Le gouvernement du Canada s’est arrogé secrètement de nouveaux pouvoirs pour invoquer l’antidémocratique Loi sur les mesures d’urgence

Il y a un an, le gouvernement libéral dirigé par Justin Trudeau invoquait la Loi sur les mesures d’urgence, jamais utilisée auparavant, pour disperser le convoi d’extrême droite «de la liberté», qui occupait de manière menaçante le centre-ville d’Ottawa et les environs du Parlement depuis des semaines. Présenté par Trudeau comme une défense de la «démocratie», les douze mois écoulés ont démontré de manière concluante que le recours aux pouvoirs d’urgence a accéléré l’effondrement déjà très avancé des formes de gouvernement démocratiques bourgeoises au Canada.

Si le Convoi, dirigé par une équipe hétéroclite d’activistes fascistes n’ayant pratiquement aucun soutien au sein de la population, a pu dominer la vie politique pendant la majeure partie d’un mois à partir de la fin janvier 2022, c’est parce que des sections puissantes de la classe dirigeante et de l’État capitaliste ont soutenu et encouragé son émergence en tant que défi extra-parlementaire au gouvernement élu. Il s’agit notamment de l’opposition officielle du Parti conservateur, des premiers ministres de droite de l’Alberta, de la Saskatchewan et de l’Ontario, d’une grande partie des médias bourgeois et d’éléments importants de l’appareil policier et de sécurité nationale.

Des policiers se rassemblent alors qu’ils se préparent à démanteler le blocus du Convoi de la liberté en utilisant des pouvoirs d’urgence, Ottawa, le vendredi 18 février 2022 [AP Photo/Robert Bumsted]

Ils ont promu le Convoi comme un moyen d’écraser l’opposition publique à l’élimination de toutes les mesures de santé publique anti-COVID restantes, de déstabiliser et si possible de faire tomber le gouvernement libéral fédéral minoritaire, et de pousser la politique officielle très à droite.

Lorsque le gouvernement Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février 2022, il a prétendu agir pour défendre la démocratie. Cette prétention – qui a été amplifiée par les syndicats et les sociaux-démocrates du NPD, qui ont fourni les votes nécessaires à l’approbation parlementaire de la déclaration d’état d’urgence – était un mensonge.

En assumant des pouvoirs autoritaires, le gouvernement Trudeau défendait impitoyablement les intérêts économiques, géostratégiques et politiques fondamentaux du capital canadien. L’administration Biden et les grandes entreprises étaient convaincues que les blocages de postes frontaliers provoqués par le Convoi, qui paralysaient le commerce canado-américain, devaient être éliminés sur-le-champ. La classe dirigeante s’inquiétait également de plus en plus du fait que le mépris systématique de la loi par le Convoi, avec l’indifférence trop apparente, voire le soutien ouvert, de la police, minait la légitimité et l’autorité de l’État capitaliste.

À peine le gouvernement libéral avait-il dispersé le Convoi et rétabli la «stabilité» politique et la «primauté du droit» qu’il donnait son feu vert au démantèlement par les provinces des mesures anti-COVID: mettant ainsi en œuvre un élément clé du programme antidémocratique du Convoi. Et trois jours à peine après la fin de l’opération policière contre l’occupation du centre-ville d’Ottawa, le gouvernement libéral soutenu par le NPD s’est joint aux conservateurs pro-Convoi pour apporter un soutien total à la guerre des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie: une guerre que l’impérialisme canadien avait aidé à préparer et à provoquer.

Le World Socialist Web Sites’est fermement opposé au recours du gouvernement libéral à des pouvoirs d’urgence autoritaires. Nous avons averti qu’alors que le tabou politique sur leur utilisation était brisé dans le but immédiat de disperser une foule d’extrême droite, l’histoire a montré que la classe ouvrière ne peut et ne doit pas compter sur l’État capitaliste pour défendre ses droits démocratiques. Les lois répressives et les pouvoirs d’urgence adoptés au nom de la répression des fascistes seront invariablement déployés, et de manière bien plus systématique et impitoyable, contre la classe ouvrière et la gauche.

