Les survivants et les familles des victimes de l'attentat à la Manchester Arena vont poursuivre le MI5 en justice

Les survivants et les familles des victimes de l'attentat suicide de 2017 à la Manchester Arena, qui a tué 22 spectateurs, poursuivent en justice l'agence de renseignement intérieur britannique MI5, pour ne pas avoir empêché l'attaque terroriste. Il s'agit de la première affaire du genre contre les services de renseignement.

Le 22 mai 2017, Salman Abedi, un islamiste d'origine britannique, est entré dans le hall de la salle et s'est fait exploser avec une bombe artisanale, alors que des fans quittaient un spectacle de la chanteuse Ariana Grande. L'explosion a tué 22 hommes, femmes et enfants et en a blessé plus de 100. De nombreux survivants ont subi des blessures handicapantes car Abedi avait ajouté des écrous et des boulons métalliques à son appareil artisanal pour infliger un maximum de blessures.

Des policiers légistes travaillent près de la Manchester Arena de Manchester, le mercredi 24 mai 2017. [AP Photo/Kirsty Wigglesworth]

L'attentat a été planifié par Salman Abedi et son frère Hashem Abedi. En août 2020, Hashem, après avoir été extradé de Libye, a été condamné à 55 ans de prison pour les 22 meurtres.

Le cabinet d’avocats Hudgell, Slater & Gordon et Broudie Jackson Canter intente l’action au nom de 250 plaignants, au motif que la négligence du MI5 a violé le « droit à la vie » des survivants blessés en vertu de la loi des droits de l'homme. Une source judiciaire a déclaré au Sunday Times : « Cette [...] action n'est pas une question d'argent ou de compensation. Il s'agit de demander des comptes au MI5, qui n'a pas réussi à empêcher que 22 personnes meurent et que plusieurs centaines d'autres soient grièvement blessées.»

L’action collective a été soumise au Tribunal des pouvoirs d'enquête (IPT).

L’action en justice contre le MI5 est importante non seulement pour établir la vérité sur les circonstances ayant conduit à la mort de 22 personnes, mais aussi parce qu’elle risque de dévoiler la dissimulation organisée aux plus hauts niveaux de l’État.

Cette action fait suite à la conclusion l'année dernière de l'enquête officielle sur l'attentat à la bombe contre l'aréna de Manchester, lancée par le ministre conservateur de l'Intérieur, Priti Patel. L'enquête visait à apaiser les familles, mais son rôle principal était de dissimuler le rôle joué par les gouvernements successifs et les agences de renseignement qui ont abouti au massacre perpétré par les Abedis.

L'enquête a duré 18 mois à partir de septembre 2020 au tribunal de première instance de Manchester. Elle a révélé que Salman Abedi (article en anglais) avait attiré l'attention du MI5 jusqu'à 18 occasions sur une période de sept ans avant de commettre son crime.

Compte tenu de la surveillance étendue des deux frères Abedi par les services de renseignement, le crime aurait pu être déjoué dès la phase de planification. Cinq mois avant l'attentat, le FBI avait informé les services de renseignement britanniques qu'Abedi préparait une attaque terroriste.

S’ils n’ont pas été empêchés de perpétrer leur crime odieux, c’est parce que Salman et son frère étaient des agents protégés des services de renseignement britanniques, qui avaient carte blanche pour voyager entre le Royaume-Uni, la Syrie et la Libye pendant la guerre par procuration de l’OTAN menée par les États-Unis en 2011 pour renverser le régime de Mouammar Kadhafi.

Les frères d’origine britannique se sont rendus régulièrement en Libye, où leurs parents s’installèrent à nouveau en 2016. Leur père, Ramadan, et leur fils aîné ont combattu le régime de Kadhafi en tant que forces par procuration de l’impérialisme américain et britannique dans le cadre de l’opération brutale de changement de régime. Les services de renseignement britanniques savaient parfaitement que la famille Abedi et son groupe de Manchester acheminaient des combattants rebelles vers la Libye.

En 2011, le gouvernement de coalition conservatrice/libérale-démocrate de David Cameron autorisa les membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), lié à Al-Qaïda, à se rendre en Libye depuis la Grande-Bretagne. Les parents d'Abedi étaient tous deux membres du GICL, tout comme d'autres Libyens anti-Kadhafi de son quartier de Manchester. Les ordres de contrôle qui restreignaient auparavant leurs mouvements lors de la détente des relations entre le Royaume-Uni et la Libye furent levés alors que Londres se retournait contre Kadhafi.

Selon Phillip Hammond, alors secrétaire à la Défense, l’armée britannique a dépensé 212 millions de livres sterling pour soutenir les forces rebelles libyennes en 2011.

Le Daily Mail a révélé en 2018 qu'à mesure que le conflit d'après-guerre en Libye s'intensifiait en 2014, Salman et Hashem Abedi avaient fui la Libye avec l'aide du gouvernement britannique à bord du navire de la Royal Navy, le HMS Enterprise , (article en anglais) et avaient été évacués vers la Grande-Bretagne. Cette opération a été sanctionnée au sommet du gouvernement avec l’article du Mail confirmant : « Les informations [sur les listes de soldats indiquant ceux qui sont montés à bord du HMS Enterprise] ont ensuite été transmises au numéro dix [résidence du premier ministre Cameron], au ministère des Affaires étrangères et au ministère de l'Intérieur.»

