Il y a cinquante ans avait lieu la Révolution des Œillets au Portugal

Les racines de la révolution

Cette année marque le 50e anniversaire de la Révolution des Œillets au Portugal. À la suite d'un coup d'État militaire le 25 avril 1974, qui a renversé le régime de l'Estado Novo fondé par le dictateur fasciste António Salazar, un mouvement de masse de la classe ouvrière a éclaté, conduisant à une situation de double pouvoir et de révolution menaçante. Les travailleurs exigeaient non seulement la fin du fascisme, mais aussi la fin du capitalisme et une transformation vers le socialisme.

Si la révolution avait réussi, elle aurait porté un coup puissant au capital international et inspiré des mouvements révolutionnaires dans toute l'Europe et dans le monde.

Une foule célèbre juchée sur un véhicule blindé Panhard EBR à Lisbonne, le 25 avril 1974. [Photo by Unknown author - Centro de Documentação 25 de Abril / CC BY 4.0]

Mais la survie du capitalisme a au contraire été assurée par la trahison de la social-démocratie (le Partido Socialista Português, PS) et du stalinisme (le Partido Comunista Português, PCP), aidés et encouragés par diverses organisations de la pseudo-gauche qui ont agi comme des agences secondaires de l'impérialisme. Beaucoup de ces organisations se sont ensuite regroupées dans le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda, BE).

Cette révolution était l'une des manifestations les plus avancées des luttes de classe internationales explosives ayant éclaté sur une période de sept ans, en commençant par des manifestations militantes étudiantes et une grève générale de deux semaines en France, en mai-juin 1968. Les régimes fascistes d’Espagne et de Grèce ont été renversés et le gouvernement conservateur Heath a été renversé par une grève des mineurs en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, l'opposition massive à la guerre du Vietnam, les grandes grèves et la crise politique croissante ont conduit à la démission du président Richard Nixon.

L'article présenté ci-dessous a été publié à l'occasion du trentième anniversaire de la Révolution des Œillets. Il explique comment le PS et le PCP, aidés par des groupes de pseudo-gauche qui ont servi d'appendices aux principales bureaucraties ouvrières, ont été responsables de sa défaite.

La classe ouvrière a payé un prix amer pour la préservation de la domination capitaliste au Portugal et dans le monde, subissant trois décennies d'assauts contre son niveau de vie et ses droits sociaux.

Aucun des problèmes fondamentaux associés à l'exploitation capitaliste et à l'aggravation des inégalités sociales n'a été résolu. Les plus grandes horreurs du XXe siècle – la guerre mondiale, le génocide et la perspective d'un holocauste nucléaire – réapparaissent et se normalisent ; les puissances de l'OTAN mènent une guerre par procuration contre la Russie, soutiennent le génocide des Palestiniens par Israël et préparent à la fois une guerre régionale contre l'Iran et contre la Chine.

Les mouvements fascistes et autoritaires font à nouveau partie du paysage politique dans le monde entier, activement promus par les élites dirigeantes. Au Portugal, le parti populiste d'extrême droite Chega, héritier politique de Salazar et formé il y a seulement cinq ans, est devenu le troisième plus grand parti du pays lors des élections du mois dernier.

Le fait que les principaux gains politiques de l'intensification de la crise économique et de la détérioration rapide du niveau de vie soient accumulés par l'extrême droite est le produit de la répression politique de la classe ouvrière par la social-démocratie, le stalinisme, la pseudo-gauche et leur opposition absolue au renversement révolutionnaire du capitalisme.

Depuis 1975, toutes ces tendances se sont déplacées inexorablement vers la droite. La social-démocratie a rompu tout lien qui restait avec le réformisme et a imposé l'austérité. À la suite de la restauration contre-révolutionnaire du capitalisme en Union soviétique, les restes politiques du stalinisme sont eux-mêmes devenus des défenseurs déclarés du capitalisme. La pseudo-gauche a réagi en créant divers partis «populistes de gauche» en alliance avec les tendances staliniennes et sociales-démocrates, comme le Bloc de gauche au Portugal.

Tout en débitant une rhétorique anticapitaliste, tant dans l'opposition qu'au gouvernement, BE, Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ont brutalement imposé les intérêts de la classe dirigeante.

Le chef du parti Syriza, Alexis Tsipras, s'adresse à ses partisans au principal centre électoral de Syriza à Athènes, le dimanche 20 septembre 2015. [AP Photo/Lefteris Pitarakis]

Aujourd'hui, comme dans la Révolution des Œillets, la pseudo-gauche ne parle pas au nom de la classe ouvrière, mais au nom des couches de la classe moyenne aisée dans les universités, les professions libérales et les bureaucraties syndicales, soucieuses avant tout de préserver leur propre existence privilégiée en tant que défenseurs du système de profit.

Mobiliser la classe ouvrière contre la guerre, le génocide et l'autoritarisme d'extrême droite nécessite la construction d'une nouvelle direction internationaliste marxiste et révolutionnaire dans la classe ouvrière. Cela nécessite d'armer les travailleurs, en particulier la jeune génération, avec les leçons essentielles à tirer des luttes historiques de la classe ouvrière. La base politique d'une telle lutte est la continuité ininterrompue de la défense du trotskysme par le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI).

Cette version éditée de la série en trois parties sur la Révolution des Œillets, écrite par Paul Mitchell et publiée à l'origine sur le World Socialist Web Site les 15, 16 et 17 juillet 2004, est un élément essentiel de l'éducation politique des cadres révolutionnaires dont la tâche est de mettre enfin fin à la barbarie impérialiste.

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Cette année [2004] marque le 30e anniversaire de la Révolution des Œillets au Portugal. À la suite d'un coup d'État militaire le 25 avril 1974, un mouvement de masse de la classe ouvrière a éclaté. L'élite dirigeante a été en mesure d'empêcher la révolution en utilisant les services du Parti socialiste (PS – Partido Socialista Português), du Parti communiste portugais (PCP – Partido Comunista Português) et des groupes de la pseudo-gauche.

