David North
L’héritage que nous défendons

La lutte de Cannon contre la tendance Cochran

Avec l’explication des origines de la scission de 1953, la campagne hystérique que mène Banda pour dénigrer la Quatrième Internationale atteint son niveau le plus bas. C’est ainsi qu’il écrit :

« Je dirais, par conséquent, que la scission de 1953 faisait intrinsèquement partie de la politique et des perspectives adoptées en 1951. C’est ce qui intensifia la division entre ceux qui, en Angleterre et aux États-Unis (c’est-à-dire Cannon et Healy), s’orientaient rapidement vers les bureaucraties ouvrières et réformistes et vers l’État et ceux qui, en Europe de l’Ouest, s’adaptaient aux pressions des bureaucraties staliniennes dominantes comme en Italie et en France…

« Pablo se trouva, par nécessité, obligé de manœuvrer et de recourir aux intrigues contre les directions liées de façon organique aux bureaucraties pro-occidentales tels que Cannon, Healy et Lambert. Inversement, Cannon et Healy se virent forcés de protéger leurs bases opérationnelles face à l’orientation pro-stalinienne de Pablo, tout en proclamant, bien sûr, leur allégeance aux résolutions frauduleuses de 1951. » (Italiques de l’auteur)

Banda prétend donc aujourd’hui que le Comité International a ses origines dans une fraction de droite de la Quatrième Internationale, liée aux bureaucraties ouvrières pro-impérialistes aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il ne se donne pas la peine de répondre à un certain nombre de questions essentielles posées par sa nouvelle interprétation.

Si Cannon, Healy et Lambert étaient liés « de façon organique aux bureaucraties pro-occidentales » et s’ils « s’orientaient rapidement » vers l’État impérialiste, il s’en suit que la fondation du Comité International en 1953 était non seulement une « manœuvre indigne » mais encore une attaque de droite, réactionnaire, contre le mouvement trotskyste. Si on tient pour correcte la nouvelle explication donnée par Banda de la scission de 1953, il faut en conclure que la rébellion contre les résolutions du troisième congrès et le refus d’accepter plus longtemps la direction de Pablo, représentaient, malgré les erreurs de Pablo, une mutinerie de l’aile droite. Si Pablo fut forcé « par nécessité » (pour parler comme Banda) de « manœuvrer et de recourir aux intrigues » contre les éléments « pro-impérialistes », il s’ensuit qu’il aurait fallu soutenir le Secrétariat International de façon critique contre Cannon, Healy et Lambert. Banda devrait expliquer pourquoi alors, en 1953, il s’est associé à ces « éléments droitiers ». Il nous dit aujourd’hui qu’un article qu’il avait écrit quelques années après et critiquant le FLN algérien, « était l’un des épisodes les plus honteux de [s]a carrière politique », mais que pouvait-il y avoir de pire que de soutenir ceux qui, dans la Quatrième Internationale, étaient soi-disant au service de la bureaucratie travailliste britannique réactionnaire et de la bureaucratie syndicale américaine, dominée par la CIA !

L’interprétation donnée par Banda ne résiste pas à l’épreuve des faits historiques. En 1953, Pablo fut soutenu dans le SWP par les éléments qui s’apprêtaient à abandonner la lutte pour le marxisme aux États-Unis et à une complète capitulation devant la bureaucratie syndicale. À partir de 1951, Bert Cochran, le dirigeant de la fraction pabliste américaine, défendit sans vergogne la tendance liquidatrice dans le SWP. Il trouva son principal soutien dans un groupe de syndicalistes du SWP qui, face à la chasse aux sorcières acharnée du maccarthysme, avaient perdu toute confiance dans une perspective révolutionnaire. La fraction de Cochran s’adapta au conservatisme croissant des syndicalistes âgés qui avaient dans le passé participé aux grandes luttes menées par la CIO des années 1930, mais qui, à présent, jouissaient des avantages de la clause d’ancienneté leur garantissant un emploi stable et, si on les compare à ce qu’ils touchaient plus jeunes, jouissaient d’un bon salaire.