En outre, les institutions mêmes chargées par les gouvernements démocratiquement élus en crise, comme celui de Trudeau, d’appliquer les pouvoirs d’urgence – la police, les services de renseignement et l’armée – comptent elles-mêmes parmi les principaux terreaux de l’extrême droite et des conspirations antidémocratiques.

La validité et la prescience de ces avertissements ont été soulignées par les aveux et les actions du gouvernement avant l’enquête publique qu’il a dû convoquer, en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence, sur son recours aux pouvoirs d’urgence.

Les témoignages recueillis lors de l’enquête qui vient de s’achever ont mis en lumière le soutien de haut niveau dont bénéficiait le Convoi au sein des services de police et de renseignement du Canada.

Cependant, les révélations les plus importantes sont les suivantes:

Premièrement, le gouvernement libéral a secrètement réécrit la Loi sur les mesures d’urgence afin d’abaisser le seuil légal à partir duquel le gouvernement peut invoquer les pouvoirs d’urgence.

Et deuxièmement, le gouvernement est déterminé à cacher au public canadien la manière dont il a réécrit la loi censée réglementer le moment où il peut adopter des pouvoirs quasi dictatoriaux.

Invoquant fallacieusement le principe du privilège avocat-client, le gouvernement a refusé de fournir même à la Commission sur l’état d’urgence une copie du document du ministère de la Justice qui «réinterprétait» la loi vieille de plus de trois décennies. Cette réinterprétation a permis à Trudeau et à son cabinet de suspendre «légalement» les libertés civiles fondamentales et d’ordonner aux particuliers et aux institutions de se plier aux ordres du gouvernement.

Tout cela tourne en dérision les affirmations de Trudeau en février dernier, selon lesquelles le gouvernement ferait preuve d’une transparence totale quant à l’utilisation des pouvoirs d’urgence, et que toute mesure prise serait limitée par la Charte des droits et libertés et soumise à l’examen du Parlement et à une enquête publique.

Plus important encore, cela crée un dangereux précédent.

Comme l’a fait remarquer l’Association canadienne des libertés civiles dans sa déclaration finale devant la commission, l’autorité légale du gouvernement pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence «est importante non seulement pour ce qu’elle dit des événements de janvier et février (2022), mais aussi pour ce qu’elle signale aux futurs gouvernements quant au moment où les pouvoirs extraordinaires peuvent être utilisés et où le processus parlementaire peut être contourné pour permettre au gouvernement de gouverner par décret».

Redéfinir les menaces à la «sécurité économique» du Canada en «menaces à la sécurité nationale»

La Loi sur les mesures d’urgence a été adoptée par le Parlement en 1988 pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre. Cette dernière loi avait été populairement discréditée par son utilisation en 1970 par le gouvernement libéral de l’époque, dirigé par le père de Justin Trudeau, Pierre Elliott Trudeau. Prétendant que deux enlèvements commis par le Front de libération du Québec constituaient «une insurrection appréhendée», le gouvernement libéral de Pierre Trudeau avait déployé l’armée au Québec et donné carte blanche à la police pour détenir sans accusation des centaines de militants de gauche et ouvriers n’ayant aucun lien avec le FLQ.

Lors de son adoption, on a beaucoup insisté sur le seuil prétendument exigeant de la Loi sur les mesures d’urgence pour tout recours du gouvernement aux pouvoirs d’urgence.

Pourtant, le gouvernement libéral actuel a secrètement modifié ce seuil sur la base d’une nouvelle interprétation de la loi, une interprétation que, depuis plus de trois décennies que la Loi sur les mesures d’urgence a été adoptée, aucun gouvernement du Canada ni aucun juriste n’avait suggéré avant février dernier.

