Dix-huit «experts de la santé» canadiens ont adressé au début du mois une lettre ouverte au premier ministre Justin Trudeau et aux 13 premiers ministres provinciaux et territoriaux pour exiger une «réouverture» rapide et totale de l'économie, des écoles et des garderies au nom de la «santé publique». Exploitant leurs qualifications médicales professionnelles pour donner à leurs arguments réactionnaires une crédibilité injustifiée, les auteurs expriment leur soutien total au dicton de l'élite corporative: «Le remède ne doit pas être pire que la maladie».
Dans leur lettre ouverte et une déclaration d'accompagnement intitulée «Faire face à la COVID-19: une réponse équilibrée», les responsables de la santé avancent une série d'arguments purement criminels pour justifier la campagne de retour au travail du gouvernement libéral de Trudeau, qui a déjà entraîné une augmentation des infections. Leur argument principal, selon leurs propres termes, est que «les coûts sociétaux» du maintien de restrictions même limitées, y compris la distanciation sociale, la fermeture d'écoles et les restrictions sur les activités commerciales, sont «trop élevés». Il est donc nécessaire de trouver un nouvel «équilibre», en abandonnant tous les efforts pour contenir la pandémie et en s'appuyant plutôt sur la «responsabilité personnelle» pour ralentir quelque peu la propagation du virus, afin que chacun puisse revenir à la «normale».
Il n'y a rien d'«équilibré» dans la réponse qu'ils préconisent. Au contraire, les auteurs utilisent leurs qualifications médicales pour apporter un soutien idéologique à une politique meurtrière d'«immunité collective» qui entraînera des milliers, voire des dizaines de milliers, de morts supplémentaires.
L'alternative binaire proposée par les experts entre les soins de santé et la «société» est fondamentalement fausse. Cette ligne d'argumentation a été utilisée depuis le début de la pandémie par les sections les plus puissantes de l'élite dirigeante pour exiger que les travailleurs retournent au travail afin de recommencer à générer des profits pour les grandes entreprises et l'oligarchie financière. Une présentation plus honnête de leur argumentation indiquerait que la perte sur les profits des entreprises, produite par les mesures de santé publique totalement inadéquates adoptées par les gouvernements fédéral et provinciaux, est trop importante. Offrant le choix entre l'enrichissement de l'élite corporative et la protection de la vie humaine, ils déclarent en fait: «Nous choisissons les profits des entreprises, et au diable les conséquences !»
Parmi les experts de la santé qui ont signé la lettre ouverte figurent Gregory Taylor, prédécesseur immédiat de Theresa Tam au poste d'administrateur en chef de la santé publique du Canada; David Butler-Jones, premier administrateur en chef de la santé publique du pays; Bob Bell, ancien sous-ministre de la santé de l'Ontario; Onye Nnorom, président de l'Association des médecins noirs de l'Ontario; et Vivek Goel, ancien président de Santé publique Ontario.
Le Dr Howard Njoo, l'actuel administrateur en chef adjoint de la santé publique du Canada, a accueilli favorablement la lettre, et l'Agence de la santé publique du Canada a reconnu que les questions qui y sont soulevées font déjà l'objet de discussions avec les gouvernements et les «autres parties prenantes», c'est-à-dire les représentants des grandes entreprises.
La lettre et la déclaration sont frappantes pour leur nationalisme aveugle. Les auteurs ne prêtent guère attention au fait que la pandémie fait rage dans le monde entier, avec plus de 200.000 nouvelles infections enregistrées chaque jour. Juste de l'autre côté de la frontière, aux États-Unis, plus de 70.000 cas sont enregistrés chaque jour.
Retour au travail et réouverture des écoles: Une politique d'«immunité collective» déguisée
Les signataires font pression pour un retour à l'école et un retour au travail en masse le plus rapidement possible. Ils demandent que la distanciation sociale soit pratiquement abandonnée. Dans la mesure où ils appellent au maintien des mesures d'hygiène de base, y compris le lavage des mains et le port de masques dans certains espaces clos, celles-ci sont considérées comme un moyen de ralentir quelque peu la propagation du virus dans la population pour éviter un autre arrêt total, voire partiel, de l'économie qui nuirait aux intérêts des sociétés.