Il y a douze ans, dans la brochure qu’il écrivit sur Cannon après sa mort, Banda se solidarisait entièrement avec la lutte contre Cochran et ses partisans : « L’instinct de Cannon en ce qui concernait la minorité était infaillible. Il les percevait comme un groupe conservateur de l’aristocratie ouvrière ». [178]

Les trotskystes qui constituèrent le Comité International luttèrent contre une alliance entre des forces qui s’adaptaient simultanément à la pression de l’impérialisme et à celle du stalinisme. Le fait que Pablo, en dépit de son orientation pro-stalinienne en Europe, se soit allié à ceux qui, au sein du SWP, s’adaptaient rapidement à la politique de la bureaucratie pro-impérialiste de Reuther de l’United Auto Workers, démontre que la vraie nature du révisionnisme pabliste était la liquidation dont la forme variait inévitablement selon les conditions nationales. Les pressions sociales s’exerçant sur la Quatrième Internationale engendrèrent un état d’esprit sceptique et pessimiste qui trouvait une expression articulée dans les formulations liquidatrices de Pablo. Derrière les discours sans fin sur l’ « intégration » des sections nationales dans le mouvement de masse « tel qu’il existait dans chaque pays » et sur la rupture d’avec le sectarisme et le dogmatisme, se dissimulait l’opinion que les principes trotskystes étaient passés de mode et que les organisations qui les défendaient étaient condamnées à un éternel isolement.

Cochran se sentait attiré vers Pablo parce que la ligne révisionniste développée à Paris était la porte ouverte à une adaptation à la bureaucratie syndicale aux États-Unis, où la pression en faveur d’un abandon de la lutte pour le marxisme était particulièrement forte. Pour une courte période, à la fin de la deuxième guerre mondiale, la puissante vague de grèves de 1945-1946 avait permis au SWP de croître rapidement. La nouvelle stabilité du capitalisme en Europe cependant et le début de la guerre froide mirent brusquement terme à cette situation. Une vague de réaction politique sans précédent, même selon les standards américains, s’abattit sur le SWP et toute la gauche des États-Unis. Les crimes du stalinisme qui avaient discrédité le Parti communiste aux yeux des travailleurs les plus militants avaient facilité les purges anticommunistes entreprises au sein des syndicats en 1947.

Bien avant que McCarthy ne fasse ses débuts en prononçant l’infâme discours de Wheeling en février 1950 (« J’ai ici les noms de deux cent cinq communistes connus… »), la chasse aux sorcières avait déjà pris l’ampleur d’une hystérie nationale. Le vaste public de travailleurs et d’intellectuels « d’opinion socialiste » qui avait existé dans les années 1920, 1930 et jusqu’au milieu des années 1940 s’était comme évaporé. La « trahison des intellectuels » qui courtisaient servilement Henry Luce et son programme était aussi généralisée que répugnante ; elle mettait à la disposition de l’impérialisme américain une armée d’apologistes et de propagandistes qui monnayaient le peu qu’ils savaient ou dont ils se souvenaient encore pour faire des gains rapides dans cette vaste entreprise commerciale qu’est l’anticommunisme professionnel.

Cannon décrivit dans sa veine inimitable le processus général que constituait l’abandon de la cause de la révolution sociale par l’intelligentsia des années 1930 :

« Tous et chacun de ces fugitifs de la révolution pensent que feu Thomas Wolfe n’y était pas du tout quand il disait ‘Vous ne pouvez pas retourner en arrière’ et le réfutent à l’aide de cette preuve pragmatique : ‘Nous le pouvons et nous l’avons fait’. Pour tout homme qui estime et respecte la dignité humaine, ils offrent un spectacle navrant. Leur numéro frôle l’obscénité quand ils arrêtent pour un temps de chanter les louanges de la ‘doctrine Truman’ pour produire de petites homélies sur ‘l’indépendance’ et pour s’épancher, comme n’importe quel escroc hypocrite, adorateur du veau d’or ou aigrefin sur les vertus bien connues de la ‘moralité’. Ils ont à peu près autant d’indépendance – et autant de moralité que ceux qui écrivent les publicités ou les auteurs de réclames pour la radio, y compris le genre chantant. » [179]

