La décision prise par le SWP en mars 1957 de contempler sérieusement une réunification avec les pablistes sur la base d’accords « concrets » sur les objectifs et les tâches immédiates sans aucune discussion sur les divergences politiques ayant conduit à la scission de 1953, se heurta à l’opposition de la section britannique du Comité International, dirigée par Healy. Dans une lettre à Tom Kerry, un membre dirigeant du SWP, datée du 11 avril 1957, Healy fit savoir qu’il était prêt à soutenir la proposition d’ouverture d’une discussion avec les pablistes afin de mettre à l’épreuve leur « appel à l’unité » en prévenant le SWP toutefois que « les divergences méthodologiques fondamentales entre [le CI] et Pablo subsistent et [qu’]elles n’ont pas disparu en dépit d’une situation objective favorable. Il nous faut être parfaitement clairs sur ce point et sous aucun prétexte nous ne devons chercher à minimiser ces divergences. Cela pourrait avoir pour conséquence une éducation gravement corrompue. » [319]
Quelques semaines plus tard, le 10 mai 1957, Healy écrivait à Cannon une lettre dans laquelle il exprimait dans le détail ses inquiétudes quant à une approche toute organisationnelle de la question de la réunification :
« Nous ne voyons aucune raison – et je suis convaincu que tu seras d’accord – pour que nos gens soient poussés à tirer des conclusions précipitées. Nous avons payé très cher notre incapacité à définir le caractère entièrement révisionniste des décisions du troisième congrès mondial : par la division de la section française et par une situation où en 1953, nous nous sommes retrouvés organisationnellement piégés par Pablo. Ce qui nous a obligés à agir rapidement par la publication de la Lettre ouverte. Nous savons maintenant que tous n’étaient pas prêts à cette brusque rupture et il nous a fallu là encore payer un prix qui aurait certainement été moindre sur le plan international, si nous nous étions inquiétés à temps du révisionnisme représenté par Pablo, Germain et compagnie. Nous laisser entraîner à présent dans un échange de propositions organisationnelles, peu importe le soin avec lequel nos propres propositions seraient élaborées, et méconnaître les divergences politiques très profondes qui existent, serait une grave erreur…
« Nous avons récemment passé en revue les documents internes de notre mouvement mondial depuis la fin de la guerre et il est très clair qu’une étude objective de cette période est extrêmement importante pour l’éducation future de nos cadres. Le langage à double sens de Pablo et Germain a eu des effets dévastateurs sur l’éducation de certains de nos camarades du continent et ceci ne peut pas être rectifié simplement en déclarant que la situation objective depuis le vingtième congrès nous est très favorable. L’éducation marxiste de nos cadres doit tenir compte de la façon dont Pablo et sa tendance se sont développés comme tu fus toi-même capable de le faire dans les livres traitant de la lutte contre Burnham et Shachtman. La situation objective ne suffit pas en soi pour réaliser cela. Toutes sortes de tendances qui vont de l’opportunisme au sectarisme relèvent à présent la tête parmi ceux qui quittent le PC. Un mouvement trotskyste unifié peut devenir un point de ralliement important, mais il n’en reste pas moins que s’il se base sur le manque de clarté et la mise sous le boisseau des divergences, une nouvelle suite de scissions désastreuses aura probablement lieu, même si nous travaillons dans une situation qui nous est favorable.
