C’est avec une profonde tristesse que le Comité international de la Quatrième Internationale (ICFI) annonce le décès du camarade Wije Dias. Le camarade Wije était le secrétaire général du Parti de l’égalité socialiste (Sri Lanka) et de son précurseur, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), de décembre 1987 à mai dernier, ou il a été élu au poste nouvellement créé de président du parti.
Wije, qui aurait eu 81 ans le mois prochain, est décédé hier matin à Colombo des suites d’une crise cardiaque. Il souffrait depuis longtemps d’une maladie coronarienne et avait subi un pontage en 2013. Il s’était pleinement rétabli et est resté intensément actif dans la direction du parti jusqu’au dernier jour de sa vie.
La vie politique du camarade Wije s'est étendue sur six décennies et a englobé pratiquement toute la période pendant laquelle la Quatrième Internationale a été dirigée par le Comité international. Il a consacré sa vie adulte à la lutte pour la libération de la classe ouvrière du besoin, de la guerre et de toutes les formes d'oppression capitaliste.
Wije était un protagoniste implacable du programme socialiste internationaliste de la révolution permanente et un combattant pour l’indépendance politique de la classe ouvrière. Il était inflexible dans sa défense des principes marxistes et trotskystes parce qu’il avait été témoin des conséquences catastrophiques – sous forme de désorientation politique, de réaction et de perte tragique en vies humaines – qui résultent de leur abandon et de leur trahison.
Wije faisait partie d’un groupe remarquable de jeunes gens qui, sous la direction politique du CIQI, l’organisation des trotskystes orthodoxes fondée en 1953 pour défendre le programme de la révolution socialiste mondiale contre l’opportunisme pabliste, ont tiré les principales leçons politiques de la trahison historique de la classe ouvrière sri-lankaise par le Lanka Samaja Sama Party (LSSP).
Après être entré à l’Université de Ceylan à Perideniya en 1962, Wije a rejoint le mouvement de jeunesse du LSSP, qui, tout en s’appuyant sur le long héritage de la lutte pour le trotskysme au Sri Lanka, avait adopté une position ambivalente sur la scission de 1953. Il a refusé d’approuver la «Lettre ouverte» publiée par le trotskyste américain James P. Cannon et dirigeant du Socialist Workers Party (SWP), qui a fondé le Comité international.
Le LSSP était la force dominante dans la classe ouvrière. Mais avec les encouragements d’Ernest Mandel et de Michel Pablo, il répudiait de plus en plus ouvertement la politique socialiste en faveur des manœuvres parlementaires et de front populaire, et du syndicalisme, et il capitulait rapidement devant la politique chauvine cinghalaise de la classe dirigeante.
Le pablisme était une tendance liquidatrice petite-bourgeoise, apparue dans la Quatrième Internationale dans les conditions de la nouvelle stabilisation du capitalisme après la Seconde Guerre mondiale, et qui a cherché à le transformer en auxiliaire du stalinisme, de la social-démocratie et, dans les pays moins développés, du nationalisme bourgeois.
En 1964, le LSSP a trahi une puissante poussée de la classe ouvrière, le mouvement des «21 revendications», qui ébranlait les fondements du pouvoir bourgeois sur l’île. Il a assumé le rôle de principal soutien social de la bourgeoisie sri-lankaise en entrant dans un gouvernement capitaliste dirigé par le Sri Lanka Freedom Party (SLFP), défenseur de la politique des «Cinghalais d’abord».
Cette trahison représentait une répudiation ouverte de l’internationalisme socialiste et de la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui démontrait l’incapacité d’une quelconque section de la bourgeoisie des pays à développement capitaliste tardif comme le Sri Lanka à répondre aux aspirations démocratiques et aux besoins sociaux des masses.
Les actions du LSSP ont coïncidé avec la dégénérescence du SWP (Socialist Workers Party) au milieu des années 1950 et au début des années 1960. En 1963, le SWP proposa de se réunifier avec les pablistes. Une minorité au sein du SWP s’est opposé à une réunification sans principe et a publié en 1964 une lettre exigeant une discussion sur la «grande trahison» du LSSP au Sri Lanka. Ils ont été expulsés du SWP et ont formé le Comité américain pour la Quatrième Internationale (ACFI) et, en 1966, la Workers League, le prédécesseur du SEP (Socialist Equality Party - Parti de l’égalité socialiste aux États-Unis).
La réponse de Wije à ces événements allait s’avérer être le tournant crucial de sa vie. Repoussé par la trahison du LSSP, Wije faisait partie d’un groupe de jeunes trotskystes qui, après une période d’intenses discussions entre 1964 et 1968, en sont venus à reconnaître que le CIQI avait raison d’insister sur le fait que l’effondrement du LSSP en tant que parti trotskyste était un produit du pablisme.
