Entrevue avec le chanteur du groupe québécois Guhn Twei, censuré pour ses critiques de la multinationale Glencore

Récemment, Simon Turcotte, le chanteur du groupe de musique metal Guhn Twei, s’est entretenu avec le WSWS de l’acte de censure dont son groupe a été victime plus tôt ce printemps.

Simon a travaillé à Rouyn-Noranda, petite ville industrielle au nord-ouest du Québec, pour un sous-traitant de la Fonderie Horne, propriété de la multinationale Glencore. Après une bataille de plusieurs années contre une forme agressive de cancer diagnostiquée alors qu’il était âgé de 26 ans, il a formé Guhn Twei.

Simon (au milieu) avec deux autres membres du groupe musical Guhn Twei

La formation du groupe a coïncidé avec la révélation, en juin 2022, de nouvelles informations au sujet des conséquences mortelles des émissions d’arsenic et d’autres métaux lourds de la Fonderie Horne sur la santé de la population. Ces révélations ont alimenté la colère populaire envers cette multinationale, qui a le plein soutien du gouvernement actuel du Premier ministre François Legault de la Coalition Avenir Québec et de ses prédécesseurs dans le Parti québécois et le Parti libéral.

C’est à ce moment que Simon et les autres membres du groupe ont décidé de faire de Guhn Twei un groupe engagé qui n’hésite pas à critiquer ouvertement la Fonderie Horne, l’une des principales entreprises de la région de l’Abitibi-Témiscamingue, dans son premier album au titre évocateur de Glencorruption.

Ce sont les positions sociales de Guhn Twei qui ont occasionné son retrait de l’affiche d’un festival de musique, l’Alien Fest 2024, qui était organisé et commandité par un fournisseur de la Fonderie Horne.

Simon et les autres membres de son groupe sont des artistes honnêtes et courageux. Dans leur nouvelle chanson Capitale de l’Arsenic, parue en avril dernier, le groupe fait le lien entre la contamination causée par la Fonderie Horne et la situation sociale plus large. Simon y chante que Rouyn-Noranda est la «Capitale du capitalisme sauvage» et la «Capitale des inégalités sociales».

C’est également le titre éponyme du deuxième album du groupe, annoncé le 12 juin pour coïncider avec le 90e anniversaire du premier conflit ouvrier à la mine Horne, la grève des «Fros» (des mineurs originaires d’Europe centrale et de l’est).

Pour expliquer pourquoi il avait fait ce choix, Simon a dit au WSWS qu’il trouvait leur histoire «inspirante» parce que «même s’ils ont perdu leur combat et se sont fait déporter au final, ils ont eu le courage de se battre (littéralement) pour la justice et contre ceux qui les opprimaient».

Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il pensait du chauvinisme anti-immigrant sans cesse promu par la classe politique québécoise pour dénoncer les immigrants et même les rendre responsables de la crise du logement par exemple, il a répondu: «À mon sens, c'est du 'blame-shifting'. Se servir de boucs émissaires pour détourner l'attention des vraies causes aux problèmes sociaux que nous vivons.»

Sur la page Facebook du groupe, le vidéoclip de la chanson Capitale de l’arsenic a été vu par plus de 115.000 personnes et a reçu plus de 4.000 réactions, très majoritairement positives. Cela démontre qu’il y a clairement un auditoire parmi les jeunes et les travailleurs pour des artistes qui dépeignent honnêtement les réalités sociales.

Cet intérêt coïncide avec la montée des luttes des travailleurs et des jeunes – au Québec, dans le reste du Canada et partout ailleurs – face à la crise avancée du système de profit et aux nombreux problèmes qu’elle engendre, incluant la pollution, la dégradation des services publics, l’indifférence officielle devant la pandémie de COVID-19, la guerre et le génocide.

Malgré tout, trop peu d’artistes osent s’engager avec la réalité sociale et le monde qui les entoure. Ces questions vitales ont été discutées avec Simon.

* * *

World Socialist Web Site: Est-ce que tu peux nous parler de ce qui s’est passé récemment avec le festival où Guhn Twei devait jouer et qui a été annulé?

Simon Turcotte: Si on part du début, on a été approché à la fin 2023 par une des personnes de l’organisation du Alien Fest pour jouer à l’édition 2024. Tout était confirmé jusqu’à la fin mars 2024 où l’organisation a commencé à nous envoyer des messages qu’il y avait peut-être des conflits d’intérêts. C’était un peu nébuleux au début et on ne comprenait pas trop ce qui se passait. Finalement, on a reçu un message d’un des organisateurs, Francis Pépin, qui est aussi actionnaire de Métal Marquis, le commanditaire principal du Alien Fest, nous disant qu’il devait retirer Guhn Twei de la programmation en raison de nos critiques de la Fonderie Horne dans nos chansons. Pépin nous a carrément écrit dans son message que Métal Marquis étant un fournisseur de la Fonderie, il y avait conflit d’intérêts et que c’était la raison de la décision.