Un rôle clé dans ces événements a été joué par Mário Soares, dirigeant du PS pendant la révolution et président du Portugal de 1986 à 1996. S'exprimant plus tôt cette année [2004], Soares a averti que le Portugal était aujourd'hui un pays présentant «un système fortement inégalitaire de répartition des richesses» et confronté à «une atmosphère de contestation ouverte et même de tensions sociales et politiques».

Le Portugal reste l'un des pays les plus pauvres d'Europe.

Soares poursuivit ainsi: «Une fois de plus, le Portugal se trouve dans une crise profonde dans laquelle certaines élites ne savent pas quelle est la bonne voie à suivre. L’écrasante majorité des Portugais ressent viscéralement l’inégalité et la tragédie que représente la montée du chômage dans une société où l’horizon s’obscurcit.»

Soares participant à un rassemblement à Lisbonne pour célébrer le 40e anniversaire de la Révolution des Œillets, le 25 avril 2014 [Photo by FraLiss - Own work / CC BY-SA 3.0]

Face à l'appel de José Manuel Durao Barroso, premier ministre du Parti social-démocrate (PSD), au peuple portugais pour qu'il oublie la révolution et célèbre «l'évolution» du Portugal, Soares craint que l'élite dirigeante n’oublie les leçons de 1974. Il prévient que les privatisations agressives, les réformes du travail et les coupes sociales (commencées sous sa propre présidence) ainsi que la réaffirmation du passé impérial et de l’influence du Portugal par le soutien à la guerre en Irak pourraient provoquer une nouvelle explosion sociale.

La révolution de 1974 a finalement été modelée par le développement historique tardif du Portugal au sein d’un capitalisme et d’un impérialisme en développement international.

À partir du XVe siècle, le Portugal a construit un empire colonial, créant une élite privilégiée ayant peu d’activité productive. Avec le développement de ses rivaux impérialistes, en particulier la Grande-Bretagne, les possessions coloniales du Portugal étaient menacées. Les guerres péninsulaires (1807-1814), au cours desquelles Napoléon attaqua l’Espagne et le Portugal et qui endettèrent le Portugal vis-à-vis de la Grande-Bretagne, avaient encore affaibli le colonialisme portugais. Le Brésil est devenu indépendant en 1822 et des troupes étaient nécessaires pour protéger les colonies restantes du Portugal contre ses rivaux.

Grâce à «l’Alliance anglo-portugaise», la Grande-Bretagne en est venue à dominer le commerce portugais. Des pans de la petite bourgeoisie étaient ruinés et l’industrialisation restait lente. Leur mécontentement déclencha les grandes luttes libérales de 1810-1836, mais le résultat principal fut le démembrement de quelques grands domaines fonciers. La monarchie portugaise fut finalement renversée par la révolution de 1910.

La période qui a suivi la Première Guerre mondiale de 1914-1918 a été marquée par une crise énorme pour le capitalisme mondial. Cette instabilité s'est reflétée au Portugal, qui a connu huit présidents et 45 gouvernements entre 1910 et 1926, période de la Première République.

À la fin de la guerre, sur les 6 millions d’habitants du Portugal, seuls 130.000 travaillaient dans l’industrie, principalement dans de petits ateliers. Comme en Russie, la classe ouvrière était extrêmement militante, menant une grève générale en 1917 et provoquant deux états de siège. En 1921, le Parti communiste portugais a été créé.

L'instabilité et la menace d'un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière conduisirent au coup d'État de droite du 28 mai 1926. Deux ans plus tard, António de Oliveira Salazar, professeur d'économie, fut nommé ministre des Finances puis Premier ministre. En réponse directe aux luttes continues de la classe ouvrière qui ont culminé lors d’une insurrection de cinq jours en 1934, Salazar a déclaré son «Estado Novo», l’État corporatif.

Salazar (troisième en partant de la gauche) et son premier gouvernement, formé en 1932, au palais de Belém. [Photo: Unknown author - Hemeroteca Digital - "Ilustração" N.º 14 (6 de Julho de 1932)]

Seul le parti fasciste officiel était légal – l’Union nationale (UN – União Nacional) rebaptisé plus tard Parti d’action populaire nationale (ANP – Acção Nacional Popular).

Les syndicats indépendants et les grèves ont été interdits et les travailleurs ont été contraints de s'affilier à des syndicats d'entreprises publiques ou sindicatos. Salazar a établi une censure stricte et créé une police secrète, la PIDE (Polícia Internacional de Defesa do Estado), qui allait arrêter ou tuer les opposants.

La fonction la plus importante du régime de Salazar pour l’élite dirigeante du Portugal était d’empêcher toute lutte de la classe ouvrière de se cristalliser dans le pays et toute opposition de se développer dans les colonies. Cependant, le caractère national restreint de la proscription de Salazar ne pouvait pas isoler le pays de l’économie mondiale. Une grande partie de sa production dépendait de la demande mondiale et il devait importer une grande partie de ses produits finis. Au cours des années 1960, les investissements étrangers au Portugal ont triplé, principalement en provenance des États-Unis, mais ils ont abouti à une extrême concentration des richesses.

Forces armées portugaises marchant à Luanda, à l'époque capitale de la province portugaise d'outre-mer de l'Angola, pendant la guerre coloniale portugaise (1961-1974) [Photo by Copyrighted free use - Joaquim Coelho, author from Espaço Etéreo]

En 1973, il y avait quelque 42.000 entreprises au Portugal – un tiers d’entre elles employant moins de 10 salariés – mais environ 150 entreprises dominaient l’ensemble de l’économie. La plupart étaient liées aux capitaux étrangers, mais dirigées par quelques familles portugaises très riches (Espirito Santo, de Melo, de Brito, Champalimaud). La société monopoliste Companhia União Fabril (CUF) de De Melos, par exemple, possédait une grande partie de la Guinée-Bissau et produisait 10 pour cent du produit national brut.

