«Donnez des noms» : Le tollé anti-Chine sur l’ingérence étrangère atteint une frénésie maccartiste au Canada

Ces derniers jours, le tollé réactionnaire et fabriqué de toute pièce sur la supposée ingérence de la Chine dans la politique canadienne a atteint au sein de l'establishment politique canadien un niveau frénétique.

Les dirigeants de l'opposition et une grande partie des médias bourgeois exigent que les «députés traîtres» que les agences de renseignement du Canada auraient identifiés soient nommés publiquement, expulsés de leurs partis respectifs et poursuivis au pénal.

En outre, dans le plus pur style maccartiste, le refus du Premier ministre Justin Trudeau et du ministre de la Sécurité publique Dominic LeBlanc de «donner des noms» est invoqué comme preuve que le gouvernement libéral du Canada est imprudemment naïf quant à la menace qui pèse sur la «démocratie canadienne», quand il n'est pas lui-même de connivence avec «l'ennemi».

Trudeau et LeBlanc ont fait valoir que les renseignements cités dans un rapport du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) – dont une version fortement expurgée a été rendue publique le 3 juin – n'ont pas été vérifiés. Ils ont également cité les propres avertissements des agences d'espionnage selon lesquels si les renseignements qui les ont amenés à affirmer que certains parlementaires participent «à demi ou sciemment» aux efforts d'États étrangers «pour s'ingérer dans notre politique» étaient rendus publics, cela compromettrait leurs méthodes de surveillance et mettrait en péril la «sécurité nationale».

Mais rien de tout cela n'a calmé l'atmosphère de lynchage. Jeudi, le Globe and Mail, qui depuis plus d'un an sert de canal aux fuites des agences de renseignement alléguant que le gouvernement a fait preuve de négligence dans la lutte contre l'«ingérence» chinoise, a publié un éditorial demandant à Trudeau de «dissiper» l'«écran de fumée» créé par son gouvernement et de «donner des noms au Parlement». Le premier ministre, maintient le Globe, a le pouvoir unique de «rendre publiques des informations classifiées», et il devrait l'utiliser dès maintenant pour «donner des noms au Parlement». «Que ceux qui font l'objet d'allégations se défendent devant le Parlement.»

Le 13 juin, Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), a donné une conférence de presse semi-hystérique, à la voix tremblante, après avoir lu la version complète et non expurgée du rapport que le CPSNR a rédigé sur la base des «renseignements» fournis par les agences d'espionnage du Canada. «Je ne suis pas soulagé après avoir lu ce rapport», a déclaré Singh. «Je suis plus inquiet.»

Le chef du NPD a affirmé qu'«un certain nombre» de députés «ont sciemment aidé des gouvernements étrangers, parfois au détriment du Canada et des Canadiens».

«Ce qu'ils font, a affirmé Singh, est contraire à l'éthique. Dans certains cas, c'est contraire à la loi. Ce sont des traîtres à la patrie.»

Les remarques de Singh étaient, du moins en partie, une réplique directe à Elizabeth May, cheffe de longue date du petit parti des Verts. La veille, May avait effectivement dit le contraire, après avoir lu le même rapport non expurgé du CPSNR : une commission de députés et de sénateurs spécialement approuvée qui travaille avec les agences nationales de sécurité et de renseignement, examine leurs actions et fait rapport au gouvernement sur la façon dont leurs opérations peuvent être rendues plus efficaces tout en restant «légales».

Page de couverture du rapport du CPSNR sur l'ingérence étrangère [Photo: Government of Canada]

Se déclarant «soulagée», May a déclaré qu'elle n'avait vu aucune preuve dans le rapport de près de 100 pages de quoi que ce soit qui «puisse être considéré comme déloyal envers le Canada». Un groupe de députés, comptant «moins d'une poignée», peut «avoir été compromis par une influence étrangère», mais aucun, a-t-elle insisté, «ne peut être décrit comme ayant sciemment décidé de trahir le Canada en faveur d'un gouvernement étranger».

