Peu après l’inauguration de son cinquième mandat présidentiel fin avril, Vladimir Poutine a lancé une vaste purge dans les milieux dirigeants de l’armée russe.
Cette purge a commencé par l'arrestation du vice-ministre russe de la Défense Timur Ivanov, le 24 avril. Il a été accusé d'avoir accepté un pot-de-vin de plus d'un milliard de roubles (environ 11 millions de dollars). Puis, le 14 mai, sur proposition de Poutine, Sergueï Choïgou (ministre de la Défense depuis 2012) ne fut pas inclus dans le nouveau gouvernement. C’est l'ancien vice-Premier ministre et ministre du Développement économique Andrei Belousov, qui n'a aucune expérience militaire, qui a été nommé à sa place nouveau ministre de la Défense.
Les explications données pour la nomination de Belousov, un économiste de renom, à la direction du ministère de la Défense, étaient largement centrées sur la nécessité pour la Russie de réduire ses dépenses militaires et de passer à une véritable économie de guerre. Mais même si cela peut en partie expliquer la décision, cela ne justifie guère le remplacement systématique du commandement militaire par du personnel civil proche du président.
Le 20 mai, le vice-ministre de la Défense Iouri Sadovenko fut ainsi démis de ses fonctions par décret de Poutine. Oleg Savelyev, ancien auditeur de la Chambre des comptes et vice-ministre du Développement économique, devint nouveau vice-ministre de la Défense. Lundi 17 juin, Poutine limogea trois vice-ministres supplémentaires de la Défense et nomma à la place trois responsables civils. Comme Belousov, aucun d’entre eux n’avait d’antécédents dans l’armée russe. Le Kremlin a justifié leur nomination par la lutte contre la «corruption» dans l’armée.
D’autres figures dirigeantes du commandement militaire ont elles aussi été démis de leurs fonctions, nombre d’entre elles arrêtées et détenues pour corruption. Parmi elles, Yury Kuznetsov, chef du Département principal du personnel au ministère de la Défense, et Vladimir Verteletsky, chef du Département de soutien aux ordres de la Défense. L'ex-commandant de la 58e armée de la Région militaire Sud, Ivan Popov, a été arrêté et accusé d'avoir détourné une importante somme d'argent de structures métalliques destinées à la construction d'installations de défense dans la région de Zaporizhzhya en 2023. L'an dernier, Popov avait vivement critiqué le manque de fournitures militaires sur le front en Ukraine et parlé publiquement de la mort en masse de soldats russes sur le front.
Sukhrab Akhmedov, commandant de la plus grande formation militaire russe (la 20e armée), a également été démis de ses fonctions. L'arrestation de Vadim Shamarin, adjoint du chef d'état-major interarmées russe Valery Gerasimov, a donné lieu à des spéculations selon lesquelles Gerasimov pourrait lui aussi être limogé bientôt.
Ces limogeages ne sont peut-être qu’un début. Selon les informations relayées par un responsable anonyme du gouvernement russe au Moscow Times, «d’ici la fin de l’année, des dizaines, voire des centaines de gens de divers rangs seront arrêtés dans tous les départements du ministère de la Défense».
La purge a déjà commencé à s’étendre aux hauts responsables régionaux. Le vice-gouverneur de la région de Tioumen, Viatcheslav Vakhrin, a été arrêté le 9 juin. Des responsables régionaux de premier plan de la République de Carélie, de l'oblast d'Orel et de Krasnodor kraï ont également été arrêtés sur la base d'accusations de fraude et de corruption.
L'affirmation du Kremlin que cette purge serait liée à une «lutte contre la corruption» manque totalement de crédibilité. La «corruption» est le modus vivendi de toute l’oligarchie russe et de l’appareil d’État capitaliste, né de la destruction stalinienne de l’Union soviétique et du pillage des biens d’État. L’accusation de «corruption» est régulièrement portée par une faction de l’oligarchie contre une autre pour dissimuler la raison réelle de leurs luttes intestines.
Du point de vue historique, les conflits entre autorités politiques et militaires à la veille de guerres majeures ou dans le contexte de guerres ont toujours eu une grande signification politique.