Malgré cette industrialisation, un tiers de la population travaillait encore comme ouvriers agricoles, la plupart dans de grandes propriétés ou latifundia. On estime que 150.000 personnes vivaient dans des bidonvilles concentrés autour de la capitale, Lisbonne. Les pénuries alimentaires et les difficultés économiques (les salaires étaient les plus bas d'Europe, à 10 dollars par semaine dans les années 1960), ont conduit à l'émigration massive de près d'un million de personnes vers d'autres pays européens, le Brésil et les colonies.

Les années 1960 ont également vu l’émergence de mouvements de libération dans les colonies africaines portugaises de l’Angola, du Mozambique et de Guinée-Bissau. La lutte contre trois mouvements de guérilla pendant plus d’une décennie a épuisé l’économie et la main-d’œuvre portugaises. Près de la moitié du budget était consacrée au maintien de plus de 150.000 soldats en Afrique. Le service militaire obligatoire d'une durée de quatre ans, combiné à une solde et à des conditions militaires médiocres, a jeté les bases de griefs et du développement de mouvements d'opposition au sein des troupes. Ces conscrits étaient la base de l’émergence d’un mouvement clandestin connu sous le nom de «Mouvement des Capitaines».

Soldats en armes sautant d'un hélicoptère pendant la guerre coloniale portugaise. L'étiquette sur l'image originale disait 'Assalto na Mata da Sanga...' (Assaut sur Mata da Sanga - un nom de localité). [Photo by Free Use: Joaquim Coelho, Espaço Etéreo]

L’épuisement économique continu provoqué par les campagnes militaires en Afrique a été exacerbé par la crise économique mondiale qui s’est développée à la fin des années 1960.

Grâce aux accords de Bretton Woods de 1944, l’impérialisme américain avait été contraint de sauver ses rivaux européens et japonais de l’effondrement, de peur que cela ne produise une révolution sociale.

Sous les auspices américains et soutenus par la puissance économique et militaire américaine, un certain nombre d’agences ont été créées, telles que le Fonds monétaire international (FMI), par l’intermédiaire duquel l’économie a été stimulée par des injections massives de capitaux sous forme de prêts.

La pierre angulaire du système monétaire qui représentait cet ordre international était le fait que le dollar était fixé à un taux garanti de 35 dollars américains pour une once d’or. Cependant, à long terme, les États-Unis ne purent pas soutenir leur rôle de financement de l’économie mondiale. Le déficit de la balance des paiements américaine s'est creusé, exacerbé par la guerre du Vietnam, tandis que les réserves d'or diminuaient. Incapable de maintenir la convertibilité en or, le président Richard Nixon a retiré le dollar de l'étalon-or le 15 août 1971. La rupture de l'accord de Bretton Woods a provoqué une spirale inflationniste suivie de la plus grave récession, en 1973-1975, que le monde ait connue depuis les années 1930, ainsi qu’un énorme développement de la lutte des classes pays après pays.

La révolution au Portugal aurait dû se développer comme partie d’une lutte générale européenne et mondiale pour le socialisme, menée par la classe ouvrière. Mais au lieu de cela, la survie du capitalisme a été assurée par la trahison de la social-démocratie et du stalinisme, aidés et encouragés par la pseudo-gauche petite-bourgeoise.

Préparatifs de coup d'État

Face aux soulèvements dans les colonies et à une vague de grèves au Portugal, les chefs militaires ont agi pour sauvegarder le capitalisme et arrêter l’offensive de la classe ouvrière et des paysans.

En février 1974, le général António de Spínola, commandant en second de l’armée et directeur de deux des principaux monopoles portugais, dont la CUF, publia Le Portugal et l’avenir. Ce livre critiquait la politique africaine du successeur de Salazar, Marcello Caetano, et appelait à cultiver une élite noire modérée qui pourrait être séparée des nationalistes. Caetano interdit le livre et renvoya Spínola et le commandant de l'armée, le général Costa Gomes, qui avait autorisé sa publication.

Spínola lors de sa démission, 1974 [Photo by Keystone Press - Nationaal Archief / CC BY-SA 3.0]

Le même mois, une révolte avortée eut lieu à Caldas da Rainha, dans le nord. Un manifeste du Mouvement des Capitaines, daté du 18 mars, félicitait Spínola et Gomes et exprimait son plein soutien aux troupes de Caldas da Rainha, disant: «Leur cause est notre cause».

Les dirigeants du Mouvement des Capitaines discutèrent du manifeste avec Spínola et Gomes et planifièrent un coup d'État pour le 25 avril 1974.

Ce jour-là, le Mouvement des Forces Armées (MFA – Movimento das Forças Armadas), comme on appelait désormais le Mouvement des Capitaines, annonça qu’il avait décidé «d’interpréter les souhaits du peuple» et de renverser Caetano. En fait, Caetano lui-même a demandé à Spínola d’empêcher le pays de «tomber entre les mains de la foule». Le résultat fut la formation du Conseil de salut national (JSN—Junta da Salvação Nacional), entièrement composé d'officiers militaires de haut rang, avec Spínola comme président.

Spínola avait l'intention de limiter le coup d'État à une simple renovação (rénovation), mais le coup d'État a immédiatement amené les masses dans la rue pour exiger de nouveaux changements. Des foules en colère ont exigé un saneamento (assainissement) concernant les responsables et les partisans de l'ancien régime, et plusieurs membres du PIDE furent tués. Les ouvriers commencèrent à s’emparer des usines, des bureaux et des magasins, et les paysans occupèrent les terres agricoles. Un demi-million de personnes défilèrent à Lisbonne une semaine plus tard, le 1er mai. L’atmosphère révolutionnaire s’est répandue dans les forces armées, des soldats et des marins marchant aux côtés des ouvriers, brandissant des banderoles appelant au socialisme.