Ces discussions ont abouti à la création de la Ligue communiste révolutionnaire (Revolutionary Communist League – RCL) comme section sri-lankaise du CIQI. Le rôle principal dans cette lutte a été joué par Keerthi Balasuriya, qui fut élu secrétaire général de la RCL lors de sa fondation en 1968.
En fondant la RCL, Keerthi et ses camarades avaient compris qu’il ne suffisait pas de rompre avec le LSSP sur le plan organisationnel, mais qu’il était nécessaire de rompre politiquement avec le pablisme qui avait fourni la couverture politique de sa trahison. La RCL a accordé beaucoup d’attention à démasquer la politique centriste du LSSP (R), que les pablistes avaient hâtivement mis en place après avoir expulsé les principaux dirigeants du LSSP pour couvrir leurs traces.
La lutte de la RCL, puis du SEP dans les décennies qui ont suivi s’est largement concentrée sur la lutte pour surmonter les conséquences politiques de la trahison du LSSP. En enchaînant la classe ouvrière au régime capitaliste et en promouvant la politique ethnique communautariste de la classe dirigeante sri-lankaise, il a ouvert la porte à la montée d’une politique radicale petite-bourgeoise sous forme du JVP, un parti mêlant castrisme, maoïsme et chauvinisme cinghalais, et des LTTE (Tigres de libération de l’Eelam tamoul).
Dans ce qui allait devenir la marque de fabrique de la politique principielle de la RCL, celle-ci a démasqué en 1970 la faillite politique d’une rébellion isolée de jeunes ruraux dirigée par le JVP, tout en faisant campagne pour que la classe ouvrière défende les dirigeants et les cadres du JVP contre la virulente répression de l’État. Agissant ainsi, la LRC a également été soumise à la répression de l’État et fut contrainte d’opérer dans la clandestinité.
La deuxième coalition LSSP-SLFP de 1970-1976 est, dans des conditions de crise économique mondiale croissante, entrée dans un conflit acharné avec la classe ouvrière. Exploitant la confusion politique ainsi créée, J.R. Jayawardene et son UNP de droite (United National Party) ont pris le pouvoir en 1977. Il a rapidement lancé un vaste assaut contre la classe ouvrière, ouvert l’île aux investisseurs internationaux, provoqué une grève générale en 1980 et instauré une présidence exécutive autoritaire, tout en attisant le chauvinisme cinghalais. Cela a finalement conduit en 1983 au lancement d’une guerre ethnique qui allait secouer l’île pendant un quart de siècle.
La LCR-SEP a été la seule à s’opposer à la guerre, à la bourgeoisie chauvine du Sri Lanka et à son État, du point de vue du défaitisme révolutionnaire et de l’internationalisme socialiste. Tout en demandant le retrait immédiat de toutes les forces de sécurité du nord et de l’est de l’île, à majorité tamoule, la LRC s’est opposée à la politique communautariste des LTTE, qui cherchaient à s’assurer le soutien de l’Inde et des puissances impérialistes. Elle s’est battue pour unir les travailleurs et les pauvres ruraux cinghalais et tamouls dans une lutte pour les États socialistes unis du Sri Lanka et de l’Eelam tamoul.
En 1985-1986, la LCR a joué un rôle crucial et décisif dans la direction du Comité international par son opposition à la dégénérescence opportuniste nationale du WRP (Workers Revolutionary Party) en Grande-Bretagne. L’opposition à la trahison des principes trotskystes par le WRP fut menée par la Workers League, la section américaine du CIQI, et son secrétaire national David North. Keerthi travailla en étroite collaboration avec North à la rédaction des principaux documents produits par le CIQI, élaborant la base politique de la rupture d’avec le WRP.
Dans un hommage à Wije Dias à l’occasion de son 75e anniversaire, North a écrit que la «contribution exceptionnelle de Keerthi reflétait l’immense expérience et la fermeté politique de la direction et des cadres de la LCR, issues des décennies précédentes de lutte pour le trotskysme».
«C’est pour cette raison que la LCR a pu supporter la perte prématurée et totalement inattendue du camarade Keerthi en décembre 1987. Sa mort, à l’âge de 39 ans, a été une perte cruelle et tragique pour la Ligue communiste révolutionnaire et le Comité international. Le fait que la LCR ait pu résister à l’impact de la mort de Keerthi – au milieu de la guerre civile, des attaques des assassins du JVP et de la persécution continue du gouvernement – était, selon toute norme objective, une démonstration de l’extraordinaire force politique de la direction de la LCR. Mais il faut aussi reconnaître – et il n’y a pas un seul camarade de la LCR/SEP ou du Comité international qui contesterait ce jugement – que toi, camarade Wije, tu as joué le rôle décisif dans le maintien de l’unité du parti, dans le maintien de son orientation révolutionnaire internationaliste, et en le faisant progresser».