Il y a ensuite eu une polémique, car nous avons décidé de ne pas rester silencieux devant cet acte de censure. Ç’a été couvert par les médias et Métal Marquis a donné une entrevue à Radio-Canada. Nous avons répondu à cet article, le journaliste est venu nous voir et nous avons donné notre version des faits. Ç’a ensuite déboulé et fait le tour des médias canadiens. Mais avant même que nous ayons pu répondre dans les médias, le festival a décidé de carrément «tirer la plug», ils ont annulé l’édition 2024 du Alien Fest.

WSWS: Qu’est-ce qui t’a amené à faire des chansons contre la Fonderie Horne?

ST: Pour faire une mise en contexte, j’ai travaillé à la Fonderie Horne. En 2015, à la fin d’un contrat à la Fonderie, une très grosse tumeur est apparue dans ma cuisse. Peu de temps après, j’ai reçu un diagnostic de sarcome, un cancer des tissus mous extrêmement rare et très agressif. Entre 2016 et 2020, j’ai eu cinq tumeurs et cinq opérations majeures qui ont finalement amené l’amputation complète de ma jambe droite.

Si on avance ensuite un peu dans le temps, au printemps et à l’été 2022 il y a eu le scandale de l’arsenic. Des données sont sorties par rapport aux taux d’arsenic dans l’air à Rouyn-Noranda et ç'a provoqué une grosse controverse et un débat public. Au même moment, j’ai commencé à monter mon nouveau «band», Guhn Twei. On était ici, à Noranda, dans notre local de musique qui est tout près de la Fonderie, dans ce contexte social là. Donc avec tout ce que j’avais vécu avant, le cancer et tout ça, et tout ce qui se passait socialement au moment où on commençait ce nouveau groupe, c’est juste venu naturellement de parler de ce sujet. Dès les premières chansons, on a commencé à aborder les sujets de la qualité de l’air et de ce que les gens vivent ici à Rouyn-Noranda par rapport à la Fonderie Horne et Glencore.

WSWS: Est-ce que tu peux détailler les conséquences des émissions de la Fonderie sur la santé des gens de Rouyn-Noranda?

ST: Il a été prouvé qu’il y a un plus haut taux de cancer et de maladies pulmonaires ici à Rouyn, qu’ailleurs. Il y a plus de contamination aux métaux lourds qu’ailleurs. Un bon exemple, des cas de sarcomes, le cancer que j’ai eu et qui est censé être extrêmement rare selon l’équipe de cancérologues qui m’a traité à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont à Montréal, il y en a plusieurs qui ont été révélés à Rouyn dans les dernières années. C’est censé être super rare, mais dans une petite ville tu en as plusieurs.

WSWS: Au niveau de ton évolution artistique, quelles ont été les conséquences de ton cancer et de la situation avec la Fonderie Horne?

ST: En fait, je pense que quand tu fais de l’art, quand tu fais de la musique, tu parles de ta réalité. J’ai toujours fait ça. Mais après avoir passé autant de temps à être malade, à avoir le cancer, à fréquenter des hôpitaux et à vivre tout près de la Fonderie; c’était ça ma réalité post-cancer et post-amputation. C’est juste venu naturel de parler de cette réalité.

Mais cette réalité-là, elle dérange certaines personnes. C’est pour ça qu’on te colle l’étiquette d’artiste «engagé», parce que tu parles de choses que d’autres osent moins aborder. Mais moi c’est ça mon vécu: j’ai eu le cancer, j’ai failli mourir cinq fois. C’était juste naturel de m’exprimer là-dessus dans ma musique.

WSWS: Dans le film Minamata, qui porte sur l’histoire vraie d’un photographe qui a documenté les conséquences des rejets d’une usine de produits chimiques sur la santé de la population d’une petite ville au Japon, il est montré que cet engagement fait «revivre» l’artiste et revigore son art. Est-ce que tu vois un lien avec ta propre évolution comme artiste?

