Au Québec, comme partout au Canada, le COVID-19 fait des ravages dans les centres de soins de longue durée et les maisons de retraite.
Des centaines d'établissements ont signalé des épidémies de ce virus très contagieux et potentiellement mortel, entraînant un nombre de décès qui atteindra bientôt plus de 1000.
La population au Canada et même dans le monde entier a été choquée par les plus de 30 décès enregistrés à la résidence Herron, une résidence pour personnes âgées à but lucratif de la région de Montréal. Lorsque les autorités québécoises ont pris en charge l'établissement à la fin du mois de mars, elles ont constaté, selon un rapport officiel, que certains résidents "ne portaient pas de vêtements, d’autres étaient mal nourris, déshydratés, sans leurs médicaments et laissés à eux-mêmes dans leur urine et leurs excréments".
Mais le CHSLD (Centre d’hébergement et de soins de longue durée) Herron est loin d'être la seule histoire d'horreur. Comme l'ensemble du système de santé canadien, les soins aux personnes âgées et les soins de longue durée ont été dévastés par des décennies d'austérité, mises en œuvre par tous les niveaux de gouvernement et tous les partis de l'establishment, des libéraux et des conservateurs au NPD et au Parti Québécois. Cette situation est allée de pair avec la privatisation toujours croissante des soins de santé.
Des reporters du WSWS se sont récemment entretenus avec deux infirmières du Québec qui sont en première ligne dans la lutte contre la pandémie de COVID-19 dans les établissements de soins de longue durée. En plus d'exposer les conditions onéreuses et dangereuses dans lesquelles elles sont contraintes de travailler, elles ont expliqué comment les réductions budgétaires et la privatisation avaient provoqué une crise dans les soins de longue durée bien avant l'actuelle pandémie de COVID-19.
Les noms et lieux de travail ont été modifiés par souci de confidentialité.
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Mireille est infirmière clinicienne dans une résidence intermédiaire (RI) de Montréal. Les RI sont des résidences privées pour des personnes en perte partielle d’autonomie (notamment des personnes âgées) qui offrent des services infirmiers couverts par le régime public de santé.
Mireille explique: «Je ne suis plus supposée faire mes tâches d’infirmière clinicienne, mais je n’ai pas le choix de faire les deux parce que plusieurs infirmières sont en isolement en raison du COVID-19. Je commence à être fatiguée. Les journées sont difficiles. Parfois je fais des journées de 12 heures. Le soir avant de terminer ma journée, je fais le travail de préposée aux bénéficiaires, parce qu’il n’y en a pas. Je fais le tour des résidents et donne les soins et les médicaments, sinon ils seraient laissés à eux-mêmes.»
«On parle beaucoup ces derniers jours des CHSLD, mais pas du tout des RI. Pourtant la situation est aussi, sinon pire, que dans les CHSLD. Il y a beaucoup de cas confirmés dans certaines RI, beaucoup d’infirmières sont en isolement parce qu’infectées, et il y a un grand manque de préposés».
Elle ajoute: «Depuis la crise, comme assistante au supérieur immédiat, je reçois toutes sortes de directives provenant de différents niveaux, une contredisant l’autre… il n’y a pas de direction claire, c’est vraiment le bordel. Au début de la crise le gouvernement nous avait dit qu’il y aurait des lieux désignés de confinement pour placer nos résidents symptomatiques ou ayant testé positifs, mai rien n’a été fait.»
Selon elle, la directive pour les résidents contaminés dans les CHSLD est de ne pas les transférer à l’hôpital, mais de leur donner des soins palliatifs. «Nous gardons donc les résidents symptomatiques. Nous avons une clientèle très vulnérable, souvent avec d’importants problèmes de santé mentale. Plusieurs résidents souffrent de démence et ne suivent pas les consignes d'isolement. Évidemment nous leur demandons de rester dans leur chambre, mais ils sortent aussitôt et se promènent partout, touchent à tout.»
Mireille a souligné le manque flagrant d’équipement de protection individuel (EPI). «Les préposés et les autres travailleurs viennent me voir, inquiets. Je ne sais plus quoi leur dire pour les rassurer. Plusieurs d'entre eux ne veulent plus travailler et je les comprends. Ils n’ont aucun équipement de protection et sont payés au salaire minimum. La plupart sont des immigrants avec des familles. Ils ne veulent pas être infectés et infecter leurs proches». Mireille a ajouté que «nous étions en manque de personnel chronique bien avant la pandémie».
Dans un geste désespéré, le premier ministre du Québec François Legault a promis de maigres augmentations salariales aux travailleurs de la santé seulement pour le temps de la pandémie. Et ce dans un contexte où certains travailleurs, comme les préposés, gagnent des salaires d’à peine 20$/heure au public. Dans les résidences privées, gérées sur l’unique base du profit, les salaires sont encore plus bas.
Dénonçant cette situation, Mireille a expliqué que «les propriétaires privés ont reçu de l’argent pour augmenter de 4 dollars l’heure les préposés, mais dans certaines résidences, ceux-ci n’ont reçu que 2 dollars d’augmentation ! Je suppose que les propriétaires en gardent une partie».
L’infirmière conclut: «Le gouvernement nous berce d’illusions et ceux qui travaillent risquent leur vie!»
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Lisa est infirmière auxiliaire dans un CHSLD privé conventionné en Montérégie. Elle a commencé par expliquer à quel point les mesures de sécurité sanitaires ont été négligées par le gouvernement et les gestionnaires d’établissement.