Alors que la Loi sur les mesures d’urgence stipule explicitement que la détermination d’un «état d’urgence» est basée sur l’article 2 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le gouvernement a secrètement «réinterprété» cette disposition en se fondant sur l’affirmation transparente et fallacieuse selon laquelle le seuil établi par le SCRS dans la Loi sur les mesures d’urgence a un sens différent, plus large et moins contraignant que celui de la Loi sur le SCRS.

Ce faisant, le gouvernement a agi de manière extra-légale, en «réinterprétant» – en réalité, en réécrivant – la Loi sur les mesures d’urgence pour s’arroger des pouvoirs autoritaires, se basant sur une décision juridique secrète que même le greffier du Conseil privé avait qualifiée de «vulnérable à une contestation».

Pendant plus de dix mois, le gouvernement libéral prétendument «progressiste», soutenu par les syndicats et le NPD, a caché tout cela à la population canadienne et même au Parlement. Lorsque la Chambre des communes a tenu des audiences sur l’invocation des pouvoirs d’urgence au printemps dernier, le gouvernement n’a fait aucune mention de sa «réinterprétation» des conditions dans lesquelles il pouvait invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

Les Canadiens ont été informés pour la première fois fin novembre, lorsque le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité, David Vigneault, et les plus hauts responsables du gouvernement, dont le ministre de la Justice David Lametti, la ministre des Finances Chrystia Freeland et le premier ministre Justin Trudeau, ont témoigné devant la Commission sur l’état d’urgence.

Mais cet aveu a été associé à l’affirmation, face aux appels de l’avocat de la Commission à une «plus grande transparence», que le gouvernement a le droit de continuer à garder le secret sur la manière dont la loi a été réécrite.

Face à cette intransigeance, la Commission a rapidement cédé. Invoquant des contraintes de temps, elle a annoncé qu’elle ne s’adresserait pas aux tribunaux pour contester l’utilisation abusive par le gouvernement du secret professionnel de l’avocat pour garder les Canadiens dans l’ignorance de la plus grande latitude qu’il s’est arrogé pour invoquer les pouvoirs d’urgence. Historiquement, le principe juridique du privilège avocat-client a été associé à la lutte pour défendre les droits des citoyens à un avocat libre de toute surveillance de l’État et à un procès équitable. Mais le gouvernement, dans le plus pur style orwellien, a renversé ce principe pour soustraire les actions de l’État à l’examen du public.

Après que Trudeau a terminé son témoignage le 25 novembre, le juge Paul Rouleau, chef de la commission, est allé encore plus loin dans sa soumission au gouvernement. Il a effectivement signalé son soutien à la réécriture autoritaire et secrète de la loi par le gouvernement, déclarant qu’il disposait de toutes les informations nécessaires pour déterminer la légalité des actions du gouvernement.

Il va sans dire que très peu de choses ont été dites lors des audiences de la commission sur la façon dont le cabinet Trudeau a réécrit la loi. Mais les témoignages de Lametti, Freeland et Trudeau ont clairement montré qu’un élément important de la «réinterprétation» du gouvernement était d’identifier les menaces à la «sécurité économique» du Canada comme des «menaces à la sécurité nationale».

Cela a des implications directes et inquiétantes pour les travailleurs. Elle fournirait une justification légale au gouvernement pour invoquer les pouvoirs d’urgence contre une grève générale, ou même une grève qui paralyserait les chemins de fer ou un autre secteur économique clé, surtout si les travailleurs défient – comme les travailleurs de l’éducation de l’Ontario l’ont fait en novembre – une loi anti-grève draconienne.

Une évolution vers des formes autoritaires de gouvernement

Il n’y a pas de base sociale pour la protection des droits démocratiques au sein de la classe dirigeante capitaliste et parmi ses représentants politiques. Toute préoccupation concernant l’appropriation secrète de pouvoirs répressifs par le gouvernement fédéral a été soit superficielle, soit contradictoire, accompagnée d’appels à des pouvoirs gouvernementaux plus répressifs, ou de tentatives de dissimuler la nature fasciste du Convoi.

