David North
L’héritage que nous défendons

La Quatrième Internationale après la guerre

Certaines affirmations de Banda sont si fantastiques que si l’on venait à nous dire qu’il a écrit une partie de ses Vingt-sept raisons sous l’influence de l’alcool nous n’en serions pas autrement surpris. C’est ainsi qu’il annonce sans autre explication que le second congrès de 1948 « avait brillé par sa myopie et sa ferme conviction que l’impérialisme restait stable et le stalinisme solide ».

Banda est un spécialiste de ce type de formule. Il prononce un jugement bizarre et provocant sur tout un congrès mondial sans même recourir à l’analyse d’un seul document contemporain. Nous avons déjà constaté que les quatre années qui avaient précédé ce congrès avaient été dominées par la lutte contre les éléments révisionnistes qui rejetaient toute perspective de révolution socialiste au sein de la Quatrième Internationale.

Une rapide lecture du Manifeste du deuxième congrès de la Quatrième Internationale montre de quelle façon celui-ci exprimait sa confiance dans la « stabilité » de l’impérialisme et la « solidité » du stalinisme : « Sous sa croûte plombée, toutes les forces de décomposition sont perpétuellement en action à l’intérieur du capitalisme. Le système chancelle sous l’effet d’explosions sociales qui conduisent vers une conflagration internationale. Le stade ‘suprême’ de l’organisation capitaliste s’avère être l’organisation d’un chaos sanglant qui met la révolution communiste à l’ordre du jour ». [113] Militant, 28 juin 1948.

Le document expliquait que :

« … la puissance et la richesse des États-Unis ont été arrachées à la stagnation et au déclin du reste du monde capitaliste, déclin qui agit irrémédiablement contre les États-Unis…

L’économie, la politique et la culture américaines présentent tous les signes d’une crise proche. Le terrible mal de la dette publique dévore les réserves de la nation. Une inflation effrénée, la spéculation et les investissements improductifs qui précèdent toujours une grave crise financière se sont emparés de la nation ». [114]

Dans une analyse prophétique du rôle mondial des États-Unis, le manifeste déclare :

« Les impérialistes américains, tout juste sortis de leur provincialisme, sont placés devant la tâche de protéger le capital sur cinq continents… L’impérialisme britannique fut capable de maintenir sa suprématie mondiale par sa seule puissance économique. L’impérialisme américain est obligé aujourd’hui maintenir des armées de mercenaires dans chaque pays. Les capitalistes britanniques, dans leur période ascendante, purent corrompre leur propre classe ouvrière à l’aide des miettes des profits réalisés dans le monde. Mais l’impérialisme yankee dans la période de déclin du capitalisme ne peut établir sa domination mondiale sans militariser entièrement son propre pays ni détrousser son propre prolétariat. C’est pourquoi l’offensive mondiale de l’impérialisme américain sert en même temps à l’éducation du prolétariat dans la politique mondiale. Les forces libérées par la crise américaine s’élèveront en opposition directe à la politique impérialiste de Wall Street. La classe ouvrière américaine se trouvera pour la première fois face à face avec son destin communiste. » [115]

En ce qui concernait la question du stalinisme, le congrès avait à apprécier pour la première fois les implications d’une extension de l’influence soviétique en Europe de l’Est. Cette question allait bientôt faire naître dans la Quatrième Internationale une controverse d’où sortiraient les révisions fondamentales du trotskysme formulées par Pablo.

Avec le recul du temps, il est possible de découvrir dans certaines formulations les indices de divergences en train de se développer et qui allaient éclater au grand jour quelque cinq années plus tard. (Après le déclenchement de la Première guerre mondiale et la trahison de la Deuxième Internationale, Lénine avait constaté de façon analogue que certaines des formulations employées par Kautsky dans des documents que les bolcheviks avaient jusqu’alors considérés comme orthodoxes, avaient des implications révisionnistes.)

Les délégués du deuxième congrès n’avaient à leur disposition ni boules de cristal ni compteurs Geiger. L’analyse du stalinisme était correcte dans l’essentiel. Le Manifeste soulignait les contradictions qui étaient à la base de l’extension de l’influence du stalinisme dans la période qui suivit la guerre.