La défaite du WRP par le CIQI en 1985-1986 a marqué un tournant définitif dans la lutte pour défendre et développer le programme et la stratégie de la révolution socialiste mondiale, notamment en permettant une collaboration étendue entre les dirigeants de la section sri-lankaise et leurs co-penseurs et camarades internationaux.
La mort de Keerthi a coïncidé avec une crise politique massive provoquée par l’occupation du nord et de l’est tamoul de l’île par l’armée indienne, dans le cadre de l’accord indo-sri-lankais.
Le camarade Wije a relevé ce défi avec courage et fermeté politiques. Au cours des années tumultueuses de la guerre civile, de la répression de l'État, des attaques du JVP et de la crise politique chronique, Wije a largement remboursé la confiance politique investie en lui. En effet, il inspirait un énorme respect dans son propre parti et parmi les dirigeants et cadres de l'ensemble du CIQI.
En 2010, le camarade Wije a souffert de la perte de Piyaseeli, son épouse et camarade qui était une figure politique et culturelle exceptionnelle sur l’île.
Trois ans plus tard, Wije a subi un pontage coronarien. En dépit d’une santé déclinante et des difficultés physiques qui accompagnent naturellement la vieillesse, il est resté actif sur le plan politique, offrant un leadership et des conseils politiques fondés sur ses vastes connaissances et son expérience, jusqu’aux derniers jours de sa vie. Mardi, il a participé à une réunion du comité de rédaction sri-lankais du World Socialist Web Site.
Dans les mois qui ont précédé sa mort, il a été intimement participé à l’élaboration de la réponse du parti au soulèvement massif des travailleurs et des ouvriers qui secoue l’île depuis avril et qui, au début du mois, a poussé le président Gotabaya Rajapakse à démissionner et à fuir le pays.
Wije a joué un rôle de premier plan dans le troisième congrès national du SEP sri-lankais en mai, et en étroite collaboration avec le CIQI, il a joué un rôle central dans la rédaction de la déclaration du SEP, «Pour un congrès démocratique et socialiste des travailleurs et des masses rurales au Sri Lanka!» publiée le 20 juillet, exactement une semaine avant sa mort.
Cette déclaration exprime clairement l’opposition implacable du SEP à la domination capitaliste. S’appuyant sur les vastes expériences faites par la classe ouvrière au siècle dernier, depuis la Révolution russe de 1917 jusqu’aux leçons de la révolution égyptienne ratée de 2011, en passant par la trahison du LSSP en 1964, cette déclaration élabore une stratégie, basée sur le développement d’organisations indépendantes de lutte de la classe ouvrière, pour lutter pour le pouvoir des travailleurs et pour le socialisme.
Le camarade Wije a mené une vie riche et bien remplie. C’était un puissant orateur, aussi bien dans sa langue maternelle, le cinghalais, qu’en anglais, comme l’attestent les nombreuses vidéos de ses interventions.
Il avait une vaste connaissance de l’histoire du Sri Lanka et de l’Inde, du mouvement ouvrier international et de la culture sud-asiatique et occidentale.
Il était intrépide dans son opposition à l’ennemi de classe, mais même son ennemi le plus acharné ne pouvait ni n’osait remettre en question son intégrité politique.
Il avait un grand sens de l’humour. Un sens qu’il pouvait utiliser très efficacement pour dénoncer la vanité et la vénalité des représentants politiques de la bourgeoisie et des opportunistes petits-bourgeois.
Malgré sa stature politique bien méritée, Wije était un homme intensément modeste. Même s’il souffrait des ravages de la vieillesse, il ne se plaignait pas de sa santé déclinante.
Wije a dû traverser les longues et difficiles circonstances liées aux colossales trahisons de la classe ouvrière perpétrées par les staliniens, les sociaux-démocrates et leurs complices pablistes. Mais il a vécu pour voir une nouvelle poussée révolutionnaire de la classe ouvrière au Sri Lanka – poussée que les événements révèlent rapidement, dans les conditions de la crise systémique du capitalisme mondial, être un précurseur pour le monde entier.
Le camarade Wije Dias est une figure monumentale de la lutte pour le trotskisme au Sri Lanka. Sa vie et son héritage entrent désormais dans l’histoire de la lutte pour le socialisme. Ils serviront à inspirer et, même plus important encore, à orienter politiquement les travailleurs et les jeunes dans ce qui va et doit s’avérer être la décennie de la révolution socialiste mondiale.
(Article paru d’abord en anglais le 28 juillet 2022)