« Aussi pensons-nous que le Comité International doit se préparer théoriquement sans être gêné par des obstacles organisationnels. Même si Pablo et compagnie acceptaient toutes nos conceptions, les membres du CI auraient le devoir et la responsabilité de finir de préparer leurs documents sur les perspectives mondiales et de les soumettre à la discussion. Un congrès mondial ne devrait pas être convoqué sans une préparation politique adéquate. Ceci devra se faire d’une façon objective, chacun devant avoir le droit de s’exprimer et de clarifier les choses. Cela ne veut pas dire donner libre cours à un esprit de faction borné, mais les faits sont les faits et on ne peut pas contourner des divergences politiques à l’aide de choses qui paraissent plausibles du point de vue tactique. On ne peut parvenir à un progrès au niveau international que sur une base politique ferme. La section britannique n’acceptera jamais quelque chose qui fasse obstacle à la clarification de questions essentielles. Nous avons eu notre soûl de ce genre de choses avec Lawrence, quand Pablo et Clarke dirigeaient ensemble le bureau de Paris. À maintes reprises, à la demande du centre de Pablo, nous avons fait silence sur son attitude pro-stalinienne alors qu’il était directeur de Socialist Outlook. ‘Ne soyez pas trop durs avec ce camarade’, disaient-ils, ‘il est sensible, bien intentionné, mais un peu confus’. Dans l’intérêt de l’unité, nous les avons écoutés et Dieu sait que nous l’avons payé cher. Pablo, l’agneau ‘sensible’ s’est avéré être un féroce lion stalinien quand il fut poussé par les pressions de classe et il a presque détruit le travail patient de sept années. Il est ironique que le même Lawrence qui soutenait entièrement l’intervention soviétique en Hongrie soit sur le point d’être expulsé du Parti travailliste et de rejoindre le Parti communiste au moment où tout militant qui se respecte s’apprête à le quitter.
« Il est crucial que dans la période actuelle nous consolidions nos cadres et cela ne peut se faire que par une éducation consciencieuse sur les problèmes du révisionnisme. C’est le rôle conscient le plus important qu’ait eu à jouer notre mouvement…
« Nous nous rendons bien compte qu’en écrivant tout cela, nous ne faisons qu’exprimer des évidences. Notre mouvement a été en grande partie éduqué grâce à la riche expérience accumulée par le SWP au cours d’une longue lutte pour les principes. Nous serions très heureux si aujourd’hui nous pouvions, du fait de la situation favorable dans laquelle nous travaillons, aider nos camarades américains. Depuis la scission d’avec Pablo, nous avons réalisé des progrès qui, dans notre histoire, sont sans précédent. La clarification de nos principes, un résultat immédiat de la scission, nous a grandement aidés et a harmonisé notre mouvement du point de vue politique, ce qui le prépara à prendre pleinement avantage du vingtième congrès. » [320]
Si Healy relisait cette lettre aujourd’hui, il ne s’en reconnaîtrait probablement pas l’auteur. La lutte contre le pablisme a depuis longtemps cessé de le préoccuper : après tout, selon Healy, cela ne préoccupe que les « propagandistes », les « socialistes purs », les « groupuscules trotskystes », etc. Il considère à présent que défendre le programme et les principes est « réactionnaire ». Rien ne compte plus en dehors de sa propre compréhension « dialectique », pour utiliser le terme dont il se sert frauduleusement pour décrire ce qui en fait, n’est rien d’autre que le mélange habituel d’intuition et de ruse qui guide le travail politique de tout opportuniste pragmatique.
Mais en mai 1957, Healy était trotskyste. Il comprenait que la construction d’un parti révolutionnaire passe par une lutte théorique, politique et organisationnelle incessante contre le révisionnisme.
Les dirigeants du SWP ont vu dans la position de Healy une menace politique. Mais en cherchant à le convaincre de soutenir leur mouvement pour la réunification, ils ont montré de façon plus explicite encore leur propre opportunisme. Le 27 juin 1957, Farrell Dobbs écrivait à Healy :
« Nous pourrions aisément perdre l’avantage d’une situation objective favorable si nous étions guidés par un esprit de faction étroit, ou si nous donnions des raisons à qui que ce soit de nous accuser de nous comporter de la sorte. Il faut donc répondre à l’unification de façon à ne laisser aucun doute quant au fait que nous sommes pour l’unité. Ceci est particulièrement important au moment où l’unité apparaît plausible et réaliste, et où la scission devient de plus en plus difficile à défendre. Le fait même que la presse des deux tendances parle en termes similaires des événements mondiaux les plus importants ne nous laisse d’autre issue que de dire haut et clair ‘oui nous sommes pour l’unité’.
« Une réunification ne signifierait en aucun cas l’abandon des gains de la scission de 1953 qui furent dans l’ensemble favorables. Elle nous permit de triompher de la tendance liquidatrice en subissant des pertes minimes. Elle démasqua le pablisme, sa ligne politique sur les principaux problèmes mondiaux à travers une série de documents écrits selon le caractère et la tradition du trotskysme orthodoxe. Aucun de ces gains ne sera abandonné dans la réunification. Ces documents restent les instruments avec lesquels nous travaillons. L’unité ne serait qu’une autre forme de lutte pour les mêmes idées que celles qui ont conduit à la scission. Elle ne signifierait l’acceptation d’aucun des documents pablistes du troisième ou du quatrième congrès. Tous les documents, y compris les nôtres, font partie de l’histoire, tout comme la réalité mondiale qu’ils devaient refléter. Nous pensons que les faits parlent en faveur de notre tendance.