« Considérant les résultats de l’expansion de la bureaucratie, certains ‘théoriciens’ petits-bourgeois à la vue courte et qui ont depuis longtemps perdu toute foi dans la révolution prolétarienne, s’émerveillent des ‘succès’ remportés par le ‘réalisme stalinien’. ‘Les nationalisations n’ont-elles pas été étendues à toute l’Europe de l’Est’ disent-ils ?

« D’autres qui ont une peur mortelle de ‘la force croissante’ du stalinisme, voient en lui le représentant d’un nouveau monstre exploitant la société, en marche pour dominer le monde. L’hystérie des deux côtés s’harmonise étrangement avec la propagande stalinienne, produit d’un impressionnisme des plus grossiers.

« Les conquêtes ‘socialistes’ de Staline en Europe de l’Est lui furent en réalité concédées à Téhéran, Yalta et Potsdam. En échange de ces ‘conquêtes’ Staline trahit le soulèvement d’août 1942 en Inde, ordonna de désarmer les partisans en Grèce, livra le mouvement de masse en France à De Gaulle, remit la bourgeoisie chancelante au pouvoir dans tous les pays d’Europe de l’Ouest et aida à écraser le prolétariat allemand.

« Par les pratiques infâmes du démontage, du pillage, de la déportation et de la terreur, Staline a réussi à créer dans le mouvement ouvrier mondial une profonde hostilité envers l’Union Soviétique que même Hitler fut incapable de provoquer. Voilà l’impressionnant bilan des ‘victoires’ staliniennes….

« Staline a mis à profit le répit qu’il a gagné pour commettre les crimes les plus abominables. Quels que puissent être ses succès, il se dirige droit à la ruine. » [116]

Le Manifeste rejetait l’affirmation que le stalinisme constituait l’alternative à l’impérialisme :

« Le pouvoir du stalinisme dans la classe ouvrière est le produit de la puissance matérielle de son appareil alliée à la tradition révolutionnaire du passé qu’aux yeux des grandes masses, il continue de représenter. Comme Engels le souligna il y a un siècle, la tradition est une des forces d’inertie les plus puissantes de l’histoire. Afin d’arracher au stalinisme la direction de la classe ouvrière, il faut reprendre là où se sont arrêtés la social-démocratie et les partis communistes. Il faut construire de puissantes organisations ouvrières. Il faut éduquer une nouvelle génération de cadres ouvriers révolutionnaires qui, par de nombreuses expériences successives dans la lutte, réussiront à s’ancrer dans la classe ouvrière et à gagner son respect et sa confiance. Il est nécessaire de construire un véritable parti qui, par l’accroissement constant de son activité, apparaîtra finalement dans tous les mouvements de masse comme la réelle alternative aux directions faillies. En s’appuyant fermement sur son programme révolutionnaire, en s’orientant vers les couches les plus exploitées de la société, en gardant une entière confiance dans la capacité de lutte profondément révolutionnaire du prolétariat – c’est ainsi que la Quatrième Internationale détruira finalement l’obstacle du stalinisme dans le mouvement ouvrier. » [117]

Cette perspective ressemblait très peu au programme révisionniste avec lequel Pablo essaya plus tard de liquider les cadres de la Quatrième Internationale dans l’appareil stalinien. L’ampleur du changement qui eut lieu dans la ligne politique de la Quatrième Internationale et la rapidité de son évolution montrent combien nécessaire est une analyse matérialiste historique des transformations objectives ayant eu lieu dans les rapports sociaux à l’échelle mondiale et de leur manifestation politique dans le mouvement trotskyste.

Dans une autre de ses références au deuxième congrès, Banda nous annonce cette chose extraordinaire :

« Sur la question centrale d’Israël, la Quatrième Internationale ne s’opposa pas à la création d’une enclave sioniste ni n’appela à son renversement, mais – en s’inclinant devant les tendances sionistes de Mandel – appela à une restriction de l’immigration, revendication qui désarmait les cadres et fut soutenue de bon cœur par les staliniens et les travaillistes de gauche. »

En réalité, la Quatrième Internationale s’opposa avec fermeté à la formation de l’État sioniste au Moyen-Orient. Cette question avait entre autres opposé le SWP aux partisans de Shachtman et à Félix Morrow. Bien qu’ayant inlassablement fait campagne contre toute restriction de l’entrée des juifs aux États-Unis, le SWP s’opposa à l’immigration juive en Palestine étant donné qu’elle devait servir à installer une tête de pont anti-arabe. Morrow rejetait ce point de vue et suivait Shachtman dans les concessions que celui-ci faisait au sionisme.