Entraînement en mer du HMS Enterprise dans les eaux britanniques en 2019 [Photo: Ministry of Defence-Open Government Licence version 1.0]

Lorsqu’était venu le temps d'examiner les liens entre les Abedi et les renseignements britanniques, les séances de l'enquête furent fermées au public, y compris aux familles concernées, et se déroulèrent à huis clos.

Le rapport final de l'enquête de Sir John Saunders a dissimulé le rôle du MI5, du MI6, du ministère de la Défense et des gouvernements britanniques successifs, dans le recrutement et la protection des islamistes envoyés en Libye pour accélérer un changement de régime.

Le premier volume de l'enquête a été rendu public, mais les relations entre les Abedi et les agences de renseignement étaient telles que le second n'a été distribué qu'aux personnes disposant d'habilitations de sécurité. L’enquête a révélé que le rapport confidentiel contenait « des éléments qui pourraient nuire à la sécurité nationale s’ils étaient rendus publics ».

Le verdict final – que le public était censé croire – était le suivant : « Il n’est pas possible de parvenir à une conclusion sur la base de la prépondérance des probabilités ou de toute autre norme de preuve quant à savoir si l’attaque aurait été empêchée. »

Minimisant les preuves accablantes, le président de l’enquête, Saunders, a déclaré qu’il existait une « possibilité réaliste » que les attentats aient pu être arrêtés, mais qu’il était « tout à fait impossible » de déclarer qu’il aurait pu y avoir un résultat différent. Le directeur général du MI5, Ken McCallum, a déclaré qu'il n'y avait qu'une « mince » chance que le complot ait pu être déjoué.

Comme le montrent clairement les poursuites judiciaires engagées, les survivants et leurs familles n’acceptent pas cette tentative d’étouffer l’affaire.

L'enquête a appris, lors d'une séance à huis clos, que dans les mois précédant l'attaque, deux informations sur Abedi avaient été reçues par le MI5. Un élément de renseignement spécifique – dont les détails n’ont pas été rendus publics sous prétexte de «sécurité nationale» – aurait pu « conduire à des actions pouvant empêcher l’attaque ». Ces renseignements seraient liés au retour d'Abedi en Grande-Bretagne depuis la Libye quatre jours avant l'attaque. Il ne fut pas arrêté à l'aéroport, car le MI5 ne le signala pas à la police antiterroriste. Si cela avait été fait, il aurait pu être suivi jusqu'à l'immeuble du sud de Manchester où sa voiture était utilisée pour stocker des explosifs.

Le Times a rendu compte des poursuites en justice des familles contre le MI5 ainsi : « Il est possible qu'Abedi ait eu un interrupteur pour la bombe lorsqu'il passa par l'aéroport. S’il avait fait l’objet d’une enquête, il aurait été arrêté et les autorités l’auraient peut-être découvert. »

Les preuves selon lesquelles le MI5 aurait pu empêcher l'attentat étaient si accablantes que McCallum a été obligé de présenter des excuses aux familles au nom du MI5, se disant « profondément désolé ». Il a déclaré : « Il existait une possibilité réaliste que des renseignements exploitables aient pu être obtenus, ce qui aurait pu conduire à des actions empêchant l’attaque […] Je regrette profondément que de tels renseignements n’aient pas été obtenus. »

Le père de la plus jeune victime, Saffie-Rose Roussos, huit ans, a déclaré à Sky News qu'il pensait que sa fille serait encore en vie « si le MI5 avait fait son travail ». S’adressant à Times Radio l’année dernière après que McCallum ait présenté ses excuses, Andrew Roussos a déclaré : « En 2017, nous étions au plus haut niveau d’alerte et tout le monde était averti d’une attaque dans ce pays, et le MI5 […] disposait de 22 renseignements sur Salman Abedi. » Il a ajouté : « Salman Abedi n’aurait pas dû pouvoir se rendre dans cette salle de spectacle ce soir-là. »

Il a déclaré à l'émission Good Morning Britain d'ITV : « Je suis désolé mais oui, ils [le MI5] ont du sang sur les mains. »

Le Tribunal des pouvoirs d'enquête (IPT) qui entendra l’affaire des familles devrait commencer au printemps prochain. Il s'agit d'un organisme gouvernemental, faisant partie du ministère de l'Intérieur, doté des pouvoirs de la Haute Cour et qui entend les plaintes contre les services de renseignement. Dans la plupart des cas, aucune des deux parties ne gagne. En 2020 et 2021, aucune plainte n’a été retenue. L'IPT n'est pas plus susceptible de révéler la vérité que l'enquête publique, pour des raisons de sécurité nationale.

Depuis l’attentat de la salle de spectacle d’Arena, la Grande-Bretagne s’est encore davantage impliquée dans les guerres de l’OTAN au Moyen-Orient – contre les Palestiniens à Gaza, contre le Hezbollah au Liban, en Syrie, au Yémen et contre l’Iran –, attisant des tensions qui pourraient entraîner de nouvelles attaques terroristes au Royaume-Uni.

(Article paru en anglais le 27 avril 2024)

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