La purge ayant actuellement lieu en Russie évoque inévitablement le souvenir du massacre notoire des dirigeants de l'Armée rouge ordonné par Staline en 1937, pendant la Grande Terreur et au cours duquel des générations entières de socialistes furent assassinées. L'Armée rouge fondée par Léon Trotsky était une cible particulière du génocide contre-révolutionnaire de Staline. Mais la purge comportait également une composante géopolitique: le massacre des généraux eut lieu dans le contexte des préparatifs de Staline en vue d'un rapprochement avec Hitler, scellé dans le pacte Hitler-Staline d'août 1939. Il décapita et démobilisa l’armée rouge à la veille de l’invasion nazie de l’Union soviétique deux ans plus tard, en juin 1941.
Il existe bien entendu des différences fondamentales entre la nature de l’Union soviétique et la Russie contemporaine. L’URSS est née de la révolution socialiste de 1917 et était restée un État ouvrier, malgré sa grave dégénérescence sous le stalinisme. La terreur exercée par Staline contre l’Armée rouge faisait partie d’une contre-révolution politique contre les traditions et les cadres de la révolution. La Russie capitaliste d’aujourd’hui et le régime Poutine sont issus de cette contre-révolution, qui a culminé avec la destruction de l’URSS en 1991. Mais c’est précisément pour cette raison que le régime de Poutine a hérité des méthodes et des caractéristiques précises de la politique stalinienne.
De plus, comme ce fut le cas pour la purge de 1937, l’actuelle épuration se déroule dans le contexte de l’agression de l’impérialisme, qui intensifie les tensions dans la couche dirigeante. En fait, un élément central de la guerre impérialiste dirigée contre la Russie a été l’encouragement de conflits au sein de l’oligarchie et de l’appareil d’État, dont des sections substantielles ont une orientation pro-OTAN.
L’actuelle purge a lieu moins d’un an après que le chef milliardaire devenu mercenaire Evgueni Prigojine eut lancé une tentative de coup d’État contre les dirigeants militaires en faisant appel à l’OTAN. À l’époque, la tentative de coup d’État bénéficiait d’un soutien important dans certains secteurs de l’armée. Elle a été suivie par ce qui n’a été qu’une purge mineure dans ses rangs. Le limogeage de Sergueï Choïgou en particulier était l'une des principales revendications de la tentative de coup d'État de Prigojine. Choïgou est étroitement associé à la stratégie militaire suivie depuis le début de l'invasion de l'Ukraine en février 2022 et a longtemps été considéré comme l'une des figures les plus proches de Poutine.
Suite aux purges, la position de l’armée au sein de l’appareil d’État et dans la détermination de la stratégie de la guerre en Ukraine ont été considérablement affaiblies. Les postes clés du ministère russe de la Défense sont désormais aux mains d’économistes sans expérience militaire. Dans le même temps, autre parallèle avec 1937, la position des services secrets, le FSB – le successeur direct du NKVD soviétique qui a perpétré la Grande Terreur – a été considérablement renforcée. C’est le FSB qui mène l’enquête sur la «corruption» aux plus hauts échelons de l’armée. Capt John Foreman, ex-attaché militaire du Royaume-Uni à Moscou a déclaré au Guardian: «Le FSB a enfin fait son trou au ministère de la Défense et dans l’état-major. Choïgou a tenu le FSB à l'écart du ministère tout au long de son mandat.»
Cette purge intervient alors que le danger d’affrontement direct entre troupes de l’OTAN et troupes russes en Ukraine et d’un échange nucléaire est plus grand que jamais. Après de graves revers militaires des forces mandataires de l'OTAN en Ukraine, qui ont fait au moins un demi-million de morts, le gouvernement Biden a désormais ouvertement cautionné le tir de missiles américains et de l'OTAN loin en territoire russe, risquant de façon encore plus irresponsable qu'avant un affrontement nucléaire. Par ailleurs, le chef d'état-major interarmées américain, le général Charles K. Brown Jr, a déclaré que l'envoi de formateurs de l'OTAN en Ukraine était inévitable, ce qui signifie en réalité que l'envoi de troupes de l'OTAN est inévitable.
La réponse du Kremlin a été un mélange de rodomontades nucléaires et d'escalade militaire d'une part, et de nouvelles tentatives de négocier un accord avec les puissances impérialistes, d'autre part. En mai, la Russie a mené des exercices militaires visant à utiliser des armes nucléaires non stratégiques et a lancé une offensive dans la région de Kharkov (Kharkiv), avançant simultanément sur toute la ligne de front. Mais l’offensive de la région de Kharkov est restée relativement limitée et ne nécessite pas une deuxième vague de mobilisation, que le Kremlin s’est empressé d’éviter, de peur de déclencher une explosion ouverte de colère sociale.