« Une discussion sur ces vieux documents semble stérile à l’heure actuelle, car nous parlerions d’événements qui font maintenant partie de l’histoire et ont fait place à des événements nouveaux qu’il faut examiner et analyser. Si les divergences entre les deux tendances doivent à nouveau figurer au premier plan, il est bien préférable qu’elles se rapportent à ces événements et ces situations nouvelles. Ceux qui sont nouveaux dans le mouvement comprendront plus aisément de telles disputes et les anciens membres se verront libérés de la nécessité de se justifier et seront capables de se réorienter plus facilement. Ceux qui ont vécu la scission n’ont pas besoin d’un tel débat pour le moment. Ils ont eu ce débat quand il avait une véritable importance. Ceux qui n’y étaient pas ne verraient dans une telle discussion qu’un retrait sectaire loin du monde tel qu’il est aujourd’hui. » [321]
Pour la première fois, le SWP mettait en rapport lutte contre le pablisme et « sectarisme ». Mais Healy ne se laissa pas intimider par cela et dans une lettre datée du 2 juillet 1957 il rejeta les arguments de Dobbs :
« La plupart de nos membres ont été recrutés après la scission de 1953. Il s’agit principalement de gens de grande qualité qui s’intéressent beaucoup à l’histoire de notre mouvement. Nous n’avons pas négligé ceci et récemment nous avons mis l’accent sur l’aspect éducatif de ce travail. D’après notre expérience, la question de Pablo ne paraît pas stérile aux nouveaux venus. Si elle est présentée de manière adéquate, elle peut avoir une précieuse valeur éducative. » [322]
Le SWP voulait de toute évidence écarter toute considération des questions fondamentales ayant conduit à la scission au profit d’une réunification trompeuse. La gravité des différences entre la position du SWP et celle de Healy apparaissait dans une résolution intitulée La situation du mouvement trotskyste mondial et qui fut adoptée par le treizième congrès de la section britannique en juin 1957.
« 1. Le treizième congrès de la section britannique de la Quatrième Internationale considère que l’unification internationale de tendances qui se réclament du trotskysme avec le Comité International de la Quatrième Internationale (trotskystes orthodoxes) doit s’effectuer sur la base d’un accord fondamental sur les principes et le programme de la Quatrième Internationale, tels qu’ils furent élaborés par Léon Trotsky et la conférence de fondation de la Quatrième Internationale en 1938. Cela implique le rejet de toutes les formes de révisionnisme, qu’il soit de la variante capitaliste d’État, Shachtman ou Pablo-Deutscher, et la reconnaissance du principe selon lequel il est nécessaire de construire dans tous les pays du monde des sections de la Quatrième Internationale dont le but est le renversement de l’impérialisme et la révolution politique contre la bureaucratie stalinienne. Toute espèce d’unité organisationnelle sans accord politique fondamental ne conduirait qu’à une nouvelle série de scissions qui entraveraient considérablement la croissance et le développement de notre mouvement.
« 2. Ce congrès constate par conséquent qu’il est indispensable, afin de réaliser l’unité, d’accorder suffisamment de temps à la discussion à propos des divergences existantes avec pour objectif la préparation d’un congrès mondial. Il donne pour tâche au Comité International nouvellement élu de faire une analyse écrite des positions politiques de notre mouvement après la guerre et d’élaborer un document de fond sur les perspectives mondiales en collaboration avec les sections affiliées au Comité International.