Le SWP perdit en quelque temps la plupart des membres qu’il avait gagnés au cours des années 1945-1946 et les sections plus anciennes de militants syndicaux commencèrent à hésiter. La croissance de la tendance liquidatrice au sein du SWP était une conséquence directe des immenses pressions sociales exercées par l’impérialisme sur le mouvement trotskyste. Dans la direction du SWP, Cochran poussait continuellement pour que le parti « s’américanise », ce qui était censé renforcer son attrait. Cannon, qui sentait le pessimisme des cadres dirigeants et qui quelquefois peut-être s’en trouva lui-même affecté, avait indubitablement reculé devant ces pressions et avait fait des concessions à Cochran. En avril 1951, il dit au comité politique qu’une discussion au sein du secrétariat avait abouti à la proposition que le SWP cessât de s’afficher ouvertement comme « trotskyste » :

« J’ai le sentiment que cette appellation donne l’impression à l’Américain moyen non politisé, le type de personne même qui nous intéresse le plus, que nous sommes un mouvement sectaire, les disciples d’un quelconque individu, russe de surcroît. Ce n’est pas un nom qui convient à un large mouvement américain. Nos ennemis parleront de nous comme les trotskystes et nous ne devrions naturellement pas nier ce fait, mais dire : ‘nous sommes trotskystes parce que Trotsky était un vrai socialiste…’

« Ce que nous avançons contre le capitalisme américain et la bureaucratie syndicale est le principe de la lutte de classe du socialisme moderne. Je pense que nous devons considérer cela sérieusement du point de vue technique de la propagande et, de plus en plus, nous décrire comme des socialistes, des révolutionnaires, des ouvriers socialistes ou quelque chose de ce genre…

« Laissons nos ennemis dans le mouvement, c’est-à-dire dans les limites restreintes du mouvement plus politisé, nous appeler des trotskystes. Nous ne protesterons pas. Mais nous dirons alors que nous sommes trotskystes parce que Trotsky représentait le véritable socialisme et que, comme lui, nous sommes les vrais socialistes. Ceci est important parce que de plus en plus, lors d’élections, nous sommes les seuls candidats à nous présenter contre les candidats bourgeois ». [180]

Le comité politique avait non seulement renoncé à être publiquement identifié comme trotskyste, il décida aussi de retirer de l’entête de son journal la photo de Lénine et Trotsky. Ces décisions honteuses qui étaient une manifestation de la retraite effectuée par Cannon devant l’influence grandissante de l’aile droite au sein de la direction du SWP, furent applaudies par Cochran, qui les considérait, lui, comme les premiers pas nécessaires pour faire du SWP un parti respectable aux États-Unis.

Peu avant le troisième congrès, Cochran présenta un document qui montrait clairement que la ligne politique avancée par Pablo et lui-même au sein de la Quatrième Internationale allait vers une répudiation du trotskysme en tant que tendance indépendante organisée comme parti de la révolution mondiale dans le mouvement ouvrier.

« Nous avons fait beaucoup de chemin dans la discussion depuis le début de notre débat sur la nature de classe des États d’Europe de l’Est et chacun de nous en a indubitablement retiré quelque chose. Il ne serait pas exagéré de dire que la discussion et la réorientation qui ont évité une crise au sein de notre mouvement, nous ont arrachés à une situation improductive où nous aurions rejeté et nié les changements révolutionnaires qui ont ébranlé le monde parce que le monde ne changeait pas strictement selon nos normes programmatiques et nos instructions…

« Cette réorientation de notre mouvement, cette concrétisation de nos tâches doit nous emplir d’une intense satisfaction. Car nous sommes par elle revenus dans le monde de la politique et nous avons tourné le dos à l’existence insulaire de doctrinaires dont le cri de guerre est : ‘vive la justice, même si le monde entier doit en mourir’. Car si l’organisation de Shachtman court le danger d’une totale désintégration sous les coups de massue de l’opinion publique bourgeoise et de l’opinion publique sociale-démocrate, la nôtre se trouve en face du danger inverse (bien que, comme l’a montré cette discussion, il s’agit d’un danger qui, nous l’admettons, est fort éloigné). Dans son souci de s’endurcir vis-à-vis de la pression d’un monde hostile, nos cadres sont menacés du danger de la pétrification, de l’indifférence vis-à-vis des critiques adressées à notre organisation, d’être intellectuellement bornés, de mener une existence en cercle fermé, de voir les classiques du marxisme transformés en évangile et le marxisme lui-même réduit à de la scolastique. » [181]

Lorsque Cochran aborda la question des perspectives et des tâches pratiques du SWP, le véritable sens de son enthousiasme pour la ligne politique de Paris devint clair :

« Il y a plusieurs mois de cela, notre comité décida d’abandonner l’appellation trotskyste dans nos documents courants et de ne plus publier les photographies de Lénine et Trotsky dans chaque numéro du journal. Cette décision, qui aurait dû être prise depuis longtemps, mérite d’être chaleureusement applaudie comme faisant partie du processus d’américanisation de notre parti, d’élimination de tous les facteurs externes qui sont autant d’obstacles sur notre chemin. Ce qui est maintenant nécessaire c’est que cet ajustement pratique de notre propagande se généralise et qu’on en fasse une orientation consciente et planifiée.

