Le président kenyan William Ruto a annoncé mercredi le retrait du projet de loi de finances 2024, terrifié par l’opposition massive déclenchée après le ‘Mardi sanglant’, où la police a abattu des dizaines de manifestants anti-austérité dans les rues de Nairobi.
Ce projet de loi, dicté par le Fonds monétaire international (FMI), prévoyait de fortes hausses d’impôts pour une population déjà confrontée à la flambée des prix alimentaires et des carburants et à un chômage élevé, dans un contexte d’opulence et de corruption des classes dirigeantes.
Les manifestations anti-loi de finances se sont transformées en insurrection. Les manifestants n’ont pas seulement visé le régime aux mains pleines de sang de Ruto mais l’ensemble de l’édifice post-indépendance vieux de 60 ans, soutenu par les puissances impérialistes des États-Unis et de l’OTAN.
Des millions de personnes ont manifesté à travers le pays, dans 37 des 47 comtés, au-delà des clivages tribaux. Emmenés par les jeunes, ils ont scandé «Rejet» et «Ruto doit partir».
La journée s’est terminée par un massacre.
Selon le Groupe de travail sur les réformes de la police, les tirs à balles réelles ont fait au moins 53 morts et des centaines de blessés. Dans le quartier de Githurai, à la périphérie de Nairobi, 30 personnes ont été tuées dans une frénésie de tirs policiers. Les 23 autres décès sont survenus à Nairobi et dans le reste du pays.
La répression a été brutale. Pour trouver un crime comparable commis par les forces de sécurité en une seule journée, il faut remonter au massacre de Kisumu en 1969, lorsque le président Jomo Kenyatta — le premier dirigeant du Kenya après l’indépendance — a ordonné à la police d’ouvrir le feu sur une foule lors de sa visite, ce qui a fait des dizaines de morts.
Le massacre de mardi est un avertissement sur le caractère du déploiement de la police kenyane en Haïti, financé par les États-Unis, dont le premier groupe a atterri hier dans ce pays des Caraïbes avec pour mission de terroriser la population.
En dix-sept heures, Ruto est passé de la menace de violences massives à l’encontre des manifestants à un discours conciliant et à l’annonce du retrait du projet de loi.
Mardi soir, il a qualifié les manifestations d’«événements traîtres» menés par des «partisans de la violence et de l’anarchie», promettant de déployer tout l’appareil d’État pour «sécuriser le pays et rétablir la normalité». Il a annoncé le déploiement de l’armée kényane pour soutenir la police dans l’intensification de la répression.
Le lendemain, il a déclaré: «Après l’adoption du projet de loi, le pays a été le théâtre d’une large expression de mécontentement à l’égard du projet tel qu’il a été adopté, ce qui a malheureusement entraîné la perte de vies humaines, la destruction de biens et la profanation d’institutions constitutionnelles». Présentant ses condoléances aux familles de ceux qui ont été massacrés par ses forces de sécurité, il a déclaré qu’il «refuserait de donner son assentiment au projet de loi».
Ruto allait au contraire parler «avec les jeunes de notre nation pour écouter leurs problèmes et convenir avec eux de leurs domaines de préoccupation prioritaires». Il a proposé «un engagement multi-sectoriel et multipartite» dans les deux prochaines semaines pour discuter «des questions relatives au contenu du projet de loi ainsi que des questions auxiliaires soulevées ces derniers jours sur la nécessité de prendre des mesures d’austérité et de renforcer notre lutte contre la corruption».
Bien qu’une partie de la population considère cela comme une victoire, Ruto a l’intention de trouver le meilleur moyen d’imposer l’austérité du FMI en collusion avec la coalition d’opposition ‘Azimio la Umoja’ [‘en quête d’unité’] et la bureaucratie syndicale dirigée par la Central Organization of Trade Unions (COTU).
Ruto a annoncé que le Parlement, le pouvoir judiciaire et les gouvernements des comtés avaient reçu l’ordre de travailler avec le Trésor pour procéder aux coupes budgétaires et à l’austérité afin de garantir que «nous vivions selon nos moyens». Comme l’a rapporté la presse bourgeoise, le rejet du projet de loi ouvrirait un trou de 200 milliards de shillings (1,5 milliard de dollars ou 1,4 milliard d’euros) dans les recettes, ce qui entraînerait des coupes de même ampleur dans les dépenses de santé, d’éducation et les dépenses sociales.
Ruto suit le scénario du FMI, qui a averti en janvier que, malgré «les troubles [qui] pourraient réapparaître en lien avec les manifestations contre l’augmentation du coût de la vie, la nécessité d’augmenter les impôts et les processus électoraux», le gouvernement kenyan devrait «maintenir son engagement [à imposer] les réformes prévues par le programme».
Ruto dépend désormais de la loyauté de l’opposition et de la bureaucratie syndicale.
Francis Atwoli, secrétaire général du COTU depuis deux décennies, a organisé une conférence de presse mardi, exhortant «Son Excellence le président à suspendre le projet de loi de finances et à nommer une commission d’enquête chargée d’examiner les demandes de la génération Z, des jeunes hommes du millénaire et d’autres Kényans. Je veux dire aux Kényans que si le pays s’effondre, ce n’est pas seulement Ruto qui s’effondrera, mais tout le monde. Et comme je l’ai déjà dit, il vaut mieux avoir un mauvais gouvernement que de ne pas en avoir. Car l’anarchie est la pire des choses que l’on puisse connaître».