Des partis auparavant interdits sont sortis de la clandestinité ou de l'exil, notamment le PCP dirigé par Álvaro Cunhal et le PS dirigé par Mário Soares. Les membres les plus clairvoyants de l’élite dirigeante connaissaient le rôle vital que ces partis seraient appelés à jouer pour empêcher le développement de la révolution.

Cunhal, secrétaire général du Parti communiste portugais, avec Octávio Pato, son candidat à la présidentielle, à Campo Pequeno, Lisbonne, 1976 [Photo by Ct1aic - Own work / CC BY-SA 3.0]

L’une des questions les plus importantes de la révolution concernait la nature du MFA et de son unité «d’intervention armée», le Commandement des opérations continentales (COPCON – Comando Operacional do Continente), composé de 5.000 soldats d’élite, avec comme commandant Otelo Saraiva de Carvalho.

Le MFA cultivait la notion d’«alliance du MFA et du peuple». Le PS, le PCP et les groupes de la pseudo-gauche n’ont jamais contesté ce grossier mensonge. Le PCP a au contraire déclaré que le MFA était un «garant de la démocratie» et a développé des relations étroites avec Carvalho, le général Vasco Goncalves et d’autres membres de la junte.

Seuls le Comité international de la Quatrième Internationale et ses partisans portugais, la Ligue pour la construction du parti révolutionnaire (LCRP), ont appelé le PCP et le PS à rompre avec les partis bourgeois, la machine d'État et le MFA. Le LCRP exigeait la dissolution de l’armée et la création de soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats en opposition au MFA et à ses propositions d’Assemblée constituante.

Le premier gouvernement provisoire

Spínola a nommé le premier gouvernement provisoire le 16 mai 1974, composé de sept ministres militaires et de deux sièges chacun pour le PCP, le PS et le Parti démocratique populaire semi-fasciste (PPD, Partido Popular Democrático). Le PPD a été fondé peu après la révolution et son leader Francisco de Sá Carneiro, qui avait été député sous le gouvernement Caetano, a accepté l'inclusion du PCP dans le gouvernement provisoire, conscient du rôle vital qu'il pourrait jouer dans le contrôle de l'opposition de la classe ouvrière.

Tout au long de la révolution, le PCP s’est accroché à l’appareil d’État à travers le MFA, liant ainsi la classe ouvrière à l’élite dirigeante.

Pour faire respecter la discipline du travail et mettre en œuvre le programme d’austérité dans le cadre de la «bataille pour la production» du MFA, le dirigeant du PCP, Álvaro Cunhal, a été nommé ministre sans portefeuille et Avelino Gonçalves (PCP) est devenu ministre du Travail. Le PCP occupera également ce poste dans les gouvernements provisoires ultérieurs, exhortant les travailleurs à «sauver l’économie nationale» et condamnant toute manifestation d’activité indépendante de la classe ouvrière.

Le PCP faisait également partie du conseil directeur du MFA.

Le MFA est devenu l’organe décisionnel le plus important du pays. La direction du MFA appartenait au Conseil des Vingt, dont les décisions nécessitaient généralement la ratification par les 240 délégués composant l'Assemblée générale. Le Conseil des Vingt comprenait le président et les six autres membres du JSN, les cinq ministres militaires (le premier ministre, deux ministres sans portefeuille et les ministres de l'intérieur et du travail) et Otelo Saraiva de Carvalho le commandant de la COPCON des «unités d’intervention armée». Tout au long de la révolution, les dirigeants de la COPCON ont promis qu’ils armeraient «à terme» la classe ouvrière, mais leur véritable rôle était d’empêcher le développement de groupes de vigilance populaire ou de milices ouvrières.

Otelo Saraiva de Carvalho, 1976 [Photo by Manuelvbotelho - Own work / CC BY-SA 4.0]

Le programme politique du MFA prévoyait la création d’un gouvernement provisoire qui organiserait des élections pour une Assemblée constituante chargée d’élaborer une constitution.

La montée en puissance du MFA peut être attribuée au PCP, qui promouvait le concept de «l’alliance du MFA et du peuple» et glorifiait les généraux militaires dits de gauche comme Carvalho et Vasco Gonçalves. «Le MFA est la force motrice et la garantie de notre révolution... le PCP considère que l'alliance entre le mouvement populaire et le MFA est un facteur nécessaire et décisif pour l'établissement d'un régime démocratique, une garantie primordiale du développement du processus révolutionnaire» déclarait le PCP.

Vasco Gonçalves, lors d'une manifestation à Porto, Portugal, le 5 mai 1982 [Photo: Henrique Matos - Self-photographed]

Au moment du coup d’État d’avril, le PS ne comptait pas plus de 200 personnes. L'année suivante, il comptait 60.000 membres, principalement des cols blancs et des professionnels. Sa croissance peut être attribuée aux actions du PCP et des groupes de la pseudo-gauche ainsi qu’au soutien qu’il a reçu des puissances occidentales.

Le PCP a renforcé les forces de droite au Portugal en divisant la classe ouvrière grâce à sa collaboration avec le MFA, en s’emparant du journal du PS Republica et en attaquant physiquement les réunions du PS. En dénonçant les grèves ouvrières, en appelant à un syndicat monolithique sous son contrôle et en soutenant la dictature militaire du MFA, le PCP a permis au dirigeant du PS, Mário Soares, de se présenter comme plus radical, plus démocrate et même plus marxiste que Cunhal du PCP.

Les puissances occidentales étaient alarmées par le fait que le Portugal – membre fondateur du pacte de l’OTAN – soit confronté à une révolution. Le secrétaire d’État américain Henry Kissinger a déclaré à Soares qu’il risquait de devenir le «Kerensky [le dirigeant russe dont le règne de courte durée a précédé la révolution bolchevique] du Portugal». Le résultat fut un afflux d'aide financière étrangère à l'organisation, en particulier de la part du Parti travailliste britannique et du Parti socialiste français. En février 1975, Edward Kennedy participa à une table ronde avec les dirigeants du PS.

