États-Unis : « la bombe à retardement de la dette» va crescendo

L’augmentation du déficit budgétaire américain pour l’année fiscale 2024, annoncée par le Congressional Budget Office (CBO – Bureau du budget du Congrès) en début de semaine, soulève des questions économiques et politiques cruciales. Bien que généralement passées sous silence dans la campagne électorale officielle américaine, ces questions revêtent une importance décisive pour la classe ouvrière, tant aux États-Unis qu’à l’international.

Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, s'exprime lors d'une audience devant la commission des services financiers de la Chambre des représentants à Washington, le mercredi 21 juin 2023. [AP Photo/Andrew Harnik]

La question économique immédiate est celle-ci: quand l’augmentation de la dette publique américaine va-t-elle provoquer une crise du dollar, un effondrement majeur du marché de la dette, du marché des obligations du Trésor ou d’un autre secteur du système financier? La dette publique est en passe désormais d’atteindre 36 000 milliards de dollars et augmente à un rythme que le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, et bien d’autres, considèrent comme «insoutenable».

Et à partir de là, comment l’establishment politique, que les rênes du gouvernement soient entre les mains des Démocrates ou des Républicains, réagira-t-il à un tel choc alors qu’il organise des attaques contre la classe ouvrière pour financer une crise profonde du système financier ?

Selon le CBO, le déficit budgétaire américain pour l'exercice 2024 a atteint 1 800 milliards de dollars, son plus haut niveau depuis trois ans. Ce chiffre n'a été dépassé que par les dépenses importantes liées à la pandémie de COVID-19, dont une grande partie est allée aux plus grandes entreprises américaines, qui ont également reçu un soutien massif grâce aux taux d'intérêt proches de zéro, fixés par la Fed.

Les déficits ont fortement augmenté ces dernières années, mais ils étaient considérés comme gérables en raison des taux d'intérêt extrêmement bas. Cette situation a changé suite aux hausses des taux d'intérêt de la Fed, comme l'indiquent les données budgétaires.

L'année dernière, le gouvernement américain a dû payer 950 milliards de dollars en intérêts, soit une augmentation de 34 pour cent, une hausse 240 milliards de dollars par rapport à l'année précédente. Un montant certain d’augmenter dans les années à venir.

Les paiements d’intérêts ont dépassé tant le budget militaire (826 milliards de dollars) que celui de l’assurance maladie Medicare (869 milliards de dollars), et représentent désormais 14 pour cent du budget total. Autrement dit, un dollar sur sept des dépenses publiques est destiné aux détenteurs de la dette publique, ce qui signifie que les emprunts servent de plus en plus à payer les intérêts sur les dettes cumulées.

Le CBO estime que la dette continuera d’augmenter de manière spectaculaire dans un avenir proche et qu'elle dépassera les 50 000 milliards de dollars d'ici la fin de la décennie. D'ici 2027, le montant de la dette par rapport à l'économie globale dépassera son record historique de 106 pour cent du PIB, atteint suite à la Seconde Guerre mondiale.

Cette dette n'a pas provoqué de crise à l'époque, grâce à l'expansion de l'économie américaine au cours du boom d'après-guerre. L’expérience ne se répétera pas, car la croissance économique à long terme n'est que d'environ 2 pour cent. De plus, les États-Unis ne sont plus la puissance industrielle qu'ils étaient dans les années d'après-guerre et ils sont surtout marqués par la croissance du parasitisme financier.

Commentant les derniers chiffres, Doug Holtz-Eakin, président du Comité conservateur pour un budget fédéral responsable, a mis des bâtons dans les roues de la campagne économique de Trump qui affirmait que des réductions d'impôts majeures, combinées à des hausses de tarifs douaniers, stimuleraient l'économie américaine et réduiraient le déficit.

«On ne peut pas résoudre ce problème à travers la croissance», a-t-il déclaré.

Si les Etats-Unis ont pu porter leur dette à des niveaux extraordinaires, c'est grâce au rôle du dollar comme monnaie internationale. Mais le dollar n'est plus adossé à l'or, en tant que réserve de valeur réelle et c’est une monnaie fiduciaire. Autrement dit, il ne fonctionne comme monnaie mondiale que parce qu'il est considéré comme adossé à la puissance de l'Etat américain. Si cette confiance est ébranlée ou s'affaiblit de manière significative, cela peut conduire à une crise du dollar.

Une telle crise ne semble pas être à l’ordre du jour dans l’immédiat, mais comme l’a fait remarquer un jour l’économiste germano-américain feu Rudiger Dornbusch: «La crise met beaucoup plus de temps à arriver qu’on ne pense, et elle survient ensuite beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait pensé.»

Il y a des signes évidents qu'une crise est en train de se développer. Le prix de l'or, réserve de valeur par excellence du système monétaire capitaliste, atteint régulièrement de nouveaux records, et de nombreuses banques centrales augmentent leurs réserves d'or. Le marché du Trésor américain est de plus en plus nerveux quant à sa capacité à absorber l'augmentation de la dette publique et la demande pour acquérir de nouveaux titres du Trésor américain lors des récentes adjudications est restée faible.

Plusieurs pays comme la Chine, le Brésil, la Turquie et d’autres qui, comme l’Arabie saoudite, sont alliés des États-Unis, prennent également des mesures pour organiser des transactions commerciales dans des devises autres que le dollar américain.

Cette tendance a attiré l'attention de Donald Trump, qui a récemment averti que la perte du statut mondial du dollar équivaudrait à perdre une guerre alors qu'il menaçait d'imposer une taxe de 100 pour cent sur les biens provenant des pays cherchant à sortir du système du dollar.