Une des résolutions du deuxième congrès disait :

« La Quatrième Internationale rejette comme une utopie réactionnaire la ‘solution sioniste’ de la question juive. Elle déclare qu’un renoncement complet du sionisme est la condition sine qua non de la fusion des luttes des travailleurs juifs et des luttes sociales, nationales et émancipatrices des ouvriers arabes. Elle déclare que la revendication de l’immigration juive en Palestine est réactionnaire de bout en bout comme est réactionnaire l’appel à l’immigration de tout peuple oppresseur dans les pays coloniaux en général. Elle affirme que la question de l’immigration comme celle des rapports entre les juifs et les arabes ne peut être tranchée de façon satisfaisante qu’après que l’impérialisme ait été chassé par une assemblée constituante qui garantisse des droits intégraux aux juifs en tant que minorité nationale. » [118]

On peut trouver dans les pages de Militant et d’autres publications de la Quatrième Internationale d’innombrables articles condamnant explicitement le sionisme et l’objectif d’un État sioniste en Palestine. En rejetant l’immigration juive en avril 1948 – un mois seulement avant la proclamation de l’État d’Israël – la Quatrième Internationale s’opposa sans équivoque possible à la revendication principale des sionistes qui portaient la dernière main au plan d’installation d’une tête de pont de l’impérialisme américain au Moyen-Orient.

La remarque de Banda concernant « les tendances sionistes de Mandel » en 1948 ne s’appuie sur aucun fait vérifié, à moins que Banda ne déduise ces tendances présumées des origines familiales de Mandel. En outre, faire comme si la Quatrième Internationale fondait sa ligne politique sur des « tendances personnelles » est une calomnie, même si pour un seul instant on voulait bien admettre l’existence de telles tendances.

Banda essaie ensuite de faire toute une histoire de l’entrée de la tendance Johnson-Forrest dans le SWP après sa rupture d’avec le Workers Party de Max Shachtman. « Sur l’insistance de Mandel, on déclarait à nouveau le capitalisme d’État compatible avec le trotskysme. Une honteuse répudiation de la lutte décisive de Trotsky contre Burnham et Shachtman ».

Ce ne fut jamais le cas. Comme tous les autres événements dans l’histoire de la Quatrième Internationale, celui-ci ne peut être compris séparé de son contexte politique. Quiconque a lu les documents de la lutte de 1939-1940 sait que Trotsky refusa explicitement de faire scission à cause de la position prise par Shachtman sur la nature de l’URSS. Il soulignait qu’une minorité avait le droit d’avoir cette position dans la Quatrième Internationale tant qu’elle était prête à se soumettre à la discipline centraliste démocratique de l’organisation. Shachtman refusa d’accepter cette condition et fit scission avec le SWP.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, cette scission avait un caractère fondamental. Les tendances de classe et leurs divergences irréconciliables, portant sur des questions théoriques, politiques et organisationnelles avaient été exposées au grand jour. Toutefois la scission de 1940 n’avait pas réglé une fois pour toutes le problème que constituait la tendance de Shachtman dans le mouvement ouvrier international et aux États-Unis en particulier. Les partisans de Shachtman continuaient de dire qu’ils appartenaient à la Quatrième Internationale. L’échec des « discussions unitaires » qui se tinrent en 1946 furent cruciales, car elles apportèrent la preuve que Shachtman, malgré ce qu’il en disait, représentait une tendance hostile au trotskysme.

Le SWP commit certainement quelques erreurs de tactique dans les manœuvres qui accompagnèrent ces discussions, erreurs qui reflétaient sans aucun doute une certaine confusion théorique de la part de sa direction. Sa tendance à accorder trop de crédit aux assurances de Shachtman que l’unité serait possible une fois résolues les questions organisationnelles en suspens, était un danger potentiel.