Nixon et Kissinger [Photo: White House]

Le premier congrès du PS, en décembre 1974, reçut les salutations fraternelles des partis sociaux-démocrates du monde entier. L'orateur invité était Santiago Carillo, le chef du Parti communiste espagnol.

Les lois anti-grève

Suite au coup d’État, des grèves ont touché tous les secteurs de l’économie. Les travailleurs ont mis en place des comités qui exigeaient un salaire minimum, l’arrestation des sympathisants fascistes, le contrôle ouvrier et le socialisme. Le 15 mai 1974, 8.400 ouvriers occupèrent les chantiers navals de Lisnave. Les travailleurs de Timex ont fait grève le 3 juin, poursuivant la lutte commencée en novembre 1973, et deux semaines plus tard, 25.000 travailleurs de CTT se sont mis en grève, paralysant les services postaux et téléphoniques. Les journaux furent repris et les manifestes des partis remplirent leurs pages.

Les anciens syndicats d'entreprise, dont le PCP avait pris le contrôle à travers sa fédération syndicale Intersindical, ont dénoncé les grèves comme étant «irresponsables» et leurs revendications comme «impossibles» et ont organisé une manifestation à Lisbonne contre elles. L'armée a été utilisée pour disperser la grève chez Timex et protéger l'usine et ses machines. La diffusion d'un festival culturel au cours duquel la troupe de théâtre Comuna s'en prenait à l'Église catholique a été interrompue sur ordre des «autorités supérieures».

La Confédération de l'industrie portugaise (CIP, Confederação da Indústria Portuguesa) a averti que les actions de la classe ouvrière étaient «dangereuses pour l'économie nationale». La CIP appelait publiquement à une démocratie de type occidental, mais nombre de ses membres finançaient également des partis et des organisations fascistes, notamment celui fondé par Salazar même, le Parti chrétien-démocrate (PDC). Le monopole de la famille de Melo, la CUF, finançait le parti du Centre Démocratique et Social (CDS – Centro Democrático Social, ancêtre du Parti Populaire de droite qui fait partie de l’actuel gouvernement de coalition).

Le CDS a été fondé par Freitas do Amaral, ancien conseiller de Caetano et soutenu par l'Opus Dei catholique. Cependant, ces organisations ne bénéficiaient d’aucun soutien populaire. Le premier congrès du CDS, en janvier 1975, dut être abandonné en raison d'émeutes à l'extérieur. D'autres congrès se sont tenus en secret.

Le 27 août, le gouvernement provisoire a présenté une loi anti-grève à la rédaction de laquelle le PCP et le PS ont contribué. Les grèves n'étaient autorisées que si elles étaient considérées comme étant «dans l'esprit du programme du MFA». Toutes les grèves devaient être accompagnées d'un scrutin et d'un délai de réflexion de 30 jours. Aucune grève n'était autorisée dans les services essentiels et les grèves et occupations politiques ou de solidarité étaient interdites. Le lendemain, des unités de l'armée, dont la COPCON, ont encerclé l'aéroport de Lisbonne, occupé par les travailleurs de la compagnie aérienne nationale Transportes Aéreos Portugais (TAP). Les travailleurs qui refusaient d'obéir aux ordres militaires ont été arrêtés et on leur a dit qu'ils ne seraient réintégrés «qu' à condition de ne plus participer à des activités politiques».

Deux autres coups d'État

Les actions des sociaux-démocrates et des staliniens ont donné un second souffle à la réaction. Le 10 septembre 1974, Spínola appelait «la majorité silencieuse... à se réveiller et à se défendre contre le totalitarisme extrémiste». Des plans ont été élaborés pour une manifestation deux semaines plus tard. En réponse aux mouvements de troupes et à la fermeture des stations de radio et de télévision, les travailleurs ont érigé des barricades et ont déjoué la tentative de coup d'État. Mais Spínola a simplement été autorisé à démissionner de son poste de président pour être remplacé par son ancien patron, le général Costa Gomes.

Un nouveau gouvernement provisoire fut mis en place, sans Spínola et trois autres membres du JNS, qui devait durer jusqu'à la prochaine tentative de coup d'État de droite en mars 1975.

En janvier 1975, une fédération de comités ouvriers appelée Inter-Empresas fut créée, reliant Timex, TAP, Lisnave et d’autres entreprises. L'une de ses premières actions a été l'organisation d'une manifestation contre l'arrivée des navires de l'OTAN dans le port de Lisbonne. Le gouvernement provisoire interdit toute manifestation et le PCP s'en prit aux organisateurs. Malgré cela, 40.000 personnes y ont participé.

Le gouvernement a ensuite approuvé le plan économique élaboré par le major Ernesto Augusto Melo Antunes, membre du «Groupe des Neuf» du MFA, et qui a été approuvé par l'Assemblée générale du MFA. Le plan excluait «le contrôle social-démocrate de la gestion du capitalisme… mais il n’exclut pas une société pluraliste… la lutte des classes actuellement en cours doit prendre en compte le rôle d’alternative que les classes moyennes peuvent désormais jouer».

Ernesto Augusto de Melo Antunes [Photo by Croes, Rob C. for Anefo - Nationaal Archief / CC BY-SA 3.0]

Il appelait à des nationalisations partielles, à la reprise de certains grands domaines mal gérés et à une augmentation des investissements étrangers.

Spínola a tenté un autre coup d'État début mars 1975, sanctionné par Kissinger et l'ambassadeur américain Frank Carlucci, mais ses troupes se sont mutinées à la dernière minute. Spínola s'enfuit en Espagne puis au Brésil. De nombreux hommes d’affaires à l’origine de la tentative de coup d’État ont été arrêtés, notamment sept membres de la famille Espirito Santo, propriétaire de l’une des plus grandes banques du Portugal, et des membres de la famille de Melo, mais tous ont ensuite été relâchés.