La politique non déclarée derrière ces arguments est «l'immunité collective». Ce concept qui, en l'absence de vaccin, propose de laisser la pandémie suivre son cours jusqu'à ce que 60 ou 70 % de la population soit infectée, est une politique meurtrière qui entraînerait des millions de morts supplémentaires au niveau international, dont des dizaines de milliers ou plus rien qu'au Canada. Même si les experts de la santé, dont l’administratrice en chef de la santé publique du Canada Theresa Tam, ont critiqué le caractère antiscientifique et médicalement illogique de l'«immunité collective», les gouvernements du monde entier l'ont adoptée en silence lors de la «réouverture» de leur économie.
Le caractère meurtrier de cette politique a été révélé très clairement par le Dr Neil Rau, médecin spécialiste des maladies infectieuses et microbiologiste médical à l'Université de Toronto, qui a signé la lettre. Rau a applaudi la décision criminelle de la coalition populiste de droite Avenir Québec (CAQ) d'ouvrir des écoles, des garderies et des lieux de travail dans la plupart des régions de la province alors même que la pandémie faisait rage. Saluant le premier ministre du Québec, François Legault, pour avoir fait preuve de «courage», Rau a déclaré à la CBC: «Je pense que le Québec est peut-être le meilleur».
La décision de Legault de «rouvrir» prématurément l'économie – à un rythme encore plus rapide qu'aux États-Unis – était non seulement irresponsable, mais aussi mortelle. Au début du mois de juillet, le Québec était encore proportionnellement l'une des juridictions du monde les plus touchées par la COVID-19. Avec 650 décès par million, la province n'est dépassée que par la Belgique en termes de taux de mortalité. Le nombre de décès par habitant est plus élevé au Québec qu'au Royaume-Uni, en Espagne, en Suède et aux États-Unis (voir: «Le gouvernement du Québec menace des milliers de vies avec un retour précipité au travail»).
En avril, Legault avait été contraint de demander au gouvernement fédéral de déployer plus de 1000 membres des forces armées canadiennes pour couvrir les pénuries de personnel causées par les précédentes réductions massives d'emplois et l'infection massive des travailleurs de la santé. Le premier ministre a récemment déclaré qu'en cas de «deuxième vague» d'infections, toute fermeture d'entreprise serait très «ciblée», c'est-à-dire que rien ne serait fait. Les écoles et les divers lieux de travail comme les chantiers de construction ne seront pas fermés.
Minimisant délibérément les dangers du virus, les experts se plaignent amèrement de la «peur» que les Canadiens ont développée à l'égard de la COVID-19. Pour eux, les Canadiens doivent apprendre «comment faire face à cette maladie, tout en reprenant leur vie: retour au travail, retour à l'école, et retour à une vie saine et à des communautés dynamiques et actives dans tout le pays». Dans un passage qui bénéficierait du soutien de l'extrême droite – qui affirme que les mesures de protection telles que le port de masques, la distanciation sociale, la fermeture d'entreprises non essentielles, etc. représentent une atteinte aux libertés individuelles – les signataires affirment: «Le contrôle de la COVID-19 doit être équilibré avec les droits de l'homme fondamentaux. Les personnes doivent être habilitées à faire des choix éclairés sur leur propre vie et sur le niveau de risque qu'elles sont prêtes à accepter».
Les signataires adoptent une attitude totalement défaitiste quant à la possibilité de lutter contre la pandémie. Ils affirment: «Nous devons passer d'un état d'esprit consistant à tenter d'éradiquer cette maladie, ce qui n'est pas faisable et entraînera une dévastation continue de notre société, à un nouvel objectif». Ce nouvel objectif est «de se concentrer sur la prévention des décès et des maladies graves en protégeant les personnes vulnérables tout en permettant à la société de fonctionner». Cette position fait écho à celle de Foreign Affairs, le principal journal de l'establishment de la politique étrangère américaine, qui affirmait en mai dernier: «Les efforts pour contenir le virus sont voués à l'échec dans de nombreux pays, et un grand pourcentage de personnes sera en fin de compte infecté».
Cette idée réactionnaire, qui articule les intérêts de l'aristocratie financière aux États-Unis, au Canada et ailleurs, est invariablement liée à l'idée que les travailleurs doivent s'adapter à la «nouvelle normalité», c'est-à-dire aux décès massifs et continus dus à la COVID-19. La lettre ouverte affirme: «Viser à prévenir ou à contenir chaque cas de COVID-19 n'est tout simplement plus soutenable à ce stade de la pandémie. Nous devons accepter que la COVID-19 sera présente pendant un certain temps et trouver des moyens d'y faire face... Nous devons accepter qu'il y aura des cas et des éclosions de COVID-19».