« Notre mouvement n’a pas eu jusqu’à présent l’impact sur la vie politique américaine des courants révolutionnaires qui nous ont précédés. Nous n’avons pas laissé dans la classe ouvrière américaine l’empreinte qu’y ont laissé l’IWW (International Workers of the World) ou les socialistes de Debs. On nous regarde toujours, plus que certains ne s’en rendent compte, comme les fidèles d’un culte et les adhérents personnels de Léon Trotsky et comme une secte d’excentriques. De nombreux militants ouvriers avertis qui sympathisent avec nous (et de nos jours, ils sont tous considérablement avertis) regardent le trotskysme non seulement comme un programme politique trop extrême ou auquel ils ne peuvent souscrire, mais comme une bizarrerie, quelque chose d’étranger, loin d’eux, qui n’a rien à voir avec l’Amérique et leurs problèmes.

« Nous sommes nés en tant qu’organisation aux États-Unis d’une scission qui eut lieu en Russie et au sujet de laquelle les ouvriers américains, même les plus avancés ne savent que peu de choses et de laquelle ils se soucient peu.

Nous ne pouvons pas vivre dans le passé ou dans un monde imaginaire. Nous ne pouvons nous permettre aucun donquichottisme. Bien que notre programme s’appuie sur les expériences internationales de la classe ouvrière et qu’il continuera de le faire, et que Trotsky eut été, au sens le plus direct et le plus immédiat, l’éducateur et le dirigeant de notre mouvement, il ne découle pas nécessairement de ces deux propositions que nous gagnerons des travailleurs à notre cause en essayant de leur faire entrer dans la tête qui eut tort ou qui eut raison dans la lutte, qui est maintenant de l’histoire ancienne, entre Staline et Trotsky – ou bien que c’est notre devoir révolutionnaire d’essayer d’agir de la sorte. Rendre hommage à la mémoire d’un grand homme n’est pas notre tâche principale en tant que parti politique. Nous donnerons raison à la lutte de Trotsky – et à la nôtre – en devenant une force et d’aucune autre manière. Et nous ne deviendrons une force que lorsque nous aurons réussi à nous implanter dans la conscience de la classe ouvrière du pays comme un groupe authentique et local de militants révolutionnaires américains. » [182]

Ces paroles de Cochran prouvent que Banda a déformé de façon éhontée le contenu politique de la lutte de 1951 à 1953 au sein de la Quatrième Internationale. Les vues pro-staliniennes de Pablo en France étaient parfaitement compatibles avec les conceptions de ceux qui, aux États-Unis, prenaient fait et cause pour une répudiation de l’héritage marxiste révolutionnaire du SWP. Ceux qui capitulaient vraiment devant l’impérialisme étaient les partisans américains de Pablo qui, dans leur zèle à « dérussifier » l’organisation, semblaient vouloir créer dans le SWP leur propre version de la « Commission permanente du Congrès sur les activités non-américaines ».

Au début de 1952, Cochran, qui était membre de la cellule de Detroit, forma un bloc avec Georges Clarke qui était, lui, très impliqué dans le travail international. Celui-ci collaborait de façon étroite avec Pablo et avait depuis le troisième congrès revendiqué que le SWP s’orientât en priorité vers les forces staliniennes. Cannon reconnut immédiatement que ce bloc était dénué de principes – la cellule de Detroit n’avait jamais, jusque-là, montré un intérêt quelconque pour un rapprochement avec les staliniens, et il était convaincu de ce que Cochran construisait une fraction s’appuyant sur le conservatisme croissant de certaines sections des cadres syndicaux du SWP.