Le JNS a été aboli et remplacé par le Conseil de la Révolution. Suite à la résistance de la classe ouvrière, un quatrième gouvernement provisoire a été formé et a nationalisé les banques commerciales (mais pas trois banques internationales). Parce que les banques étaient souvent des sociétés de holding, le gouvernement a pris le contrôle de presque tous les journaux, compagnies d’assurance, hôtels, entreprises de construction et de nombreux autres types d’entreprises – équivalant à 70 pour cent du produit national brut du pays. Le salaire minimum a été augmenté et un programme de réforme agraire a été promis.

Le PCP a consciencieusement déclaré que les entreprises avaient été «nationalisées au service du peuple», mais la nationalisation capitaliste proposée ne différait de celle menée dans la plupart des pays occidentaux après la Seconde Guerre mondiale que par son ampleur. Le pouvoir économique et d’État était toujours entre les mains de la bourgeoisie, ne serait-ce qu’en partie à travers son ombre au sein des partis sociaux-démocrates et staliniens. La nationalisation visait à fournir une infrastructure et un environnement plus stables à l'entreprise privée et à limiter le pouvoir des comités de travailleurs en faisant de la nomination des dirigeants une fonction de l'État.

L'Assemblée constituante

Des élections ont eu lieu le 25 avril 1975 pour que l'Assemblée constituante rédige une constitution. Le PS a remporté près de 38 pour cent des voix, le PPD 26,4 pour cent et le PCP 13 pour cent.

Après les élections et sans aucun signe des réformes agraires promises, les mouvements des campagnes se sont joints à la situation insurrectionnelle dans les villes. Les travailleurs agricoles sans terre du sud se sont emparés des grandes propriétés agricoles sur lesquelles ils travaillaient et ont commencé à les développer collectivement à travers des organisations telles que le Comité Rouge de l'Alentejo. Le PCP a qualifié ces occupations d’«anarchiques» et a proposé que toutes les futures occupations soient contrôlées par les syndicats (qu’ils contrôlaient à leur tour).

Entre juin et août 1975, après la sortie du PS et du PPD du quatrième gouvernement provisoire suite à l’affaire Republica, le PCP et ses alliés se retrouvèrent avec le contrôle virtuel de l’État et des ministères. Les «Gonçalvistes», comme on appelait l’aile militaire du PCP, dominaient le Conseil de la Révolution du MFA.

Le MFA et le PCP ont convoqué un Front d’unité révolutionnaire (FUR, Frente de Unidade Revolucionária) pour «institutionnaliser» le «pacte» entre le MFA et le peuple. Cela impliquait la formation d'assemblées locales, d'assemblées municipales et d'une Assemblée populaire nationale, qui remplaceraient le gouvernement provisoire. Le but de la proposition du MFA était de consolider le contrôle des officiers militaires bourgeois, de détruire le caractère indépendant des comités ouvriers qui avaient surgi et d’empêcher l’évolution vers le double pouvoir et les soviets/conseils ouvriers. Les assemblées ne pourraient commencer leurs travaux qu’après «une évaluation par le MFA» et seraient soumises à un contrôle militaire à tous les niveaux pour préserver leur «indépendance vis-à-vis de tous les partis». Aucune organisation politique ne devait être autorisée dans les forces armées, à l'exception du MFA lui-même.

Les groupes pseudo-de gauche de la classe moyenne

Le FUR était un front populaire créé pour trahir la révolution au moment le plus critique et devait recevoir le soutien de la plupart des groupes de la pseudo-gauche. Ces groupes ont affirmé que les propositions du MFA (Mouvement des Forces armées – Movimento das Forças Armadas) / COPCON (Commandement des opérations continentales – Comando Operacional do Continente) constituaient une «base de travail valable pour l'élaboration d'un programme politique révolutionnaire» et que les assemblées qui étaient dénommées les «organes autonomes du pouvoir populaire» constituaient «une voie à suivre pour le processus révolutionnaire».

Parmi les partis signant un «Accord d’unité» et rejoignant la FUR se trouvaient des sections d’organisations internationales se déclarant trotskystes.

L’organisation International Socialist (IS) (aujourd’hui le Socialist Workers Party en Grande-Bretagne) était représentée par le Parti révolutionnaire du prolétariat (PRP – Partido Revolucionário do Proletariado). Les fondateurs d’International Socialist avaient rompu avec la Quatrième Internationale dans les années 1940, affirmant que la bureaucratie stalinienne de l’Union soviétique et de ses satellites constituait une nouvelle classe dans un nouveau système social (le capitalisme d’État). Cela accordait non seulement à la bureaucratie stalinienne un rôle économique et politique légitime niant son caractère essentiellement parasitaire, mais exprimait également une prostration devant la stabilisation de l’impérialisme d’après-guerre. La phraséologie radicale d’IS, sa glorification du syndicalisme combinée à une position semi-anarchiste, servait surtout à cacher son refus de contester la domination politique de la classe ouvrière par les bureaucraties sociales-démocrates et staliniennes.

Carlos Antunes, dirigeant du Partido Revolucionário do Proletariado [Photo: Retrato de Carlos Antunes]

Le PRP a apporté un soutien inconditionnel au MFA et à la COPCON. Il a salué «la proposition du MFA d’un lien privilégié entre le MFA et le peuple» comme une «grande victoire pour ceux qui ont lutté pendant des mois pour la construction de conseils révolutionnaires». La proposition du MFA d’un «gouvernement militaire sans partis» coïncidait parfaitement avec son propre slogan d’«un gouvernement révolutionnaire sans partis».

Le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale (USec) comptait deux organisations au Portugal: la Ligue communiste internationale officielle (LCI – Liga Comunista Internacionalista) et une section «sympathisante» – le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT – Partido Revolucionário dos Trabalhadores). [1]

L’USec est né d’une scission au sein de la Quatrième Internationale (QI) en 1953. Dirigée par Michel Pablo, une bonne partie de la direction de la QI a conclu que le stalinisme s’était révélé capable de renverser le pouvoir capitaliste. Il s’ensuivait que les États ouvriers déformés que la bureaucratie avait mis en place en Europe de l’Est étaient le modèle de l’avenir. La pression sur la bureaucratie – même une Troisième Guerre mondiale entre l’URSS et les États-Unis – la contraindrait à de nouvelles luttes politiques, à prendre le pouvoir et à instituer «des siècles d’États ouvriers déformés».