En février 1947, James Cannon, Morris Stein et Georges Clarke présentèrent au comité politique du SWP une résolution suggérant qu’une fusion avec le Workers Party était imminente. Cette résolution prenait pour argent comptant les assurances de Shachtman que son organisation était prête « à accepter sans réserves et sans conditions les décisions de la convention extraordinaire prévue pour l’automne et qu’elle était prête à se soumettre tant politiquement qu’organisationnellement à sa discipline ».[119]

En l’espace de quelques semaines toutefois il s’avéra que le SWP avait mal apprécié le « tournant à gauche » présumé de Shachtman vers une unité de principe. Cannon devait l’admettre plus tard en ces mots :

« Je considère que j’ai, avec d’autres, commis une erreur dans la mesure où nous avons pris le tournant effectué par les shachtmaniens en février par trop pour argent comptant et que nous n’avons pas suffisamment prévu un zigzag dans l’autre sens… nous avons sous-estimé le caractère centriste de ce groupe, nous n’avons pas considéré leur tournant à gauche avec la réserve, la prudence qui s’imposaient et nous avons manqué d’anticiper un autre zigzag vers la droite ». [120]

Lors de son assemblée générale de février 1948, le SWP faisait état de la rupture de tous les pourparlers unitaires avec le Workers Party dans une déclaration qui disait :

« Le rejet de la voie unitaire place les membres du Workers Party devant l’alternative suivante : celle d’un avenir révisionniste sans perspective ou celle d’un retour aux doctrines du marxisme révolutionnaire et au mouvement. Ceux qui désirent construire dans ce pays un véritable parti ouvrier révolutionnaire suivant une orientation trotskyste n’ont d’autre choix que celui de quitter ce groupe petit-bourgeois failli et de rejoindre les rangs du SWP. » [121]

Réexaminant toute l’expérience faite avec le groupe de Shachtman, le second congrès mondial de la Quatrième Internationale concluait : « En l’état actuel des choses le Workers Party est un groupe politique hostile au SWP et à l’internationale et l’impossibilité de l’unité provient avant tout de l’ampleur des divergences politiques. Notre tâche n’est pas de faire l’unité avec le WP, mais de retirer cet obstacle du chemin sur lequel progresse le parti prolétarien ». [122]

La façon dont le SWP aborda le problème de l’unité avec le WP en 1945-1947 s’opposait diamétralement à la méthode employée par Joseph Hansen et le SWP quinze ans plus tard dans leur réunification avec les pablistes. L’erreur relevée et corrigée par Cannon en 1947 – « nous n’avons pas suffisamment tenu compte du caractère petit-bourgeois et centriste de ce groupe » – fut alors répétée et même transformée en vertu. En 1961-1963, le SWP insistait pour faire l’unité organisationnelle avant que n’ait lieu une discussion politique sur les divergences en suspens et que celles-ci ne soient clarifiées.

C.L.R. James (Johnson) et Raya Dunayevskaya (Forrest) rompirent avec le groupe de Shachtman pour rejoindre le SWP. Les dirigeants de cette petite fraction avaient été membres de la Quatrième Internationale avant la scission de 1940 et bien qu’étant partis avec Shachtman ils eurent ultérieurement des divergences quant à son soutien ardent des Trois thèses de l’IKD.

Il est vrai que deux ans plus tard ils désertèrent le SWP sur la question de la guerre de Corée ; mais dire que cette minuscule scission était « le prix déplorable » qui est sensé prouver que « l’héritage trotskyste tout entier fut jeté aux orties trois ans avant que ne monte en scène ce père du révisionnisme qu’était Pablo » n’a aucun sens. Banda n’aurait raison que dans le cas où le SWP aurait capitulé devant la tendance Johnson-Forrest au moment où éclatait la guerre de Corée. Mais il s’avéra que leurs conceptions n’eurent qu’une très faible influence sur le SWP.

De plus, de tous les événements de l’après-guerre, c’est le déclenchement de la guerre de Corée qui fut la principale épreuve pour tous les tenants de la théorie du capitalisme d’État ; ils furent démasqués en tant que défenseurs de l’impérialisme dans le mouvement ouvrier. Dès 1950, les mises en garde lancées par Trotsky se trouvaient entièrement confirmées – surtout en ce qui concernait le destin personnel de Shachtman.

La logique de ses positions politiques et méthodologiques, restées sans correction, conduisit, malgré son dévouement personnel à Trotsky, à sa transformation en un instrument de forces de classe hostiles et finalement en un contre-révolutionnaire. Même si cette évolution avait été prédite et anticipée théoriquement, la Quatrième Internationale dut passer, après 1940, par une série d’expériences supplémentaires tout comme Lénine et les bolcheviks avaient dû passer, après la scission « historiquement décisive » de 1903, par des expériences nombreuses et diverses – y compris la dissolution commune de fractions, des congrès d’unification, etc.