Son appréciation de Cochran détermina jusqu’à un certain point son attitude envers Pablo au troisième congrès. Sachant que Cochran ne s’intéressait pas le moins du monde à une orientation vers le milieu stalinien en pleine crise et démoralisé des États-Unis, Cannon avait tendance à réduire son invocation des résolutions du troisième congrès à une tentative hypocrite de cacher sa véritable orientation vers la bureaucratie ouvrière des États-Unis. Cannon tenta, de façon erronée et pragmatique, de nier aux conceptions liquidatrices de Cochran une quelconque portée internationale ; il nia de façon répétée que les documents du troisième congrès se trouvaient en harmonie avec la ligne capitularde mise en avant par Cochran et sa fraction. En cela, Cannon se trompait et ceci l’incita à commettre de graves erreurs politiques telles que son refus d’intervenir contre l’expulsion bureaucratique de la direction de la section française par Pablo, malgré l’appel pressant lancé par Daniel Renard en février 1952. Ce n’est pas avant le milieu de 1953 que Cannon finit par reconnaître que les conceptions de Cochran faisaient partie d’une tendance droitière et liquidatrice internationale dont le secrétariat de Pablo était le centre idéologique.

Toutefois, et ceci n’est pas pour excuser les erreurs commises par Cannon, à l’issue d’une lutte sans merci qu’il dut mener sur une période prolongée contre une très forte opposition au sein du SWP, il parvint à une compréhension de la nature, de l’ampleur et des implications du révisionnisme de Pablo. Lors d’une réunion élargie du comité politique du SWP en mars 1952, puis d’une réunion plénière du comité central deux mois plus tard, Cannon mis Cochran en demeure d’abattre son jeu et de révéler sa véritable perspective. Mais le changement politique qui s’était opéré dans le SWP sous l’effet d’énormes pressions de classe était si brutal que Cannon ne rencontra que peu de soutien pour une lutte contre les positions de Cochran. Il ne jouissait plus de la majorité dans le comité national et on l’accusa d’adopter une attitude fractionnelle outrancière vis-à-vis de Cochran. Farrell Dobbs faisait partie de ceux qui prirent position contre lui. Cela devait détruire la confiance politique de Cannon en celui qu’il avait considéré comme son successeur à la direction du parti.

Lors du congrès du parti en juillet 1952, Cannon commença à préparer les membres du parti à la lutte qui allait s’engager. S’opposant à ceux qui insinuaient que les difficultés rencontrées par le parti provenaient de ce que le trotskysme avait échoué, il insista pour dire que la principale cause de l’isolement du SWP résidait dans la situation politique peu favorable.

« De grands changements ont eu lieu depuis les jours de tempête qui ont marqué les débuts du CIO, et même depuis les années 1944-1946. Dans les cinq ou six dernières années du boom de l’armement, la lutte de classe a été mise en sourdine, principalement à cause du plein emploi et des salaires relativement élevés. Les soulèvements de la fin des années 1930, qui ont recommencé à la fin des années 1940, ont fait place chez les travailleurs à une attitude d’attentisme. Les travailleurs sont tombés dans une relative passivité et une bureaucratie conservatrice monolithique s’est consolidée et maintient un ferme contrôle sur les syndicats.

« Cette nouvelle bureaucratie conservatrice et consolidée est étroitement liée au gouvernement et en pratique elle est une agence du gouvernement dans les syndicats. Elle soutient pleinement et délibérément l’ensemble du programme de la politique extérieure de l’impérialisme américain et elle espère participer au partage des miettes provenant du pillage des autres peuples du monde entier.

« Voilà en gros la nouvelle situation que nous avons dû affronter durant les six dernières années. Cette situation est radicalement différente de celle des débuts du CIO. Elle est aussi radicalement différente de la période d’avant le CIO, quand la majorité des travailleurs n’étaient pas encore organisés.