Peu après le début de l’offensive, les médias ont rapporté que le gouvernement russe avait fait de nouvelles avances à l’impérialisme américain et européen. Le 14 juin, Poutine fit ouvertement une proposition de paix à l’Ukraine et à l’OTAN, réitérant ses demandes antérieures de démilitarisation de l’Ukraine et de reconnaissance de la Crimée et du Donbass comme parties de la Russie. Comme on pouvait s’y attendre, les autorités ukrainiennes et le secrétaire général de l’OTAN Stoltenberg rejetèrent cette proposition. Les objectifs stratégiques de l’OTAN dans cette guerre vont bien au-delà de l'Ukraine et même de la Russie: du point de vue des puissances impérialistes, l'assujettissement complet de la Russie et de ses ressources en matières premières est une composante nécessaire de leurs préparatifs pour une guerre totale avec la Chine.
Les zigzags de Moscou et les conflits intenses au sein de la classe dirigeante découlent de la position historique, sociale et politique du régime de Poutine. Ayant émergé en tant que régime bonapartiste issu de la restauration capitaliste et supervisant des niveaux extrêmes d’inégalités sociales, il cherche désespérément à trouver un équilibre entre les différentes factions de l’oligarchie, entre l’oligarchie et l’impérialisme, et entre l’oligarchie et la classe ouvrière.
L'axe principal de la stratégie de guerre du Kremlin a été d'utiliser une pression militaire limitée pour forcer les puissances impérialistes à s'asseoir à la table des négociations. Mais l’escalade incessante de l’OTAN a sapé cette stratégie et alimenté les luttes intestines au sein de la classe dirigeante. Il ne fait aucun doute que l’une des principales raisons de cette purge est que Poutine cherche à prévenir une contestation au sein de l’armée de son pouvoir politique et de sa conduite de la guerre. Mais bien des éléments suggèrent que, loin de consolider la position de Poutine, cette purge ne fera qu’aggraver les tensions au sein des élites dirigeantes.
Dans le même temps, le mécontentement grandit dans la classe ouvrière, qui porte le principal poids de la guerre. Aujourd’hui déjà, une portion croissante de la population russe est favorable à des négociations de paix. Selon les estimations du Centre Levada, un groupe de réflexion aligné sur l'opposition soutenue par l'OTAN dans l'oligarchie, plus de 51 pour cent de la population est favorable à des négociations. Les jeunes de 18 à 24 ans constituent une tranche d'âge particulièrement importante en faveur de pourparlers de paix. Parmi ce groupe, Levada estime que seulement 26 pour cent sont favorables à la poursuite de la guerre, contre 61 pour cent en faveur de la paix.
Jusqu’à présent cependant, cette position ne va pas au-delà de l’espoir d’une coexistence pacifique entre États capitalistes aux intérêts antagonistes. Une chose impossible sous le capitalisme. Les puissances impérialistes sont engagées dans un nouveau partage du monde, adoptant le génocide et les massacres comme politique d’État et risquant la guerre nucléaire. Le régime Poutine, pour sa part, défend les richesses de l’oligarchie issue de la restauration capitaliste stalinienne en Union soviétique. Quelles que soit l’intensité des luttes intestines entre factions, ce n’est pas, au bout du compte, dans l’impérialisme mais dans la classe ouvrière que l’oligarchie russe tout entière voit son principal ennemi.
La Jeune Garde des bolcheviks-léninistes, travaillant en alliance avec le Comité international de la Quatrième Internationale, insiste sur le fait que les travailleurs ne peuvent placer leurs espoirs dans une auto- réglementation pacifique du capitalisme ou de n’importe quelle section de la classe dirigeante. Il n’y a qu’un seul moyen d’empêcher le démembrement impérialiste de la Russie et de l’ensemble de l’ex-Union soviétique, et de mettre fin à la barbarie du monde capitaliste: la classe ouvrière doit intervenir de manière indépendante dans la situation et mettre fin à la guerre par la lutte pour la révolution socialiste.
(Article paru en anglais le 21 juin 2024)