Les problèmes sous-jacents et croissants de l’économie américaine et leurs conséquences ne sont pas abordés dans les médias dits grand public. Tout comme ils balaient le danger réel d’une guerre nucléaire en prétendant que le président russe Vladimir Poutine bluffe, ils croient qu’en ignorant les signes d’une crise financière en développement, celle-ci disparaîtra d’elle-même.

Selon Jason Furman, ancien conseiller du gouvernement Obama et aujourd'hui professeur à Harvard, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. «Nous avons appris que nous empruntons plus que nous ne le pouvions. Et nous avons en fait emprunté plus que prévu», a-t-il déclaré au Wall Street Journal le mois dernier.

Il existe cependant une certaine reconnaissance dans les hautes sphères financières que des problèmes majeurs se développent, notamment la montée du déficit et le fait que l’inflation, qui conduit à des taux d’intérêt élevés, constitue un risque important.

Lors de deux apparitions publiques distinctes cette semaine, rapportées par l'Australian Financial Review, le directeur général de JP Morgan Jamie Dimon, et le magnat des fonds spéculatifs Ray Dalio ont tous deux cherché à détourner l'attention de la question de quand pourrait avoir lieu la prochaine baisse des taux d'intérêt de la Fed et quelle l'ampleur elle aurait.

Dalio a déclaré que ceux qui s'attendaient à de nouvelles baisses de taux importantes «allaient trop vite en besogne» et que les risques étaient plus à la hausse qu'à la baisse, soulignant ce qu'il a appelé la «bombe à retardement de la situation de la dette» aux États-Unis.

Dimon a déclaré que le déficit américain devrait être une source de préoccupation, rappelant qu'au début des années 1980, où l'inflation était de 14 pour cent, le déficit était de 3,5 pour cent du PIB, contre 7 pour cent aujourd'hui. La dette totale était de 35 pour cent du PIB, contre environ 100 pour cent aujourd'hui.

Dans un contexte où les dépenses militaires vont augmenter quel que soit le parti qui remporte l’élection présidentielle, les couteaux sont affûtés pour une attaque majeure sur les dépenses des services sociaux.

Kamala Harris et Trump ont tous deux déclaré qu’ils ne toucheraient pas à deux des plus gros postes du budget, la Sécurité sociale et l’assurance maladie Medicare. Mais les engagements électoraux sont une chose, l’économie et les finances, une autre.

Faisant écho aux opinions largement répandues au sein de l'establishment économique, Romina Boccia, directrice du budget et de la politique des droits sociaux à l'institut de droite Cato, qui a longtemps défendu ce que l'on appelle un ‘gouvernement plus petit’, a déclaré au Journal que Medicare devait être rendu plus efficace et les prestations de la sécurité sociale amputées.

«Tout plan budgétaire qui ne s’attaque pas à ces services ne s’attaque pas à la cause profonde de l’augmentation des dépenses», a-t-elle déclaré.

La question clé est comment mener cette attaque frontale contre la classe ouvrière. Cette question fait elle aussi l'objet de discussions à huis clos dans les cercles dirigeants, à mesure que la crise de la dette s'aggrave.

Une récente tribune libre de Mitch Daniels dans le Washington Post intitulée «Le jour où le dollar mourra arrive. Quel est le plan?» donne un aperçu de ces délibérations.

Daniels, ancien gouverneur républicain de l'Indiana, qui a servi dans les gouvernements Reagan et George W. Bush, a articulé son commentaire autour d'une conférence qui, selon lui, devrait être «consacrée à la préparation d'un plan pour l'effondrement du marché de la dette publique américaine et du statut de réserve mondiale du dollar – et aux conséquences économiques et sociales d'un tel événement».

Il a noté qu'avec un déficit proche de 2 000 milliards de dollars et une dette sur le point de dépasser le PIB du pays, «seul un nombre décroissant de négationnistes doutent que le moment cataclysmique de rendre des comptes, y compris des dommages à deux chiffres infligés à la croissance des revenus des Américains, se profile». Il était «plus que temps de se préparer».

Il fallait se concentrer sur la planification du jour où, et non pas si, «des dizaines de millions d’Américains se verront dire que les fonds fiduciaires ne sont pas fiables et que les prestations de la sécurité sociale qu’ils perçoivent sont sur le point d’être réduites, peut-être de manière drastique».

Daniels a prévenu que les messages adressés à un public en colère, lui demandant de faire face aux nécessités de la situation, ne suffiraient pas.

L’effondrement économique, a-t-il déclaré, déclencherait des réactions violentes, soulevant la question de savoir lequel des «plus de 100 pouvoirs unilatéraux du président pourrait être nécessaire». Cela pouvait inclure la loi martiale et il fallait un plan pour déterminer «ce qui est et n’est pas permis par le langage de la loi sur l’insurrection [que Trump voulait invoquer en 2020], autorisant le recours à l’armée non seulement pour ‘réprimer la rébellion’, mais aussi pour réprimer une ‘combinaison ou une conspiration illégale’ qui ‘entrave l’exécution des lois’».

Ce serait une grave erreur de considérer ces analyses comme des «rêveries» dénuées de tout fondement. En réalité, ces conclusions découlent de la logique objective des processus économiques et financiers.

Tout comme les cercles dirigeants débattent actuellement de la manière de faire face à la crise économique croissante, la classe ouvrière doit se préparer. Elle doit se fonder sur la logique objective des événements et entamer une lutte politique pour renverser le système capitaliste en faillite et sa tendance inhérente à la dictature. C'est la lutte pour prendre le pouvoir politique et établir un gouvernement ouvrier et le socialisme.

(Article paru en anglais le 11 octobre 2024)

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