Mais ce n’est pas ce que veulent entendre Singh, Pierre Poilievre (le chef ultraconservateur de l'opposition officielle conservatrice) et un chœur bruyant de commentateurs des médias. Une semaine plus tard, les Canadiens continuent d'être bombardés d'allégations obscures et non fondées concernant des députés «traîtres» qui seraient de connivence avec la Chine et dont l’identification publique serait vitale pour la «sécurité nationale» du Canada.

Des «renseignements» fallacieux et une définition de plus en plus large de ce qui constitue de l’«ingérence étrangère»

En réalité, les allégations contenues dans le «Rapport spécial sur l'ingérence étrangère dans les processus et les institutions démocratiques du Canada» du CPSNR ne sont que du vent.

Non seulement le rapport se fonde entièrement sur l'avis du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et du Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CST), les deux principales agences d'espionnage du Canada, mais il s'appuie également sur une définition en constante évolution de ce qui constitue une «ingérence étrangère» : une définition qui s'est rapidement élargie pour inclure une grande partie de ce qui était jusqu'à présent considéré comme des efforts diplomatiques normaux de persuasion et le déploiement d'une «puissance douce».

Le rapport de la CPSNR pourrait être mieux intitulé «Selon le SCRS», car il est entièrement basé sur des renseignements «secrets» auxquels il ne se réfère que de manière indirecte. Ses notes de bas de page (voir ci-dessus) font référence à des renseignements secrets non falsifiables. [Photo: Government of Canada]

Le CPSNR et le gouvernement ont demandé à la Gendarmerie royale du Canada d'enquêter sur les allégations d'activités illégales contenues dans le rapport. Mais les auteurs du rapport et les fonctionnaires actuels et anciens du SCRS reconnaissent qu'il y a peu de chances, voire aucune, que des accusations criminelles soient portées, et encore moins que des condamnations soient prononcées. Bien qu'ils avancent plusieurs raisons à cela, l'une d'entre elles, qu’ils tentent de ne pas trop communiquer, est qu'une grande partie des «renseignements» fournis par le SCRS et le CST sur lesquels sont fondées les allégations de députés «déloyaux» et «traîtres» n'atteint pas le niveau de la «preuve». En d'autres termes, ils sont fondés sur des rumeurs, des insinuations, des conjectures et sur l'attribution des interprétations les plus malveillantes aux faits, et ne résisteraient donc pas à un examen juridique approfondi.

Les agences de renseignement ont également affirmé qu'une grande partie de ces prétendus renseignements ne pouvait être présentée devant un tribunal, car cela mettrait en danger leurs sources et leurs méthodes et contrarierait leurs collègues du réseau mondial d'espionnage Five Eyes, dirigé par les États-Unis.

Comme pour tout ce qui concerne l'imbroglio de l'ingérence chinoise, les médias ont scrupuleusement évité de vérifier ces affirmations et de rapporter ce que les agences de renseignement cherchent précisément à cacher.

Il est clair qu'ils espionnent régulièrement les élus et les hommes politiques, que ce soit de leur propre chef ou de mèche avec leurs partenaires des Five Eyes. La principale agence de renseignement des télécommunications du Canada, le CST, n'a pas le droit d'espionner les Canadiens dans la plupart des cas. Toutefois, les révélations d'Edward Snowden, entre autres, ont montré que les partenaires des Five Eyes contournent ces interdictions en espionnant dans le pays de l'autre et en partageant des renseignements.

Manipuler l'opinion publique et pousser la politique officielle nettement à droite

Les travailleurs doivent se méfier. Depuis près d'un an et demi, l'establishment politique national du Canada est plongé dans un tollé – déclenché et attisé par une campagne de fuites illégales par des agents inconnus du SCRS – sur l'ingérence supposée de la Chine dans la politique canadienne, y compris dans les élections fédérales de 2019 et 2021.