ST: Oui. Plus jeune, les paroles de ma musique étaient beaucoup plus nihilistes, beaucoup plus dépressives. Maintenant, le fait de faire de la musique engagée qui est un appel à l’action, qui dénonce, qui milite, ça change complètement ma perspective, mon état d’esprit. Ça a transformé mon impression de ne pas avoir de contrôle sur ma situation et de ne pas voir de lumière au bout de tunnel. De passer de l’écriture de chansons qui disent qu’on n’a pas d’espoir à des textes qui osent attaquer les problèmes qu’on vit à Rouyn et qui pointent du doigt les responsables, ça donne un sens à ce qu’on fait et à ce qu’on vit.

WSWS: Après tes expériences avec la maladie, quelles sont tes impressions sur le système de santé, l’accès aux soins, que ce soit de santé mentale ou physique, pour les jeunes et pour la classe ouvrière, particulièrement en région?

ST: Bien d’abord, il y a un lien à faire avec la Fonderie Horne. Souvent, l’argument pour justifier la présence dans une ville de ce genre d’usine très polluante c’est que c’est bon pour l’économie. Mais dans ce calcul économique, jamais ils ne prennent en compte tous les véritables coûts ou les conséquences sur la qualité de vie. Par exemple, comment ça coûte pour les gens qui tombent malades à cause des émanations? Donc ces entreprises ont des coûts sociaux qui ne sont jamais considérés dans le discours public. Et évidemment, ce n’est pas Glencore qui paie ces coûts, c’est nous autres!

En plus, c’est sûr que quand tu es en Abitibi-Témiscamingue et que tu attrapes un cancer comme ça, tu ne peux pas te faire soigner ici, ils ne sont pas équipés pour ça et ils n’ont pas les spécialistes ici en région. Alors, il faut que tu te fasses soigner à Montréal et il y a des frais reliés à ça. [Rouyn-Noranda est à 7 heures de voiture de Montréal] J’ai été hospitalisé à Montréal pendant des semaines sur une période de plusieurs années, ma famille a dû prendre je ne sais pas combien de congés pour être avec moi. Les gens d’ici qui ont des enfants malades, combien de congés sans solde doivent-ils prendre pour accompagner leurs enfants pendant les traitements à Montréal? Plus le coût du transport, de l’hébergement, et les autres frais, médicaux et autres, qui sont liés à ça. C’est une réalité qu’on oublie beaucoup quand on parle de questions économiques.

WSWS: Je voudrais approfondir ces questions. L’argument est souvent fait par les médias et le gouvernement que la Fonderie Horne de Glencore amène des «retombées économiques». Cet argument est aussi repris par les chefs syndicaux. J’ai ici une citation de Dominic Lemieux, directeur québécois des Métallos, un syndicat regroupant 1.500 salariés de Glencore dont près de 400 à l’Affinerie CCR de Montréal-Est. «Nous sommes confiants qu’avec l’argent injecté, Glencore sera capable de réduire de façon encore plus significative ses émissions d’arsenic et de carbone. Plus de 3.000 emplois directs et indirects en dépendent.» Veux-tu commenter ça?

ST: Il y a un nouveau projet minier ici à Rouyn-Noranda, le projet Horne 5 de Falco. Pour ce projet, ils ne font pas valoir l’argument de la création d’emplois, car il y a déjà un manque de main-d’œuvre. Ils ont déjà trop de projets parce qu’ils n’ont pas assez de main-d’œuvre et on a une crise du logement – et bientôt ils vont raser un quartier de Noranda, un quartier centenaire, en raison des émanations de la Fonderie – alors on va avoir une plus grosse crise du logement, on va manquer de place pour mettre ces gens-là. Et malgré ça, ils veulent faire toujours plus de projets miniers. Par ailleurs, il y a même une étude d’un économiste sortie dans la dernière année qui démontre que l’économie de Rouyn-Noranda tiendrait le coup même si la Fonderie fermait. Alors c’est faux tout ça!

Au final, on se rend compte que ces arguments économiques, ces arguments de création de nouveaux emplois, c’est leur prétexte depuis toujours, mais la vraie raison c’est qu’ils veulent exploiter les ressources et faire de l’argent.

WSWS: Depuis des décennies, les gouvernements successifs, que ce soit le Parti québécois, le Parti libéral du Québec, maintenant la CAQ (Coalition Avenir Québec) savent que la Fonderie Horne pollue et que ça a des conséquences sur l’environnement et la santé des gens. Alors quel est le véritable objectif des gouvernements selon toi?