La réalité est que des mesures rigoureuses de santé publique et d'hygiène n'ont jamais été sérieusement appliquées au Canada. Cela est démontré par les près de 9000 décès dus à la COVID-19, dont un nombre massif de décès parmi les personnes âgées dans les maisons de retraite, ainsi que l'infection massive des travailleurs de la santé résultant du manque d'équipements de protection individuelle (EPI).
Il a récemment été révélé au Parlement que le ministre de la Défense Harjit Sajjan a été informé dès le 17 janvier par les services de renseignements militaires de la propagation rapide du coronavirus et de la menace qu'il représentait. Cependant, refusant d'adopter toute mesure préventive qui pourrait nuire à la recherche de profit de l'oligarchie, Trudeau et ses homologues provinciaux n'ont pris aucune mesure pendant près de deux mois. Ce n'est que le 10 mars que le gouvernement fédéral a écrit aux provinces pour s’informer des éventuelles pénuries de matériel médical, notamment de respirateurs et d'EPI.
Le résultat a été que les infirmières, les médecins et les autres professionnels de la santé travaillant dans un système de soins de santé dévasté par des années d'austérité ont dû faire face à une pandémie dévastatrice sans l'équipement de protection nécessaire. Cet état de fait n'avait rien d'inévitable, car la pandémie était à la fois prévisible et prévue. Après l'épidémie de SRAS à Toronto en 2003, une enquête approfondie et une série de rapports politiques ont été produits, expliquant en détail les mesures à prendre pour préparer le système de santé canadien à la prochaine pandémie. Ces mesures ont été systématiquement ignorées par les gouvernements provinciaux et fédéraux successifs, qui ont préféré accorder des aides fiscales massives aux super-riches et aux grandes entreprises, et augmenter considérablement les dépenses militaires (voir: «L'épidémie de SRAS de 2003: comment l'élite canadienne a gâché une occasion de se préparer à la pandémie de COVID-19»).
Alors que les préparatifs de l'élite au pouvoir pour le désastre sanitaire provoqué par la pandémie étaient catastrophiques, le gouvernement, les grandes entreprises et les syndicats n'ont pas perdu de temps pour conspirer en coulisses afin de mettre en place un plan de sauvetage sans précédent de l'élite financière totalisant plus de 650 milliards de dollars. Alors que les banques et l'oligarchie financière recevaient un soutien pratiquement illimité, le gouvernement a placé les travailleurs dans des conditions de misère et de rationnement. Les 2000 dollars par mois fournis par la Prestation canadienne d'urgence (PCU) couvrent à peine le loyer d'un modeste appartement dans les grandes villes canadiennes. L'accès à cette prestation, qui pour beaucoup expirera le mois prochain, est limité de manière à obliger les travailleurs à reprendre le travail.
L'affirmation des experts selon laquelle le virus ne peut plus être éradiqué va à l'encontre des conseils de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Des professionnels scientifiques et médicaux sérieux ont insisté sur le fait qu'un programme complet de tests, de recherche des contacts et d'isolement des personnes infectées peut permettre de maîtriser la pandémie. Pourtant, ni les gouvernements provinciaux ni le gouvernement fédéral n'ont déployé d'efforts systématiques pour mettre en œuvre ces mesures.
Prioriser les profits des grandes entreprises sur les vies humaines
Le retour au travail sert des intérêts de classe bien définis. L'oligarchie canadienne est impatiente de faire payer à la classe ouvrière, par une exploitation intensifiée, le pillage massif du trésor public qu'elle a effectué par le biais du renflouement étatique. Lorsque les auteurs de la lettre ouverte affirment que «les coûts sociétaux du maintien de mesures (préventives complètes) de santé publique, même avec un certain relâchement progressif, sont trop élevés», ils paraphrasent le commentaire du chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, repris ensuite par le président américain fasciste Donald Trump, selon lequel «le remède ne doit pas être pire que la maladie».
Pour cacher les véritables motivations de classe de l'élite dirigeante, les signataires recourent à toutes sortes de prétextes hypocrites. Ils écrivent dans leur déclaration, par exemple, que le rythme actuel de réouverture des écoles et des entreprises «comporte des risques importants pour la santé globale de la population et menace d'accroître les inégalités dans tout le pays», y compris parmi «les groupes à faible revenu, les Noirs et les autres groupes racisés...». Il ajoute: «L'éducation est compromise. On constate une augmentation de la violence domestique, de la consommation d'alcool et de drogues, et de l'insécurité alimentaire. Les conséquences économiques sont énormes. Il en résulte une augmentation du chômage, qui est lié à l'augmentation du nombre de décès. Et les conséquences sur la santé mentale commencent à peine à se faire sentir».