Dès le départ, cette campagne a servi à manipuler l'opinion publique canadienne et à pousser la politique officielle et la politique gouvernementale nettement plus à droite.

Elle vise à empoisonner les attitudes populaires à l'égard de la Chine, de manière à légitimer et à justifier l'intégration toujours plus complète du Canada dans l'offensive diplomatique, économique et militaro-stratégique de Washington contre la Chine et, plus généralement, l'augmentation massive des dépenses militaires.

Les allégations d'ingérence étrangère, et en particulier chinoise, servent également de prétexte à une attaque massive contre les droits démocratiques. La semaine dernière, un peu plus d'un mois après son dépôt au Parlement, la Chambre des communes a adopté à l'unanimité le projet de loi C-70, Loi concernant la lutte contre l’ingérence étrangère.

Le projet de loi, que le Sénat a également accepté de faire passer en force, créera une nouvelle catégorie de délits d'«ingérence étrangère» vaguement définie. Elle rendra illégale toute activité politique menée sous la direction d'une «entité étrangère», y compris, sauf dans des limites strictement définies, le lobbying auprès de représentants du gouvernement. Ces dispositions sont si vastes et si générales que même les quinze principales universités de recherche du pays ont exprimé la crainte d'être prises dans le champ d'application de ces dispositions.

Mais il y a plus, beaucoup plus. Le tollé suscité par l'«ingérence étrangère» est également utilisé pour faire adopter à la hâte une législation qui accroît considérablement les pouvoirs du SCRS, notamment en lui permettant d'accéder à des informations sur les utilisateurs en ligne et de passer au crible les données Internet sans contrôle judiciaire, ou tout au plus avec un contrôle limité. Elle élargit également la définition légale du crime de «sabotage» pour y inclure l'«ingérence» dans les infrastructures publiques ou les projets de construction d'infrastructures. Les groupes de défense des libertés civiles ont prévenu que ce changement donnerait à l'État les moyens d'imposer des sanctions draconiennes à ceux qui protestent contre des projets d'oléoducs ou qui participent à des grèves politiques «illégales».

Un troisième objectif du tollé de la classe dirigeante sur l'ingérence étrangère, qui a été mis en lumière ces dernières semaines avec les demandes de dénonciation des traîtres supposés au parlement, est de donner aux agences de sécurité et de renseignement un rôle beaucoup plus important dans la vie politique publique, y compris dans le contrôle de la «loyauté» de l'élite politique.

Les médias, sous la houlette du Globe and Mail – propriété, et ce n’est pas un hasard, de la famille milliardaire la plus riche du Canada, les Thomson – ont traité les informations fournies par les agences de renseignement, que ce soit par le biais de fuites illégales ou par les voies officielles, comme s'il s'agissait de la vérité incontestable. Peu importe que le SCRS ait été mis en cause à de multiples reprises pour avoir menti aux tribunaux responsables de contrôler ses activités.

Quant aux politiciens, ils ont été si désireux de danser au diapason des agences de renseignement que ces dernières ont pu se donner des airs de démocrates, afin de mieux préparer l'État capitaliste canadien à la guerre mondiale et de réprimer l'opposition de la classe ouvrière qui s’intensifie. Ainsi, Richard Fadden, ancien directeur du SCRS et conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre, qui compte parmi les voix les plus véhémentes au sein de l'establishment de la sécurité nationale pour mettre en garde contre les efforts chinois d'infiltration de la politique canadienne à tous les niveaux, s'est opposé à la campagne maccartiste visant à désigner les «traîtres au Parlement». «Je ne crois pas que la carrière et la vie d'une personne doivent être ruinées sur la base d'un renseignement quelconque», a déclaré Fadden.

Il faut s’opposer à l'alliance canado-américaine de guerre et de réaction

Trois autres points qui sont reliés doivent être soulignés.