« 3. Le congrès est d’avis que, pour le côté pratique immédiat de la réunification, il est nécessaire de procéder pas à pas. Il propose au Comité International qu’un comité paritaire, composé de représentants du Comité International et du Comité de Pablo, rédige un mémoire sur les questions où il existe un accord de base. Ce comité commun serait la direction du mouvement mondial et sa tâche principale consisterait à préparer le quatrième congrès mondial de la réunification. Il recommanderait à ce congrès que pour la prochaine période la direction internationale soit une direction paritaire dans tous les comités, laquelle dirigerait en persuadant les individus et les sections plutôt qu’en invoquant la discipline des statuts. De cette façon seulement il sera possible de réaliser une réunification de principe de la Quatrième Internationale. » [323]
Cette proposition réfute les calomnies lancées plus tard par Hansen selon lesquelles les trotskystes britanniques s’opposaient à la réunification. Healy était disposé à accepter la réunification sur la base d’une discussion approfondie des questions fondamentales auxquelles le mouvement trotskyste était confronté, discussion qui porterait inévitablement sur les divergences ayant mené à la scission de 1953.
Malgré la cordialité formelle avec laquelle la section britannique et le SWP s’exprimaient dans ces lettres, elles partaient de conceptions opposées et allaient dans des directions totalement différentes. Il ne s’agissait pas là seulement d’une dispute sur des questions de tactique.
Comme nous l’avons déjà montré, la politique internationale du SWP était l’expression organique de sa capitulation devant des pressions de classes hostiles aux États-Unis. Le SWP s’éloignait de plus ne plus de l’orientation prolétarienne qui avait été la sienne et il avait déjà, à travers la politique de regroupement, bien progressé dans sa transformation en un parti petit-bourgeois de la protestation et de la réforme sociale.
Ses dirigeants sentaient instinctivement le conflit qu’il y avait entre les exigences de son travail de regroupement aux États-Unis, basé sur des compromis sans principes avec des libéraux, des staliniens et des démocrates petits-bourgeois de tous acabits et les exigences politiques et théoriques inflexibles de la lutte internationale contre le pablisme. Pour le SWP, attaquer le pablisme voulait dire attaquer précisément la politique qu’il menait aux États-Unis.
L’explosion de colère de Cannon, consignée dans une lettre à Tom Kerry en juillet 1957, contre ce qu’il appelait « l’ultimatisme fractionnel des Britanniques » signifiait que les dirigeants du SWP percevaient dorénavant la détermination de leurs plus proches alliés dans le Comité International à poursuivre la lutte contre le pablisme, comme un obstacle aux relations politiques qu’ils établissaient aux États-Unis.
Le contenu politique du prétendu ultimatisme fractionnel de Healy était constitué par la puissante unité d’un travail révolutionnaire dans les syndicats et le Parti travailliste et d’une intervention dans la crise du stalinisme, basée sur la défense de l’héritage historique, programmatique et théorique du trotskysme. Il est possible de baser ce jugement sur un examen du développement de la section britannique. Il nous faut malheureusement pour cela revenir aux lamentables fanfaronnades de Banda. Il est habité, comme tous les renégats, d’une haine quasi névrotique vis-à-vis de son propre passé.
Dans ses Vingt-sept raisons, Banda donne une version tant malhonnête que politiquement incohérente de l’histoire de la section britannique dans la seconde moitié des années 1950. Incapable de reconnaître, du fait de son subjectivisme venimeux, les grands progrès réalisés par les trotskystes britanniques dans cette période décisive et auxquels il participa d’une façon qui fut loin d’être négligeable, Banda écrit : « Loin d’avoir une orientation révolutionnaire, la SLL commença une nouvelle adaptation au lamentable syndicalisme de Brian Bevan, Pennington, etc. En se tournant vers les ex-membres du PC qui, suite à la crise stalinienne de 1956-1957 avaient quitté le parti, Healy fit d’une nécessité une vertu, mais il n’avait de perspective ni pour le CI ni pour la SLL. Une étude attentive des documents publiés entre 1957 et 1960 (Newsletter et Labour Review) fera ressortir la tendance syndicaliste évidente de la SLL, qui se combinait de façon pragmatique à des articles écrits par les camarades Slaughter, Kemp et d’autres sur le marxisme ».
L’aperçu très approximatif donné par Banda de cette période critique de l’évolution du mouvement trotskyste n’est pas même correct du point de vue de la chronologie des événements. La Socialist Labour League ne fut pas fondée avant février 1959 et fut le produit direct d’une offensive puissante et incessante de trois ans contre le stalinisme, organisée par les trotskystes britanniques presque aussitôt après l’annonce du « discours secret » de Khrouchtchev.