Sous la direction de James P. Cannon du Socialist Workers Party américain, le Comité International de la Quatrième Internationale a été formé. Le CIQI a rejeté ces conclusions impressionnistes sur la force du stalinisme auxquelles étaient parvenues l’IS et l’USec et a défendu l’analyse faite par Léon Trotsky selon laquelle soit la classe ouvrière éliminerait la bureaucratie parasite dans une révolution politique, soit la bureaucratie superviserait la restauration du capitalisme.

James P. Cannon

Dans son magazine international Intercontinental Press, l’USec a rejeté les propositions d'assemblée du MFA, affirmant qu'Otelo Saraiva de Carvalho tentait d'établir une «dictature militaire sans parti».

Même si cela était formellement exact, l’USec s’est orienté vers le PS et l’Assemblée constituante, les saluant comme «le seul forum dans lequel les problèmes des masses pouvaient être discutés ouvertement». Au lieu d’appeler à des comités ouvriers véritablement indépendants, l’USec a déclaré que les appels à la création de soviets étaient «antidémocratiques» et «irréels».

Au Portugal, les deux organisations pablistes ont soutenu le MFA et la COPCON, les appelant à former «une unification réelle et solide avec le mouvement des masses exploitées». Le PRT a déclaré que sa précédente caractérisation du MFA comme «un mouvement bourgeois... défendant les intérêts fondamentaux du capital» était erronée maintenant qu'il introduisait un «double pouvoir» et que les comités militaires étaient devenus «une initiative de pouvoir soviétique».

L'incapacité de l’USec à fournir une analyse cohérente des événements au Portugal, et aux périodes les plus critiques, a été démontrée dans le numéro du 4 août 1975 d'Intercontinental Press. Un article indiquait qu’il n’y avait aucune menace de putsch militaire, tandis qu’un autre affirmait que les événements évoluaient vers une dictature militaire ouverte. Dans le numéro du 8 septembre, un éditorial du théoricien en chef de l’USec, Ernest Mandel, a inversé sa ligne précédente, condamnant Intercontinental Press pour son soutien à l’Assemblée constituante et critiquant la LCI pour la manière dont elle collaborait avec le PCP dans le Front d’unité révolutionnaire (FUR).

Michel Pablo (à droite) avec Ernest Mandel

Cette critique n’était pas formulée sous l’angle de la nécessité d’une lutte irréconciliable pour séparer la classe ouvrière de la direction contre-révolutionnaire du stalinisme, mais parce que Mandel estimait que les Portugais n’avaient pas «saisi l’opportunité de conduire le PCP à prendre position sur la question de la mise en œuvre des tâches essentielles nécessaires au progrès de la révolution».

Le soutien au MFA et à la COPCON est venu d’environ 70 autres partis de la pseudo-gauche.

Le Mouvement de la gauche socialiste (MES—Movimento de Esquerda Socialista) [2], né d’une scission au sein du PCP en 1973, déclarait que «le soutien de la classe ouvrière au MFA doit aller de pair avec le soutien du MFA à la classe ouvrière». Il affirmait que ce n’était pas le bon moment pour former un parti – d’où sa prétention d’être uniquement un mouvement – et que le PCP était «le seul parti capable de mobiliser les masses».

La Ligue pour l’unité et l’action révolutionnaire (LUAR) s’était créée en 1967 en tant que groupe d’action directe se concentrant sur les questions locales sous le slogan «le socialisme par la base». Cette organisation a accordé un soutien conditionnel au MFA pour ses «mesures progressistes», affirmant qu’elles permettraient aux travailleurs de «créer les embryons de formes alternatives d’organisation sociale».

Il existait également un certain nombre de groupes maoïstes, dont le plus important était le Mouvement révolutionnaire du prolétariat portugais (MRPP – Movimento Reorganizativo do Partido do Proletariado). Le MRPP s’est séparé du PCP en 1970, qu’il qualifiait désormais de «social-fasciste». Le groupe s'est ouvertement rangé du côté de la bourgeoisie.

Lors des élections présidentielles de juin 1976, le MRPP a demandé à ses partisans de voter pour Ramalho Eanes, le candidat de la loi et de l'ordre soutenu par le PS. Le dirigeant du MRPP, Arnaldo Matos, a qualifié la COPCON de «force de police la plus démocratique au monde», laquelle a ensuite arrêté plus de 400 militants du MRPP dans la région de Lisbonne en mai 1975, en utilisant des informations contenues dans d'anciens dossiers de la police secrète.

Arnaldo Matos [Photo: Arnaldo Matos]

Le seul «héritage» durable du MRPP est que José Manuel Durao Barroso, un dirigeant de l’organisation pendant la révolution, est aujourd’hui Premier ministre du gouvernement de coalition du Parti social-démocrate, dirigé par la droite.

Le rôle du CIQI

Seuls le CIQI et ses partisans portugais, la Ligue pour la construction du parti révolutionnaire (Liga para a Construção do Partido Revolucionário, LCPR), ont appelé le PCP et le PS à rompre avec les partis de droite, la machine d'État et le MFA. Il exigeait la dissolution de l'armée et la création de soviets d'ouvriers, de paysans et de soldats en opposition au MFA et à ses propositions d'une fausse Assemblée constituante.

Le CIQI insistait: «L'armée reste l'instrument de l'État bourgeois, qui doit être démantelé par l'intervention de la classe ouvrière. L’idée que l’armée en tant que telle peut jouer un rôle révolutionnaire est complètement réactionnaire». (Déclaration du Comité international de la Quatrième Internationale sur le Portugal après le 25 novembre», incluse dans Revisionists & Portugal par Jack Gale, Labour Publications, novembre 1975).