Ainsi, aucun des commentaires de la presse n’a noté que si la réécriture secrète de la Loi sur les mesures d’urgence par le gouvernement Trudeau est particulièrement flagrante, elle est loin d’être unique. Au cours des dernières années, et particulièrement depuis l’éclatement de la pandémie de COVID-19, le gouvernement a utilisé des décrets secrets pour adopter des lois dont le contenu, les stipulations et l’objectif sont cachés au public et au Parlement.

Il n’est pas surprenant que les directeurs actuels et plusieurs anciens directeurs du SCRS aient rapidement appuyé la réinterprétation de la Loi sur les mesures d’urgence par le gouvernement. En même temps, ils ont utilisé la commission comme une plateforme pour plaider en faveur de l’augmentation des pouvoirs des agences de sécurité nationale.

Un groupe de députés conservateurs de la Saskatchewan et un sénateur montrent leur soutien à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le convoi d’extrême droite. L’ancien chef conservateur Andrew Scheer est le troisième à partir de la gauche. [Photo: Twitter/CPC]

Le Globe and Mail a systématiquement minimisé la menace que le Convoi représentait pour les droits démocratiques des Canadiens: surtout, la volonté d’une grande partie de la classe dirigeante et de l’establishment politique de soutenir et de développer un mouvement extraparlementaire d’extrême droite pour imposer une politique de pandémie de type «laisser-faire» et pousser la politique très à droite.

Toutefois, cela ne diminue en rien la validité de l’affirmation du Globe, à la fin de son éditorial du 10 décembre, selon laquelle permettre au gouvernement de garder secrète la justification juridique de son recours à la Loi sur les mesures d’urgence met en péril les droits démocratiques des Canadiens. En réponse à l’affirmation du gouvernement selon laquelle il serait dangereux de renoncer au privilège avocat-client, le Globe a écrit: «Le précédent vraiment dangereux serait de permettre au gouvernement d’affirmer qu’il a un fondement pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, tout en utilisant le privilège avocat-client pour le protéger de tout examen. Si les libéraux réussissent dans cette tentative, ils ouvrent la voie à une future administration pour invoquer des mesures d’urgence pour des raisons – des raisons secrètes – de leur choix.»

Pour la forme, le NPD a demandé à Trudeau de renoncer au privilège avocat-client et de publier l’avis juridique, puis a obligeamment laissé tomber la question. Cela n’est guère surprenant. Le NPD a appuyé l’invocation de la loi – en fait, il a déclaré qu’il était prêt à appuyer son invocation avant même que Trudeau n’ait annoncé que son gouvernement le ferait – et a déclaré avant que la commission ne commence son audience que ses conclusions n’auraient pas d’incidence sur son entente pour soutenir le gouvernement libéral minoritaire jusqu’en juin 2025.

Pendant ce temps, les conservateurs, qui se sont associés au convoi d’extrême droite et ont cherché à l’utiliser pour déstabiliser, voire renverser, le gouvernement élu, exploitent l’ouverture politique que leur ont offerte le NPD et les syndicats pour se poser en défenseurs des libertés civiles contre le gouvernement «autoritaire» de Trudeau.

L’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence sur une base secrète et l’enquête publique qui s’ensuit sur ces événements marquent une nouvelle étape dans l’effondrement de la règle démocratique au Canada. Mais ce phénomène ne peut être compris que comme une facette de l’évolution mondiale. Les normes démocratiques sont abandonnées dans le monde entier, les gouvernements adoptant des lois anti-grève toujours plus draconiennes. Les États-Unis restent sur le fil du rasoir politique, deux ans après la tentative de coup d’État de Trump. En Allemagne, en décembre 2022, une vaste descente de police a permis de découvrir un vaste réseau de droite, s’étendant à l’AFD fasciste, deuxième parti d’opposition au Bundestag, et aux services de sécurité, qui planifiait de renverser l’État allemand et d’instaurer une dictature de droite.

(Article paru en anglais le 18 février 2023)

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