«Ils ont commencé à augmenter nos mesures de protection dans la zone froide (jugée sans cas de coronavirus). On porte des masques et des visières, mais c’est tout récent, ça a commencé hier en fait (le 10 avril). J’ai personnellement été en contact avec une résidente qui est en attente de son résultat et je n’avais aucune protection au moment où je la soignais. C’est un stress parce que j’ai des enfants à la maison, j’ai un conjoint.»
«On est à la merci du système et de nos gestionnaires. J’ai demandé plusieurs fois que les nouvelles admissions soient directement envoyées au "SAS" (zone neutre) pour 14 jours d’isolement, mais les gestionnaires ne veulent pas pour une question de coûts. Ça demande beaucoup de personnel pour peu de résidents.»
«L’autre jour, une personne qui arrivait de l’hôpital a été admise à la résidence, mais elle n’a même pas été placée en isolation, simplement en "confinement". Elle ne pouvait pas sortir de sa chambre, mais nous devions la traiter, sans protection. On nous disait qu’elle arrivait d’une zone verte (sans risque), comme il y a de la transmission communautaire soutenue, je ne sais pas si une telle zone existe réellement.»
Lisa a ensuite expliqué que la gestion des horaires est totalement «chaotique» et que les travailleurs ont des charges de travail insensées. «On m’appelle pour rentrer travailler tous les jours, même la fin de semaine et même quand je suis en congé. Il manque réellement de personnel, mais j’ai parfois travaillé 16 heures alors que j’étais en surplus. D’autres fois, il manquait tellement de préposés que nous devions laisser des résidents couchés dans leur lit pour le souper parce que nous n’avions tout simplement pas le temps de les lever de leur sieste et de les recoucher plus tard. En plus de passer mes médicaments et de faire mes traitements, j’aide les préposés à changer des culottes et coucher les résidents.»
Comme Lisa l’a souligné, la crise dans le réseau de la santé date d’avant la pandémie. «Depuis un an au moins, nos conditions de travail sont dramatiques. Plusieurs préposés ont démissionné à cause de la surcharge de travail. Je peux avoir 48 résidents à ma charge, alors lorsqu’au lieu de trois préposés il n’y en a qu’une seule, c’est l’enfer.»
Lisa a ensuite dénoncé l’hypocrisie de Legault, qui appelle les travailleurs de la santé ses «ange-gardiens», alors que depuis des décennies les gouvernements péquistes, libéraux et maintenant de la CAQ [Coalition Avenir Québec] ont saigné les services publics et les travailleurs à blanc. «J’ai comme l’impression qu’il faudrait qu’on se contente d’être aimé. Il faut de meilleurs salaires et de meilleures conditions. Ça fait tellement longtemps qu’on demande des plus petits ratios [de patients par employé] pour notre sécurité et celle des résidents», a-t-elle déclaré.
Lisa s’est également exprimée sur les décrets ministériels récemment imposés par le gouvernement et qui bafouent les droits des travailleurs de la santé et de l’éducation. Concrètement, «les travailleurs à temps partiel pourraient être forcés de travailler à temps plein. Comme la zone "chaude" (qui contient des résidents malades) peut contenir jusqu’à 11 résidents, la direction pourrait obliger par ancienneté inversée le personnel à faire des quarts de 12 heures et pourrait annuler nos vacances». De plus, selon elle, «certains gestionnaires pourraient vouloir abuser des nouveaux pouvoirs dans le futur», même si le gouvernement levait un jour le décret.
Contredisant la campagne de propagande de l’élite dirigeante et des médias qui tentent de présenter Legault comme un «héros national» pour sa gestion de la crise, Lisa a dit: «Je pense que les gouvernements n’étaient pas prêts. Quand tu regardes en Europe puis aux États-Unis, il y a beaucoup de gouvernements qui n’étaient pas prêts ou qui prenaient ça trop à la légère. Le gouvernement Legault aurait dû agir plus tôt. Et je pense qu’il ne faut pas repartir toutes les entreprises et les écoles tant qu’on ne connaît pas le pourcentage de la population ayant été réellement infectée. Si par exemple le taux de contamination est à 20%, et que tout repart alors que 80% des gens ne sont pas immunisés, il va y avoir un autre pic, c’est sûr».
Comme solution, Lisa a dit: «Il faudrait un dépistage massif dans le but d’avoir au moins un échantillonnage significatif, car plusieurs peuvent être asymptomatiques. Il faut des mesures de protection pour tous les travailleurs. Finalement il faut un vaccin et pas l’immunité collective, qui impliquerait des milliers et des milliers de morts, en particulier les personnes âgées et ceux qui souffrent de maladies chroniques».
Pour Lisa, il est évident que ce sont les travailleurs qui écopent davantage de la crise actuelle. En parlant des milliards offerts aux banques par le gouvernement fédéral de Justin Trudeau et des différents gouvernements provinciaux, Lisa a dit: «Ce sont encore les banques et les grandes entreprises qui vont sortir indemnes de cette crise-là. Mais les travailleurs avec la petite aide PCU [Prestation canadienne d’urgence] de 2000$ par mois, eux, ne vont pas s’en sortir indemnes. C’est comme lorsque nous tombons en négociations collectives. On se fait dire qu’il n’y a pas d’argent, qu’on est en récession, alors on n’acquiert jamais de bonnes conditions ni de bons salaires. Mais là, il pleut de l’argent pour les banques».