La position petite-bourgeoise de Banda s’exprime dans sa façon de traiter tous ces épisodes. Il est incapable de s’élever, par-delà les appréciations subjectives et les descriptions anecdotiques, au niveau d’une analyse des rapports sociaux et du développement objectif de la lutte des classes, en dehors de laquelle il est impossible de comprendre l’évolution des fractions, des tendances et de leurs divers représentants.

Banda nous fait une autre révélation sensationnelle qui, prétend-il, démasque la terrible trahison de Cannon : « Après le deuxième congrès il y eut une campagne systématique menée par le SWP en collaboration avec Healy afin d’organiser un culte de la personnalité autour de Pablo et Mandel dont on voulait faire les exécuteurs du testament politique de Trotsky – pour ne pas dire les deux plus grands génies et stratèges vivants ».

Et d’où lui vient cette étonnante information ?

« Au cours d’une discussion que j’ai eue avec feu P.K. Roy, de la section indienne, feu Farrell Dobbs admettait avec candeur que le SWP avait délibérément fait de Pablo l’incarnation vivante du trotskysme, car ils craignaient que la mort de Trotsky n’eût laissé un vide qu’il fallait combler. C’était là la base de la faillite théorique du SWP – et de toute la direction de la Quatrième Internationale – et la preuve la plus irréfutable du pragmatisme qui avait condamné le SWP… La création d’un culte de la personnalité avec Pablo était le corollaire de la transformation du trotskysme en dogme par le SWP. »

Comme, par un heureux hasard, les interlocuteurs de Banda sont morts tous les deux ils ne peuvent donc contredire sa version des faits. Mais cette affirmation est si ridicule qu’elle ne vaut pas la peine d’être prise au sérieux. Banda veut nous faire prendre de la psychologie à bon marché pour une analyse politique. Cannon a « construit » Pablo afin de « combler le vide » laissé par Trotsky. Nous ne connaissons pas de document, sans parler de monument ou autre icône, qui confirmerait la thèse de l’existence de l’équivalent d’un « culte de la personnalité » dans la Quatrième Internationale. En fait, il n’a jamais existé. Nous ne pouvons traiter du contenu d’une discussion qui est sensée avoir eu lieu avec des hommes qui ne sont plus de ce monde. L’histoire du mouvement trotskyste doit reposer sur l’étude de documents écrits et non pas sur une sorte de tradition orale et sur des souvenirs teintés de motivations fractionnelles.

Cannon a parlé de façon spécifique de l’importance de la mort de Trotsky et l’a toujours fait pour s’opposer à ceux qui, comme Morrow et d’autres éléments de droite et ennemis déclarés du mouvement, suggéraient que le destin de la Quatrième Internationale reposait sur les épaules d’un seul homme, même si cet homme était un génie comme Trotsky. C’est lors de l’assemblée générale du SWP en mai 1946 qu’il prit le plus directement position sur cette question :

« Nous avons vu depuis la mort de Trotsky se développer dans notre parti et pas seulement dans notre parti, la conception que ce qui peut sauver la Quatrième Internationale, et la seule chose qui puisse la sauver, est une sorte de messie. C’est-à-dire que le travail collectif au cours duquel les erreurs sont corrigées et les réponses correctes trouvées, la stricte adhésion au programme et la collaboration entre les membres du parti, l’élection d’une direction fonctionnelle dans les partis et la collaboration entre les dirigeants de l’un et de l’autre parti dans un centre international, cela ne suffit pas. Il nous faut quelqu’un qui se trouve au-dessus de cela et qui dirige de façon personnelle et individuelle. C’est le complexe du messie. C’est ce qu’il y avait derrière toute la grogne qu’on a entendue pendant des années, depuis la mort de Trotsky.