ST: On sait que l’Abitibi-Témiscamingue a toujours été une région minière. Ils ont toujours essayé d’attirer les grosses entreprises ici pour qu’elles viennent s’installer et extraire nos ressources. Ç’a toujours été comme ça. Les gouvernements veulent juste pouvoir faciliter l’arrivée de ces industries-là. Surtout un gouvernement comme celui de la CAQ pour qui la chose la plus importante est l’«économie». L’Abitibi, comme tout le nord du Québec et le Nord ontarien, a été développée comme un «far west», sans règles et avec un système de «claims» miniers qui fait en sorte que les ressources n’appartiennent pas à la population, mais à des entreprises. Notre sous-sol ne nous appartient pas, les gens de l’Abitibi-Témiscamingue. Sans être expert en politique, c’est une chose qu’on remarque en vivant ici au fil des années: les intérêts de ces grosses entreprises minières sont plus importants que les intérêts de la population, des gens d’ici.

WSWS: Penses-tu que les artistes ont un rôle à jouer dans la société, et si oui, quel rôle?

ST: Je pense que ce qui est arrivé avec Guhn Twei dans les derniers mois prouve que les artistes font une différence sinon on n’essayerait pas de les censurer. Si ce que font les groupes de musique, ou les artistes, peu importe leur discipline, n’avait aucune conséquence sur la société, on n’essayerait pas de les faire taire, de les museler, de les faire disparaître. Clairement, les artistes ont un impact, ils ont une influence.

N'importe quelle forme d’expression, que ce soit à travers la musique, des documentaires, des films, les journalistes, l’important c’est que les gens s’expriment sur les sujets qui sont importants. Et surtout qu’ils puissent le faire librement sans avoir peur en raison de leurs opinions ou craindre qu’il y ait des conséquences négatives à dire ce que l’on pense vraiment.

WSWS: Et pourquoi penses-tu que plusieurs artistes ne parlent pas d’enjeux sociaux dans leur art?

ST: Justement parce que la peur de le faire est justifiée. Les grosses entreprises sont souvent des commanditaires dans le domaine de la culture. Ici dans la région, les grosses compagnies minières financent tous nos festivals. Si tu es un artiste engagé, tu as une peur rationnelle d’être exclu de ces festivals. Nous, par exemple, on est un petit «band» metal et ça nous est arrivé. Et c’est vicieux parce que ça fait que les artistes ont peur de s’exprimer honnêtement sur des enjeux auxquels ils tiennent parce que les entreprises qu’ils pourraient critiquer financent la culture, les évènements, les festivals et les projets artistiques.

Pour les entreprises, c’est une belle façon «par en-dessous» de s’éviter de la critique, de faire taire ceux qui pourraient les critiquer, en finançant les évènements où ces artistes pourraient se produire. Elles n’ont même pas besoin de faire des menaces explicites. Dans notre cas par exemple, la Fonderie Horne a immédiatement démenti qu’elle était derrière la censure. Et il est fort probable que les dirigeants de la Fonderie n’ont rien dit pour nous faire retirer du festival. Ça fait juste tellement longtemps que la culture du silence est instaurée dans la région qu’ils n’ont pas besoin de dire quelque chose, les gens ont juste peur de les critiquer.

On a reçu plusieurs commentaires depuis deux ans de la part d’autres intervenants du milieu de la culture qui nous disent «vous n’avez pas peur de les critiquer? De ne pas pouvoir jouer dans des festivals? De perdre des opportunités en faisant cela?». Les gens qui nous disent ça ne sont pas mal intentionnés, c’est juste normal pour eux de nous poser ces questions-là. Alors elles [les entreprises] n’ont pas besoin de faire grand-chose, les artistes s’auto-censurent au final.

WSWS: C’est important ce que tu dis. Ça souligne le fait que ce n’est pas vrai que les artistes n’ont rien à dire sur les enjeux sociaux. Mais, dans plusieurs cas selon ce que tu nous dis, il y a de l’auto-censure. Certains auraient des choses à dire, mais ils ne se rendent pas là parce qu’ils veulent continuer à évoluer dans ce milieu.

ST: Oui. Et c’est déjà tellement dur [dans le domaine des arts]. Au sein de Guhn Twei, on ne vit pas de notre art et on n’a pas cette intention-là. Mais pour quelqu’un qui essaye de vivre de sa musique, c’est déjà tellement difficile, vas-tu en plus faire de la musique engagée? Te mettre volontairement des bâtons dans les roues et risquer d’être barré ou tout simplement pas invité dans les différents festivals commandités par les grandes entreprises?

Ce serait facile de blâmer les artistes, de dire qu’ils n’osent pas parler d’enjeux sociaux, mais on est dans une culture dans laquelle les grosses corporations comme Glencore financent les arts.

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