«La série de mutineries dans l'armée portugaise exprime les symptômes d'une crise profonde… On ne peut absolument pas faire confiance aux généraux dits de gauche comme Gonçalves et Carvalho, qui expriment eux-mêmes les hésitations de la petite bourgeoisie», ( ibid).

Cela signifiait avant tout la construction du CIQI, la seule organisation capable de diriger la classe ouvrière et la prise du pouvoir.

La COPCON se dissout

Face aux troubles persistants au cours de «l’été chaud» de 1975, les officiers du «Groupe des Neuf» autour de Melo Antunes au sein du Conseil révolutionnaire ont mis en garde contre la «dégénérescence de l’État en anarchie» et ont persuadé une majorité de délégués de l’armée de destituer Vasco Gonçalves. Ayant perdu sa majorité, le Premier ministre Gonçalves a démissionné. Le Cinquième gouvernement provisoire, dominé par le PCP, confronté à un appel pour que la classe ouvrière prenne le pouvoir, a tout simplement démissionné avec Gonçalves.

Le PS et le PPD ont rejoint un sixième gouvernement provisoire – toujours avec le PCP – dirigé par l'amiral José Baptista Pinheiro de Azevedo. Immédiatement, le gouvernement a fait circuler un plan secret connu sous le nom de «Plan des Colonels» appelant à la mise en œuvre du plan économique Antunes pour revitaliser le secteur privé et restructurer le secteur public. Il a appelé à des lois pour punir les civils armés, à la formation de groupes d’intervention militaire pour dissoudre la COPCON et à une purge des unités militaires sous influence de gauche, pour ramener Republica au PS et «résoudre le problème» de Radio Renascenca. Les travailleurs de Radio Renascenca ont repris la station, qui appartenait à l'Église catholique, et elle est devenue le principal porte-voix du Front d’unité révolutionnaire (FUR).

La crise a alors atteint son paroxysme. Le VIe gouvernement nouvellement formé et le Conseil de la Révolution se heurtèrent à l'opposition de tant de couches de la société qu'une situation de double pouvoir existait.

Le 29 septembre, le Premier ministre Pinheiro de Azevedo a ordonné l'occupation militaire de toutes les stations de radio. La COPCON a juré de «défendre les travailleurs».

Le 7 novembre, les émetteurs de Radio Renascenca ont explosé. Le lendemain, n’ayant rien appris, le PRP a appelé les officiers du MFA à mener une insurrection armée, en disant: «Connaissant le dévouement au processus révolutionnaire d’un grand nombre d’officiers de l’armée et de la marine, et connaissant également les positions qu’ils occupent au niveau des commandements d'unités, il est facile d'imaginer un schéma basé sur une sortie de ces troupes, dans une opération du type du 25 avril.»

Le PRP poursuivait ainsi: «Comme le montre toute l’histoire, la bourgeoisie promeut la guerre civile pour défendre ses intérêts. Heureusement, au Portugal, la droite n’a pas d’armée. Ils s’appuient sur des mercenaires basés en Espagne ou sur les armées des États-Unis et de l’OTAN.»

En quelques jours, la droite a montré à quel point le PRP était dans l’erreur. Le colonel António dos Santos Ramalho Eanes a déclaré l'état d'urgence le 25 novembre 1975. L'armée et le Front militaire uni (FMU – Frente Militar Unida), qui comprenait le MRPP, Antunes et Ramalho Eanes, sont intervenus pour démanteler les barricades et désarmer les travailleurs et les soldats avec à peine un coup de feu tiré. La COPCON, ainsi que des organisations militaires «de base» telles que Soldados Unidos Vencerão (SUV – Les soldats unis vaincront), qui au cours des semaines précédentes avaient mobilisé des dizaines de milliers de personnes lors de manifestations, se sont dissoutes face à quelque 200 commandos.

En janvier 1976, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 40 pour cent, Radio Renascenca a été restituée à l'Église et la plupart des membres de la police secrète du PIDE ont été libérés.

Une nouvelle constitution a été proclamée le 2 avril 1976, engageant le pays à réaliser le socialisme. Elle a déclaré irréversibles les nationalisations et les saisies de terres. Quelques semaines plus tard, des élections pour le nouveau parlement, l'Assemblée de la République, ont eu lieu, conduisant à une victoire du PS. Presque immédiatement, Soares s'est tourné vers le FMI et a mis en œuvre un programme d'ajustement structurel.

Au fil des années, la bourgeoisie a repris ce qu’elle avait été contrainte de céder. Le gouvernement actuel de Durao Barroso achève de détruire les conditions sociales avec ses politiques de flexibilité du travail (exploitation), de redistribution des richesses vers les riches et de privatisation.

Le président américain George W. Bush, le président français Nicolas Sarkozy et Barroso en 2008

Si la bourgeoisie portugaise a résisté à la révolution, c'est principalement grâce à la trahison du PCP et de ses partisans de la pseudo-gauche qui ont lié la classe ouvrière aux partis bourgeois, à la machine d'État et au MFA. Le succès de la Révolution portugaise aurait été un coup dur pour le capital international et aurait inspiré les mouvements qui se sont développés dans le monde entier dans les années 1970.

***

[1] En 1978, le LCI et le PRT ont fusionné pour former le Parti socialiste révolutionnaire (PSR), qui a ensuite fondé le Bloc de gauche en 1999 en fusionnant avec l'Union démocratique maoïste pro-albanaise et un groupe d'exilés du Parti communiste dans Politique XXI. En 2004, le PSR s'est dissous en une association politique au sein du Bloc de gauche.

[2] Le MES a cessé d'être actif en 1981 et a été officiellement dissous en 1997. De nombreuses personnalités qui ont fondé et ont été actives au sein du MES rejoindront plus tard le PS et accéderont à de hautes fonctions dans l'État, notamment Jorge Sampaio (président portugais de 1996 à 1996) et Eduardo Ferro Rodrigues (secrétaire général du PS 2002-2004 et président de l'Assemblée de la République 2015-2022).

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