« On put l’entendre pour la première fois ouvertement lors du plénum du quinzième anniversaire, il y a deux ans et demi. ‘Cannon ne remplace pas Trotsky’ – ce qui est loin d’être une exagération. Mais derrière cette déclaration – Cannon ne remplace pas Trotsky – il a le sentiment que quelqu’un doit prendre la place de Trotsky. Nous avons dit que c’était à l’Internationale, au niveau international de remplacer Trotsky, car des Trotsky ça ne se rencontre pas tous les jours. Et derrière cette affirmation d’individus égarés par leur propre faute, il y a le sentiment que peut-être ils ont été touchés par le feu sacré, il y a un manque de confiance dans l’aptitude collective du parti à se diriger et à forger sa direction. C’est une erreur de bout en bout.

« Et les prétentions de ces gens qui se placent au-delà du parti, au-delà de la direction internationale nommée par la conférence, ces prétentions sont en désaccord avec la réalité. Nous vivons à un stade différent du développement de la Quatrième Internationale. Nous vivons au stade de l’après-Trotsky. Voilà cinq, bientôt six ans que Trotsky est mort et l’ensemble du mouvement international s’est adapté aux nécessités de la nouvelle période. Que possédons-nous ? Nous possédons les idées de Trotsky et nous possédons les cadres que ces idées ont produits et avec cela nous travaillons et vivons en ayant confiance dans l’avenir. » [123]

Cannon n’a pas « construit » Pablo afin de combler un « vide » parce qu’en ce qui le concernait il n’y avait pas de vide dans la Quatrième Internationale. Dans les années 1940 et au début des années 1950, Cannon faisait encore confiance à la force des idées que Trotsky avait léguées au mouvement et il était convaincu que les « gens ordinaires » qui travaillaient avec ces idées pouvaient construire la Quatrième Internationale et, sous son drapeau, conduire la révolution socialiste mondiale.

Il est vrai que Cannon tenta d’encourager Pablo à la fin des années 1940, comme lui-même avait été encouragé par Trotsky. Cannon parlait et écrivait souvent du tact et de la patience exceptionnels de Trotsky à l’égard du mouvement international. Il est indubitable que Cannon fut influencé par cette approche, qui comportait de nombreux avantages.

On sait aussi qu’il eut tendance à pardonner à Pablo des erreurs commises par celui-ci dans les années 1940, comme sa fâcheuse intervention au début de la lutte fractionnelle avec Morrow et Goldman – que Cannon avait tout d’abord mis au compte d’un manque d’expérience de la part de quelqu’un d’encore jeune. Plus tard, dans les années 1950, Cannon fit une sérieuse erreur politique dans sa réaction aux plaintes de Renard sur les agissements bureaucratiques de Pablo. Nous y reviendrons plus tard.

Quoi qu’il en soit, ces événements doivent tous être examinés de façon objective – ce qui exige pour le moins de l’honnêteté, une qualité malheureusement introuvable chez Banda. Dans la période succédant à la Deuxième guerre mondiale, la collaboration entre Cannon et la direction du comité exécutif, représenté par Pablo et Germain (Mandel), était une collaboration sur la base de principes. Le fait que des divergences irréconciliables se manifestent là où existait une longue et solide alliance ne prouve pas que cette relation politique était mauvaise ou dénuée de principes dès le départ.

Dans l’évolution historique de tout véritable mouvement révolutionnaire, les rapports politiques sont constamment revus et redéfinis. Le développement du marxisme ne rend pas ce processus superflu mais il donne à ceux qui y participent la possibilité de faire une estimation consciente de ces transformations objectives lorsqu’elles surviennent, de découvrir leur origine de classe et leurs implications politiques, d’éviter si possible des scissions irréversibles ou de les effectuer avec une détermination inflexible si elles s’avèrent nécessaires.


[113]

Militant, 28 juin 1948.

[114]

Ibid.

[115]

Ibid.

[116]

Militant, 5 juillet 1948.

[117]

Militant, 26 juillet 1948.

[118]

Deuxième congrès de la Quatrième Internationale, Struggles of the Colonial Peoples and the World Revolution, dans Fourth International, juillet 1948, p.157.

[119]

James P. Cannon, The Struggle for Socialism in the «American Century» : James P. Cannon, Writings and Speeches, 1945-1947, édit. Les Evans, Pathfinder Press, New York 1977, p.329.

[120]

Ibid., p.421.

[121]

Bulletin interne du SWP, t.10, n°3, mai 1948, p.3.

[122]

Ibid., p.4.

[123]

James P. Cannon, The Struggle for Socialism, pp.239-240.