Sa réaction montre une fois de plus que les syndicats fonctionnent comme une police d’entreprise pour le gouvernement, les banques et les trusts. Ils ne s’opposeront pas à la violence meurtrière et à l’austérité de Ruto. Au contraire, a insisté Atwoli, «le Kenya est une plaque tournante des activités économiques dans cette région, et nous devons la protéger à tout prix. Nous devons soutenir le président et le gouvernement pour que ce pays reste pacifique».
L’opposition est dirigée par le millionnaire Raila Odinga. Elle n’a pas de différences fondamentales avec le programme économique du gouvernement Ruto. Ce qui inquiète Odinga, c’est que le gouvernement actuel est incapable de mettre en œuvre les mesures d’austérité nécessaires face à la montée de l’opposition.
Odinga, qui est resté pratiquement silencieux pendant une semaine depuis le début des manifestations, a réagi à la répression lancée par Ruto en appelant à «un nouveau départ et à un dialogue» avec l’opposition. Son souhait a été exaucé.
Kalonzo Musyoka, le leader du parti Wiper qui fait partie de la coalition d’Odinga, et qui est régulièrement le porte-parole d’Azimio la Umoja, a déclaré: «Il n’est pas trop tard pour que Ruto refuse le projet de loi de finances et le renvoie au Parlement pour qu’il soit retiré».
Ruto, Kalonzo et Odinga travaillent depuis des décennies au sein de l’establishment politique kényan, parfois même au sein du même parti et du même gouvernement. Ils résident tous dans le quartier aisé de Karen à Nairobi, qui fait partie de ce qu’Oxfam décrit comme les 0,1 pour cent de la population (8.300 personnes) possédant plus de richesses que les 99,9 pour cent les plus pauvres (plus de 44 millions de personnes).
Odinga a consacré sa carrière à faire dérailler les mouvements de masse des travailleurs, des jeunes et de sections de la classe moyenne contre l'establishment kényan. Dans les années 1990, alors que l'opposition au régime détesté de Moi, soutenu par l'Occident, s'intensifiait, Odinga a choisi de le soutenir, bien qu'il ait été torturé par Moi en 1982. Il a fusionné son parti, le National Development Party, avec le parti détesté de Moi, le KANU, et a été son ministre de l'énergie.
En 2007, après que le président de l’époque, Mwai Kibaki, lui eut volé les élections, Odinga a mis fin à l’opposition de masse et est entré au gouvernement en tant que «deuxième premier ministre», bien que ses partisans aient été abattus par les forces de sécurité. Les violences qui ont suivi les élections ont fait plus de 1.200 morts et provoqué le déplacement d’un demi-million de personnes. Ruto, alors allié d’Odinga, a joué un rôle criminel en attisant les violences ethniques, ce qui lui a valu d’être inculpé par la Cour pénale internationale.
En 2017, à la suite d’une nouvelle élection contestée impliquant Uhuru Kenyatta, Odinga a de nouveau conclu un accord dans un climat de colère généralisée. L’année dernière, il a mobilisé par intermittence des manifestations contre le projet de loi de finances 2023 de Ruto pour désamorcer l’opposition, les annulant finalement lorsqu’elles menaçaient de se rencontrer avec les grèves des fonctionnaires, des médecins et des enseignants.
Kalonzo, comme Ruto, a commencé sa carrière sous l’État policier de Moi et a été ministre des Affaires étrangères (1993-1998), vice-président de l’Assemblée nationale (1988-1992) et secrétaire national à l’organisation de KANU, le seul parti légal sous Moi, alors que les travailleurs, les étudiants et les opposants de gauche au régime étaient tués et torturés.
Ruto espère désactiver le soulèvement de masse. Des manifestations étaient toutefois attendues jeudi, des centaines de milliers d’utilisateurs ayant soutenu sur Twitter/X les hashtags #Resign #RejectingFinanceBill2024 #Resignation #RutoMustGo #Roadtostatehouse.
La classe dirigeante kényane est terrifiée. Comme l’a noté hier le Business Daily: «Les manifestations du Kenya ont généralement été mobilisées par des dirigeants politiques qui se sont montrés favorables à des règlements négociés et à des accords de partage du pouvoir [en référence à Odinga], mais les jeunes Kényans qui participent aux manifestations actuelles n’ont pas de leader officiel et sont de plus en plus audacieux dans leurs revendications».
Hier, le vice-président Rigathi Gachagua a organisé une conférence de presse et a déclaré: «S’il vous plaît, je vous en supplie, en tant que votre père, s’il vous plaît, mes fils et ma fille, faites une annonce et mettez fin à la manifestation».
Sur le plan international, comme l’a déclaré hier l’ex-ministre de l’Intérieur du Pakistan, Sheikh Rasheed, où des mesures similaires du FMI sont mises en œuvre, «ils ne savent pas que le film qui se déroule au Kenya pourrait également être répété au Pakistan. Préparez-vous, la nation vous demandera des comptes… il n’attendra aucun dirigeant».
(Article paru en anglais le 27 juin 2024)