

Que veut dire bolchéviser les Partis communistes? C’est de les former, et de choisir en leur sein un personnel dirigeant, de façon à ce qu’ils ne “flanchent” pas au moment de leur Révolution d’octobre. “C’est tout le contenu de Hegel, et la sagesse des livres, et la signification de toute la philosophie...”[xxxvi]

Dans un passage clé de sa biographie de Staline, Trotsky décrit la relation entre un chef de génie, tel que Lénine, et le parti révolutionnaire.

En surface, il semble qu’il y a contradiction entre l’accent mis sur le rôle de Lénine en tant que dirigeant de génie, et le rôle critique du parti d’avant-garde dans la révolution. Mais cela ne reflète qu’une mauvaise compréhension entre les deux.

Trotsky écrit:

Mais par quel miracle Lénine a-t-il pu en quelques semaines placer le Parti sur une nouvelle trajectoire? Il faut chercher la réponse dans deux directions — les attributs personnels de Lénine et la situation objective. Lénine était fort non seulement parce qu’il comprenait les lois de la lutte des classes mais aussi parce que son oreille était parfaitement en phase avec les vibrations des masses en mouvement. Il ne représentait pas tant l’appareil du Parti que l’avant-garde du prolétariat. (…) Lénine exerçait son influence non tellement en tant qu’individu mais parce qu’il incarnait l’influence de la classe sur le Parti et du Parti sur son appareil.[xxxvii]

Il continue en demandant: « Est-ce dire que dans le parti bolchévique, Lénine était tout et les autres rien? » Il rejette une telle analyse.

« Les génies ne créent pas la science d’eux-mêmes; ils ne font qu’accélérer le processus de pensée collective. Le parti bolchévique avait un chef de génie. Ce n’était pas un accident. Un révolutionnaire de la trempe et de la profondeur de Lénine n’aurait pu diriger que le parti le plus courageux et le plus capable de mener sa pensée et son action à leur conclusion logique. (…) Sans le Parti, Lénine aurait été aussi impuissant que Newton et Darwin sans travail scientifique collectif. »[xxxviii]

Dans la chaleur des événements révolutionnaires, Lénine fit la remarque qu’il n’y avait pas « de meilleur bolchévik » que Trotsky une fois que ce dernier avait compris l’impossibilité d’une unité d’organisation avec les menchéviks.

Il faut comprendre Les leçons d’octobre comme le produit intellectuel de l’assimilation par Trotsky de l’essence du bolchévisme.

En 1982, David North écrivit une série de quatre essais, intitulée collectivement Léon Trotsky et le développement du marxisme.

Dans cette série, North explique:

À partir de l’expérience historique concrète de la classe ouvrière en Russie et sur une échelle internationale, Trotsky élabora la conception que le sort de la révolution socialiste peut dépendre pour des années, voire des décennies, des décisions prises par la direction d’un parti marxiste pendant quelques jours.

La conception de la formation des cadres et du rôle de l’Internationale acquerrait ainsi un nouveau contenu historique. (…) La tâche historique du Komintern était de former des cadres internationaux à la tête de toutes ses sections qui seraient capables de remplir cette tâche.[xxxix]

Préparer la révolution et assurer son plein succès signifient développer les cadres, et surtout les dirigeants des partis révolutionnaires, en tant que marxistes. Il s’agit de les « former, et de choisir en leur sein un personnel dirigeant, de façon à ce qu’ils ne “flanchent” pas au moment de leur Révolution d’octobre », comme l’écrit Trotsky dans Les leçons d’octobre.

C’est ce que signifie la conception développée par Trotsky du parti en tant qu’ « école de stratégie révolutionnaire », c’est pourquoi il dit que préparer le prochain Octobre est « tout Hegel, et la sagesse de tous les livres, et le contenu de toute la philosophie », et c’est pourquoi il soutient que « sans une direction de parti pénétrante, résolue et courageuse, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible ».

Aujourd’hui, seuls le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) et le World Socialist Web Site prennent au sérieux l’appel urgent de Trotsky à étudier les leçons de la révolution d’octobre.

La révolution d’octobre est l’événement le plus fondamental de l’histoire mondiale. Pour la première fois, la classe ouvrière renversa l’ordre bourgeois et fit un premier pas héroïque vers la révolution socialiste mondiale.

On ne peut permettre aux événements terribles qui ont emporté la révolution — sa dégénérescence sous Staline, les crimes horribles qui ont été commis — d’occulter ce succès historique, ni d’empêcher la classe ouvrière d’apprendre tout ce qu’il y a à apprendre de cette expérience.

Ceux qui ont écouté cette série de conférences comprendront que les questions traitées par Trotsky, la lutte contre la guerre, la théorie de la révolution permanente et les Thèses d’avril, les journées de juillet, les préparatifs d’octobre, etc. — ont été le sujet essentiel de nos propres présentations.

C’est par de tels moyens — la formation des éléments les plus pénétrants de la classe ouvrière et de la jeunesse — que nous préparons la voie à la révolution socialiste.