La remarque méprisante de Banda sur le rôle déterminant joué par Healy qui orienta ce qui, au début de 1956, constituait les maigres effectifs du trotskysme britannique et était alors connu sous le nom de « Groupe », vers la crise du stalinisme, est tout simplement absurde. Reconnaître une nécessité est aux yeux des marxistes une vertu politique.
C’est le grand mérite de Healy en tant que révolutionnaire que d’avoir organisé l’intervention parmi les travailleurs et les intellectuels staliniens en 1956-1957. Le fait même de l’avoir fait – en recrutant aussi des éléments tels que Peter Fryer, Cliff Slaughter et Tom Kemp – est en soi une réfutation des accusations de Banda, à savoir que Healy « n’avait de perspective ni pour le CI ni pour la SLL ». La source réelle de l’accusation de Banda vient de ce qu’il a répudié la perspective qui guidait Healy et son travail durant cette période : la construction de la Quatrième Internationale.
Quant à la soi-disant « adaptation de Healy au lamentable syndicalisme de Brian Behan, Pennington etc. », il faut ajouter que chaque fois que Banda mentionne une forme quelconque d’activité révolutionnaire au sein des syndicats, il utilise des mots comme « syndicalisme » ou de « syndicalistes arriérés ». Il ne démasque ainsi que son mépris pour le mouvement ouvrier et non pas la politique prétendument incorrecte de Healy à l’égard du mouvement syndical et travailliste.
De plus, Banda se sent contraint de dénoncer l’orientation marxiste vers la classe ouvrière pour laquelle luttait Healy pour être un « syndicalisme lamentable », car comme toujours, il cherche à cacher les questions de classe à la source des conflits au sein du mouvement trotskyste.
Le fait que les trotskystes britanniques aient participé avec autant d’ardeur aux luttes quotidiennes de la classe ouvrière fut plus qu’un facteur secondaire dans le développement du conflit qui les opposait au SWP. Le « Groupe » trotskyste menait un travail intense au sein du Parti travailliste et parmi les couches les plus militantes de travailleurs – par exemple parmi les membres du « syndicat bleu » (National Amalgamated Stevedores and Dockers) qui combattaient la direction droitière du TGWU (Transport and General Workers Union).
Le Newsletter, fondé en 1957 grâce à l’intervention des trotskystes dans la crise du stalinisme britannique, fut un puissant instrument de lutte pour le marxisme dans la classe ouvrière et il avait acquis une réelle force parmi les travailleurs avancés en lutte contre les trahisons de la direction Gaitskell, du Parti travailliste. Ses campagnes lui créèrent de nombreux sympathisants chez les militants et provoquèrent la colère de la bureaucratie des TUC et du Parti travailliste. Des centaines de travailleurs assistaient aux conférences organisées par le Newsletter pour les membres des syndicats.
C’est précisément parce que les trotskystes britanniques, contrairement au SWP, orientaient leur pratique vers la lutte pour le marxisme au sein de la classe ouvrière et luttaient pour construire une alternative révolutionnaire à la social-démocratie et à ses complices staliniens, qu’ils étaient hostiles à tout compromis politique avec le pablisme.
Le contraste entre l’orientation des trotskystes britanniques et celle du SWP s’exprimait clairement dans leur réaction très différente à la crise du mouvement stalinien.
Alors qu’en pratique, la politique de regroupement du SWP l’avait mené rapidement à abandonner son identité trotskyste dans le but de se faire des amis dans le milieu petit-bourgeois des ex-staliniens et des demi-staliniens, les trotskystes britanniques lançaient une puissante offensive pour les idées de la Quatrième Internationale. Tout en recherchant le débat le plus large possible parmi les éléments travaillistes et les intellectuels touchés par la crise du stalinisme, l’organisation de Healy ne fit pas de compromis sans principes pour se faire accepter. Ainsi, alors que le SWP en était à voir la lutte contre le pablisme comme une gêne et un comme un boulet à traîner, les Britanniques la concevaient comme le fer de lance théorique de leur offensive contre le stalinisme.
Il suffit de lire le périodique Labour Review, fondé en janvier 1957, pour saisir l’énorme différence entre le travail des Britanniques et celui du SWP. Dans son premier numéro, Labour Review saluait l’effervescence intellectuelle causée par l’explosion dans le mouvement stalinien.