Tout d'abord, les médias de la grande entreprise et l'establishment politique, y compris le gouvernement libéral de Trudeau, ont construit un faux récit réactionnaire dans lequel l'impérialisme canadien est dépeint comme la victime innocente de puissances hostiles plus importantes. Cela a été illustré par de nombreux dessins humoristiques montrant un aimable castor menacé par un dragon chinois, parfois accompagné d'un ours russe.

La réalité est que l'impérialisme canadien est lié à Washington, alors que l'impérialisme américain mène une guerre mondiale. Les grands médias et les partis d'opposition ont dénoncé le gouvernement Trudeau pour avoir tergiversé et ignoré l'ingérence de la Chine. La réalité est que sous sa direction, et avec le soutien total du NPD parrainé par les syndicats, qui s'est engagé à maintenir le gouvernement libéral minoritaire au pouvoir jusqu'en juin 2025, l'impérialisme canadien est intimement impliqué dans tous les principaux fronts de ce qui est une guerre mondiale lancée par les États-Unis pour réaffirmer l'hégémonie impérialiste occidentale et rediviser les ressources du monde – contre la Russie et la Chine, et au Moyen-Orient.

En ce qui concerne l'ingérence étrangère, le Canada et son allié américain consacrent d'énormes ressources à l'espionnage et à l'ingérence dans la vie politique de tous les pays du monde, et ce quotidiennement. Cela va de la détection de talents et de la formation de dirigeants politiques en devenir au financement de réseaux d'ONG et de syndicats prétendument indépendants, en passant par l'organisation de scissions au sein des partis politiques et la création d'alliances d'opposition et, le cas échéant, l'orchestration de scandales, de coups d'État et d'autres intrigues.

Deuxièmement, le tollé sur l'ingérence étrangère a effectivement démontré que des forces extérieures interviennent et cherchent à manipuler l'opinion publique et la vie politique canadiennes. Les seuls responsables de cette ingérence se trouvent dans les quartiers généraux des agences de renseignement à Ottawa, Washington et dans d'autres capitales des Five Eyes.

Troisièmement, cela montre que la démocratie canadienne est à bout de souffle, mais pas parce que les Canadiens ont accès à ce que l'on prétend être des campagnes de médias sociaux orchestrées par la Chine et la Russie. Non, la véritable menace qui pèse sur les droits démocratiques des travailleurs canadiens provient de la crise du capitalisme mondial et canadien. Poussée à défendre ses intérêts prédateurs par l'agression et la guerre à l'étranger et par l'intensification constante de l'exploitation des travailleurs à l'intérieur du pays, la classe dirigeante canadienne, à l'instar de ses homologues impérialistes, se tourne de plus en plus vers des méthodes de gouvernement autoritaires, en renforçant l'appareil répressif de l'État et en cultivant les forces d'extrême droite.

Une puissante faction de la classe dirigeante, dont beaucoup de ses représentants politiques et des médias se trouvent dans les premiers rangs de ceux qui exigent que soient identifiés les parlementaires «traîtres», est impatiente de voir Trudeau remplacé sur-le-champ par Pierre Poilievre, le partisan acharné du Convoi de la liberté fasciste, et ses conservateurs. À l'instar des républicains dirigés par Trump et des conservateurs britanniques, le parti de gouvernement traditionnel de droite de la classe dirigeante canadienne se transforme en une formation politique d'extrême droite.

Pour s'opposer à la guerre et défendre leurs droits sociaux et démocratiques, les travailleurs doivent résolument s'opposer tollé monté de toutes pièces concernant «l'ingérence chinoise» ; répudier l'alliance réactionnaire entre les syndicats, le NPD et les libéraux, qui a été utilisée pendant des décennies pour étouffer l'opposition de la classe ouvrière et imposer le programme de guerre de classe des grandes entreprises ; et faire de la lutte pour le pouvoir des travailleurs et l'internationalisme socialiste l'axe de la lutte des classes.

(Article paru en anglais le 21 juin 2024)

Loading