Trotsky écrit dans le Programme de Transition, le document fondateur de la Quatrième Internationale:

Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore “mûres” pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.[xl]

Résoudre cette crise signifie rejoindre et construire le CIQI. Les travailleurs avancés et les jeunes y seront formés comme les dirigeants politiques révolutionnaires qui sont si nécessaires aujourd’hui alors que le capitalisme mondial sombre dans une nouvelle période de guerres et de révolutions.

Notes

[i] Traduit de l’anglais, David North, “Why Study The Russian Revolution?,” Why Study The Russian Revolution? Vol. 1 (Oak Park, MI: Mehring Books, 2017), pp. 20–21.

[ii] Léon Trotsky, Les leçons d’octobre (Paris: Editions Les Bons Caractères, 2014, Format epub), p.10.

[iii] Traduit de l’anglais, V.I. Lenin, “The Bolsheviks Must Assume Power,” Collected Works, Vol. 26 (Moscow: Progress Publishers, 1977), p. 19.

[iv] Traduit de l’anglais, Lenin, “The Crisis has Matured,” Collected Works, Vol. 26, p. 84.

[v] Ibid., “Letter to the Bolshevik Comrades Attending the Congress of Soviets of the Northern Region” p. 182.

[vi] Ibid., pp. 182–83.

[vii] Ibid., “Meeting of the Central Committee of the R.S.D.L.P. (B.) October 10 (23), 1917,” p. 190.

[viii] Traduit de l’anglais, Joseph Stalin, “The Role of the Most Eminent Party Leaders,” Pravda, November 1918, cité dans Leon Trotsky, The Stalin School of Falsification(London: New Park Publications, 1974), p. 10.

[ix] Trotsky, Lessons of October, p. 50.

[x] Toutes les citations précédentes, traduites de l’anglais: Grigorii Zinoviev, [avec Lev Kamanev] “Statement to the Principal Bolshevik Party Organizations,” October 11 (24), 1917, cité et traduit par Robert V. Daniels, A Documentary History of Communism in Russia, (Hanover, NH: University Press of New England, 1993), p. 56.

[xi] Trotsky, Lessons of October, p. 36.

[xii] Ibid., p. 38.

[xiii] Traduit de l’anglais, V.I. Lenin, “Imperialism, the Highest Stage of Capitalism,” Collected Works, Vol. 22 (Moscow: Progress Publishers, 1974), p. 194.

[xiv] Traduit de l’anglais, Lenin, “Letter to Bolshevik Party Comrades,” Collected Works, Vol. 26, p. 217.

[xv] Traduit de l’anglais, Lenin, “Letter to Comrades,” Collected Works, Vol. 26, p. 197; 206–07.

[xvi] Traduit de l’anglais, Leon Trotsky, My Life, (New York: Pathfinder Press, 1970), pp. 326–27.

[xvii] Ibid., p. 328.

[xviii] Traduit de l’anglais, Leon Trotsky, Military Writings and Speeches, Vol. 5 (London: New Park Publications, 1981), pp. 224–25.

[xix] Cité dans Peter Schwarz, “The German October: The missed revolution of 1923, Part 2,” www.wsws.org/en/articles/2008/10/1923-o31.html>

[xx] Traduit de l’anglais, Trotsky, Military Writings, Vol. 5, p. 233.

[xxi] Cité dans Schwarz, www.wsws.org/en/articles/2008/10/1923-o31.html>

[xxii] Traduit de l’anglais, Trotsky, Lessons of October, p. 4.

[xxiii] Ibid., p. 2.

[xxiv] Ibid.

[xxv] Ibid., p. 59.

[xxvi] Ibid., p. 3.27

[xxvii] Ibid., p. 4–5.

[xxviii] Ibid., p. 5.

[xxix] Ibid., p.

[xxx] Traduit de l’anglais, Karl Kautsky, The Road to Power, (New York: Prism Key Press, 2013), pp. 47–48.

[xxxi] Ibid., p. 48.

[xxxii] Traduit de l’anglais, Trotsky, The War and the International, (Oak Park, MI: Mehring Books, 2017), pp. 65–66.

[xxxiii] Traduit de l’anglais, Trotsky, Lessons of October, p. 61.

[xxxiv] Ibid., p. 14.

[xxxv] Ibid., p. 47.

[xxxvi] Ibid., p. 64.

[xxxvii] Traduit de l’anglais, Trotsky, Stalin, (London: Wellred Books, 2016), p. 258.

[xxxviii] Ibid., p. 259–60.

[xxxix] Traduit de l’anglais, David North, Leon Trotsky and the Development of Marxism, (Oak Park, MI: Socialist Equality Party, 2013), pp. 29–30

[xl] Traduit de l’anglais, Leon Trotsky, “The Death Agony of Capitalism and the Tasks of the Fourth International,” The Transitional Program (New York: Labor Publications, 1972), p. 8.

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