Ces cris d’indignation cyniques visent à donner à une politique violemment anti-travailleur une couverture «progressiste». Le «bien-être» des enfants est un prétexte invoqué par les gouvernements et les responsables de la santé publique pour justifier la réouverture des écoles afin que leurs parents puissent être contraints de retourner au travail en pleine pandémie. Le fait que le bien-être des enfants soit la dernière chose qui préoccupe les partisans de cette politique irresponsable est démontré par leur complicité dans les décennies de vastes coupes dans les budgets de l'éducation et les conditions de travail des enseignants mises en œuvre par des gouvernements de toutes tendances politiques. Il en résulte une situation dans laquelle les écoles sont désespérément sous-financées, surpeuplées et peu sécuritaires. Inutile de dire qu'ils ne se demandent jamais comment le fait de renvoyer les enfants à l'école dans ces conditions peut contribuer à leur «santé mentale» et à leur «éducation», surtout lorsque l'infection et la mort de camarades de classe, d'enseignants, de parents et d'autres travailleurs de l'éducation ne sont qu'une question de temps.
La violence domestique, la toxicomanie et l'insécurité alimentaire ne sont pas le résultat de la fermeture d'entreprises non essentielles et des écoles. Ce sont plutôt des symptômes sociaux de la crise capitaliste qui étaient présents bien avant la pandémie. Les experts médicaux présentent le chômage comme un produit inévitable des mesures prises pour combattre la propagation du coronavirus, plutôt que comme le résultat de la décision des grandes entreprises, soutenues par leurs mercenaires politiques et leurs laquais syndicaux, de licencier des millions de travailleurs pour protéger les valeurs boursières et la richesse des super-riches.
Ce ne sont pas les mesures de confinement, mais les mesures d'austérité prises par l'élite au pouvoir depuis des décennies, sa réponse initiale négligente à la pandémie et son refus d'utiliser les ressources abondantes de la société pour protéger les revenus des travailleurs pendant la pandémie qui sont responsables de l'augmentation de l'anxiété, de l'insécurité et des inégalités. Alors que le marché boursier est à nouveau en plein essor grâce à l'injection quasi illimitée de fonds publics par le gouvernement Trudeau et la Banque du Canada, des millions de Canadiens ont du mal à joindre les deux bouts, comme le montre la forte hausse de l'utilisation des banques alimentaires.
Les recommandations présentées par les auteurs à la fin de leur déclaration indiquent clairement que les profits des entreprises doivent avoir la priorité sur les vies humaines. Les gouvernements devraient «rouvrir impérativement les écoles, les entreprises et les soins de santé. Autoriser les rassemblements d'amis et de famille», «élaborer des plans de contrôle clairs pour les futures épidémies ou résurgences de maladies, qui soient basés sur les risques et ciblés de manière à ce que d'autres confinements universels ne soient pas nécessaires» et «évaluer la pertinence des recommandations pour la distanciation physique du point de vue des risques et des bénéfices. Lorsque le risque de transmission communautaire est très faible, les avantages absolus de la distanciation physique sont négligeables».
En opposition à la propagande mensongère de l'establishment politique, les travailleurs doivent avancer leur propre solution de classe à la crise sociale, économique et sanitaire catastrophique produite par la COVID-19. Ce qui est démontré par la réponse impitoyable de l'élite dirigeante à la pandémie, qui se résume si brutalement dans les positions avancées par les 18 «experts de la santé», c'est qu'il n'existe pas de solution progressiste à la crise déclenchée par le danger de pandémie au sein du capitalisme, un système dépassé basé sur la propriété privée, la production pour le profit et les États-nations rivaux.
Comme l'a écrit le Comité international de la Quatrième Internationale dans sa récente déclaration, «Pour une action internationale de la classe ouvrière contre la pandémie de COVID-19»:
La direction de la réponse à la pandémie doit être retirée des mains de la classe capitaliste. Un mouvement de masse de la classe ouvrière, coordonné à l’échelle internationale, est nécessaire pour maîtriser la pandémie et sauver des millions de vies, maintenant en danger. La lutte contre la pandémie n’est pas seulement une question médicale. C’est avant tout une question de lutte sociale et politique.
(Article paru en anglais le 25 juillet 2020)
L'auteur recommande également:
Pour une action internationale de la classe ouvrière contre la pandémie de COVID-19! [24 juin 2020]
L'épidémie de SRAS de 2003: comment l'élite canadienne a gâché une occasion de se préparer à la pandémie de COVID-19 [15 mai 2020]