« À certains égards, la nouvelle situation est temporairement moins favorable pour le recrutement dans l’avant-garde révolutionnaire que celle d’avant la montée du CIO. Nous étions également isolés alors, mais il ne s’agissait pas d’un isolement organisé…

« La classe ouvrière américaine a radicalement changé au cours des vingt dernières années. En fait, elle a subi deux changements profonds. Elle est passée d’une classe atomisée et sans ressource dans les années 1920 à un mouvement de masse insurgé, semi-révolutionnaire au milieu et à la fin des années 1930, qui se développa à cause du levain de la grande dépression. Deuxièmement, ce mouvement de masse insurgé et largement démocratique des années 1930 s’est transformé en un mouvement ouvrier organisé et bureaucratisé de la présente période, est devenu passif et conservateur sous l’influence de la prospérité et il est maintenant dominé du sommet à la base par une bureaucratie conservatrice composée d’agents impérialistes…

« Ce boom, autant que je sache, est sans précédent dans l’histoire du capitalisme de par son ampleur et sa durée. Nous avons une situation de prospérité économique combinée à la réaction politique…

« Nous, le parti marxiste de l’avant-garde révolutionnaire, ne nous sommes pas développés ni agrandis dans cette atmosphère de prospérité et de réaction et nous n’aurions pu le faire. La résolution reconnaît ceci : ‘Nous avons subi des pertes, le parti a subi des représailles et a été forcé de battre en retraite’. Et ensuite, elle ajoute : ‘Cela n’est en rien terminé’. Il serait très utile à nos délibérations, au lieu de passer rapidement sur ces faits difficiles à admettre, mais auxquels on ne peut échapper, de les estimer sérieusement comme la cause fondamentale de tout problème que nous puissions rencontrer ou anticiper dans la période qui s’ouvre devant nous. » [183]

En novembre 1952, Cannon, qui à présent habitait à Los Angeles, tentait déjà de mobiliser des forces dans l’ensemble du parti contre ce qu’il avait clairement identifié comme une tendance droitière. Il avait des paroles mordantes pour la passivité du comité national, où il y avait « trop de gens qui pensaient qu’il était possible de chasser une maladie incurable en l’ignorant ou en la traitant avec diplomatie, des gens qui n’ont pas encore appris ce qu’est une politique basée sur des principes ou qui ont oublié ce qu’ils ont appris ». [184]

Dans une lettre à Dan Roberts, datée du 21 novembre 1952, Cannon déclarait :

« L’échec du comité national, tel qu’il est constitué à présent, à contenir la maladie ne me convainc pas du tout de ce que j’avais tort dans mon diagnostic et dans les mesures que j’ai employées. Bien au contraire. Les résultats de l’expérience me convainquent seulement de ce que la maladie, sous une forme moins développée, est plus répandue dans les cadres dirigeants que je ne l’avais escompté alors. À mon avis, les résultats de ces expériences signifient que tous les espoirs - ou plus précisément les illusions - dans une solution à la crise par la voie diplomatique, par des accords qui manquent de sérieux pour limiter la dispute au comité national ou par toute autre menue monnaie politique du même genre - doit être résolument écarté. Le comité national ne réglera pas ce conflit pour la bonne raison qu’il n’en est pas capable.

« Rien ne pourra à présent remplacer une discussion de fond à laquelle tout le parti participera et à la suite de laquelle le parti décidera de façon consciente. » [185]

En février 1953, Cannon écrivait à Arne Swabeck, un des fondateurs du mouvement trotskyste aux États-Unis, se plaignant amèrement de ceux qui évitaient une lutte contre Cochran :

« Ces éléments mous qui se disent ‘non fractionnels’ sont les pires, les plus corrompus de tous les fractionnistes. Lorsqu’ils disent qu’ils ne veulent pas lutter, ils veulent dire qu’ils ne veulent pas lutter au vu et au su de tous. Mais le parti a été construit depuis le début en posant ouvertement toutes les questions et en les résolvant par la lutte, ouvertement. Ce n’est que de cette façon que les membres du parti peuvent apprendre quelque chose des luttes qui se déroulent dans la direction. Le véritable test et la justification de toutes les luttes internes sont précisément ceci : qu’ont appris les membres et qu’est-ce qui a été assimilé aux traditions du parti ?…

« Nous autres en Californie, sommes entièrement prêts à collaborer ouvertement, avec le plus grand sérieux et de toute notre énergie avec tous les camarades intéressés par une telle lutte et qui en voient la nécessité ; et qu’ils soient du comité national ou pas, nous nous en moquons éperdument. Nous ne posons qu’une petite condition : pas de compromis avec la tendance Cochran et pas de déviation par rapport à la politique de principe pour aller dans les voies détournées, les impasses, les marais et les égouts des questions secondaires, les conflits de personnalités et autres broutilles sans importance. » [186]

Cannon regagna peu à peu une fragile majorité dans le comité national qui, la suite des événements allait le montrer, n’était pas très ferme dans son opposition aux conceptions de Cochran. La lutte se trouva entravée par le fait que Cannon continuait de considérer les positions liquidatrices de Cochran comme une question locale sans rapport avec la ligne politique du troisième congrès. Mais bien que Cannon n’eut pas encore évalué Pablo correctement, il savait exactement quelles forces sociales Cochran représentait, comme le montrait clairement le discours qu’il prononça devant une réunion de la fraction majoritaire à New York, le 11 mai 1953.

« Depuis la consolidation des syndicats du CIO et la période de treize années de boom pendant et après la guerre, une nouvelle stratification s’est produite dans la classe ouvrière américaine et particulièrement et visiblement dans les syndicats du CIO. Notre parti qui est bien établi dans les syndicats reflète lui aussi cette stratification. L’ouvrier qui a été pénétré de l’atmosphère générale de la longue prospérité et qui a commencé à vivre et à penser comme un petit-bourgeois est un personnage familier dans le pays tout entier. Il est même apparu dans le Socialist Workers Party comme une recrue toute prête pour une fraction opportuniste…

« Il m’apparaît maintenant à la lumière du conflit dans le parti et de ses causes réelles maintenant manifestes que les sections de la résolution du congrès traitant de la classe en général demandent à être plus élaborées et développées… Nous avons besoin d’une étude précise des stratifications de la classe ouvrière qui sont à peine effleurées ici et de la projection de ces stratifications sur la composition des syndicats, des diverses tendances à l’intérieur des syndicats et même de notre propre parti. Voilà, je crois, la clé de ce qui est autrement une énigme inexplicable : à savoir pourquoi une section prolétarienne du parti, même si elle est relativement peu nombreuse, appuie-t-elle une fraction opportuniste et capitularde contre la position et la direction révolutionnaire prolétarienne du parti…

« Les militants qui furent les pionniers du CIO ont maintenant seize ans de plus qu’en 1937. Leurs conditions de vie sont meilleures que celles des grévistes brimés et affamés qui organisèrent les occupations de 1937 ; et nombre d’entre eux sont seize fois plus mous et plus conservateurs. Cette section privilégiée des syndicats qui fut, autrefois, l’épine dorsale de la gauche, est aujourd’hui la principale base sociale de la bureaucratie conservatrice de Reuther. Leurs convictions proviennent bien moins de la démagogie habile de Reuther que du fait qu’il représente réellement leurs propres humeurs et leurs propres façons de penser conservatrices…

« La nouvelle stratification des nouveaux syndicats est une caractéristique que le parti ne peut plus ignorer. Et encore plus maintenant que nous en voyons la manifestation directe dans notre parti. Nombre de membres du parti dans le syndicat de l’automobile appartiennent à cette couche supérieure privilégiée. C’est la première chose qu’il faut reconnaître. Certains des meilleurs militants, des meilleurs lutteurs du parti de naguère ont été affectés par les changements des conditions dans lesquelles ils vivent et par leur nouvel environnement. Ils voient les vieux militants des syndicats qui ont autrefois coopéré avec eux devenir plus lents, plus satisfaits, plus conservateurs. Socialement, ils se mêlent à eux et sont infectés par eux. Ils adoptent un point de vue pessimiste sous l’effet des réactions qu’ils reçoivent de tous côtés de la part de ces vieux camarades et sans qu’ils s’en rendent compte ils acquièrent une partie de ce même conservatisme.

« Voilà pourquoi, à mon avis, ils soutiennent une tendance franchement conservatrice, pessimiste et capitularde dans notre lutte fractionnelle. Ce n’est pas, j’en ai bien peur, un malentendu de leur part. J’aimerais qu’il en soit ainsi, car alors notre tâche serait plus facile. Les arguments misérables des cochraniens ne peuvent pas tenir devant la critique marxiste – à condition qu’on accepte les critères du marxisme révolutionnaire.

« Mais voilà le hic. Nos syndiqués conservateurs n’acceptent plus ces critères. Comme bien d’autres qui ‘furent eux-mêmes des radicaux’, ils commencent à parler de nos ‘thèses sur la révolution américaine’, comme d’une ‘idée loufoque’. Ils ne le ‘ressentent’ pas ainsi et personne ne peut les convaincre d’autre chose que de ce qu’ils ressentent.

« Cela – et peut-être une conscience coupable – est la véritable explication de leur subjectivité, de leur grossièreté et de leur hystérie fractionnelle lorsque nous tentons de raisonner avec eux du point de vue des principes du ‘vieux trotskysme’. Ils ne suivent pas Cochran par égard personnel pour lui, parce qu’ils le connaissent. Ils reconnaissent simplement en Cochran, sa capitulation défaitiste et son programme qui est de se retirer de la lutte et d’aller vers un cercle de propagande, l’authentique porte-parole de leur propre humeur en faveur d’une retraite et d’un abandon de la lutte.

« De la même façon que les syndicalistes allemands plus âgés, plus expérimentés et plus privilégiés supportaient la droite contre la gauche et comme leurs homologues russes supportèrent les mencheviks contre les bolcheviks, dans notre lutte les ‘syndicalistes professionnels’ de notre parti supportent les cochraniens. Et fondamentalement pour les mêmes raisons.

« Pour ma part, je dois admettre franchement que je n’ai pas vu l’ensemble de la situation au début de la lutte. J’anticipais une situation où certains, fatigués et pessimistes, recherchant une raison quelconque de ralentir la lutte ou d’en sortir, soutiendraient n’importe quelle fraction d’opposition qui se formerait. Cela se produit dans toute lutte de fraction. Mais je n’avais pas anticipé l’apparition d’une couche d’ouvriers conservateurs, servant de groupe organisé et de base sociale à une fraction opportuniste dans le parti.

« Je m’attendais encore moins à voir un tel groupement se pavaner dans le parti et exiger des attentions particulières parce qu’ils sont des ‘syndicalistes’. Qu’y a-t-il d’exceptionnel à cela ? Il y a quinze millions de syndiqués dans le pays, mais beaucoup moins de révolutionnaires. Mais pour nous, ce sont les révolutionnaires qui comptent. » [187]

Comme nous l’avons déjà indiqué, Banda dans sa brochure de 1974 sur Cannon, citait explicitement en l’approuvant cette analyse du pablisme américain. Il donne pourtant maintenant une interprétation de la scission de 1953 qui ignore le fait indiscutable que c’est précisément parmi les sections syndicales du SWP « liées de façon organique à la bureaucratie pro-occidentale » que Pablo trouva ses partisans les plus enthousiastes.

Après la scission de 1953, Cochran et ses partisans allaient perdre tout intérêt pour l’élément pro-stalinien de la ligne liquidatrice générale de Pablo. Comme l’avait correctement expliqué Cannon, l’attrait soudain des syndicalistes cochraniens à découvrir les possibilités d’un travail parmi les staliniens était factice et purement hypocrite. Une fois qu’il eut quitté le SWP, Bert Cochran pratiqua sa politique pabliste d’entrisme « sui generis » non pas dans le Parti communiste mais dans le Parti démocrate. Il était devenu, avant de mourir en 1985, le biographe et l’admirateur du président Harry Truman et l’ami de Zbignew Brezhinsky, le conseiller de Jimmy Carter en matière de sécurité nationale de 1977 à 1981. [188]


[178]

M. Banda, James P. Cannon : A Critical Assessment, New Park publications, Londres 1975, p.39.

[179]

James P. Cannon, Notebook of an Agitator, Pathfinder Press, New York 1973, pp.160-161.

[180]

Procès-verbaux du comité politique, 10 avril 1951.

[181]

Bulletin interne du SWP, t.13, n°1, août 1951, p.1.

[182]

Ibid. pp.8-10.

[183]

James P. Cannon, Speeches to the Party, Pathfinder Press, New York 1973, pp.26-30.

[184]

Ibid., p.242.

[185]

Ibid.

[186]

Ibid., pp.246-247.

[187]

Ibid., pp.53-60.

[188]

Dans la préface de Labor and Communism (Princeton University Press 1977), Cochran écrivit : «J’ai le plaisir de remercier ici ceux qui m’ont assisté dans la rédaction de ce livre. Je remercie Zbigniew Brzezinski à cette époque directeur du Research Institute on International Change à l’université de Columbia, de la chaire que lui-même et ses collègues du conseil administratif m’ont octroyée à partir de l’année universitaire de 1973, ainsi que de leur soutien constant durant la période de mon séjour».(p.xi)