« Dorénavant, le développement normal des idées marxistes n’est plus retenu artificiellement par les digues bureaucratiques. Des millions de travailleurs et d’intellectuels dans chaque pays, de la Russie aux États-Unis entrent dans la lutte. Ils exigent de savoir, car ils ont besoin de connaître l’histoire de leur mouvement. Ces jeunes veulent réfléchir, apprendre, utiliser leur initiative politique. Les ‘gangs’ et les ‘cultes’ bureaucratiques leur répugnent. Notre devoir est de les aider à trouver les réponses. Par conséquent, Labour Review s’oppose aussi bien aux ennemis avoués du marxisme que sont les fabians, qu’aux lèche-bottes staliniens qui ont si gravement souillé sa réputation.
« Entre autres choses, il sera nécessaire de parler des rêveries des fabians d’un capitalisme refaisant peau neuve grâce à Keynes, ou de nationalisations partielles ou des ‘nouvelles’ constitutions coloniales ou encore de la richesse de l’impérialisme américain
« Parallèlement à la discussion sur le fabianisme, nous traiterons du stalinisme, de la ‘coexistence pacifique’ avec le capitalisme et de son rejeton faiblard quoique repoussant – le programme du Parti communiste britannique, la Voie britannique au socialisme. D’où vient le stalinisme ? Pourquoi existe-t-il ? Est-ce que sa montée était inévitable ? Est-ce que la dictature du prolétariat signifie vraiment une tyrannie odieuse et meurtrière ? Est-ce que le centralisme démocratique signifie vraiment l’autocratie d’une clique de permanents ? Voici quelques-unes des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les mois qui viennent.
« Dans la discussion sur la stérilité de la politique du fabianisme, il faudra aussi examiner les raisons de la défaite de la classe ouvrière allemande devant Hitler et les causes de la faillite des gouvernements de front populaire français et espagnols. Nous tenterons de montrer le rapport qui existe entre le mot d’ordre du ‘socialisme dans un seul pays’ et ces désastres pour le mouvement ouvrier international et aussi de montrer comment cela a conduit aux procès de Moscou, au pacte Hitler-Staline, au partage de l’Europe à Yalta et finalement aux massacres à grande échelle des travailleurs et des paysans dans les pays satellites d’Europe de l’Est. Nous chasserons l’obscurité dans laquelle Staline a jeté les écrits de Lénine sur le caractère et les perspectives de la révolution russe et nous publierons quelques-unes des œuvres ayant directement trait aux problèmes d’aujourd’hui écrites par Trotsky, le compagnon d’armes de Lénine dans la Révolution russe.
« Par conséquent, Labour Review invite tous ceux qui étudient sérieusement le mouvement socialiste à collaborer avec elle. Nous leur ouvrirons généreusement nos pages. Nous souhaitons particulièrement établir d’étroites relations avec les mouvements socialistes en développement en Asie et en Afrique. Par contre, Labour Review ne sera pas une simple tribune de discussion. Elle aura pour fonction d’être une arme dans la lutte contre les idées capitalistes partout où elles se manifestent dans le mouvement ouvrier. Elle sera objective, bien que partisane ; elle défendra les grands principes du vrai communisme tels qu’ils furent exposés par Marx, Engels, Lénine et Trotsky contre les fabians et les staliniens qui les ont systématiquement déformés. » [324]
Le premier numéro de Labour Review rencontra un grand intérêt et provoqua la controverse. On lui fit entre autres le reproche d’être « sectaire », reproche qui visait le fait que la revue s’identifiait clairement au trotskysme, même si la revue était ouverte à ceux qui représentaient des tendances politiques différentes. Dans son deuxième numéro, Labour Review y répondait en des termes qu’on ne pouvait pas trouver dans les publications du SWP dans la même période :
« Revenons à cette question du trotskysme. Nous comprenons le point de vue de nombreux membres et ex-membres du Parti communiste qui pensent que la question de savoir si la meilleure explication scientifique des événements qui se sont produits dans le mouvement socialiste est celle de Trotsky ou non, mérite d’être débattue et discutée. Trotsky et ses partisans ont présenté une analyse sérieuse de l’histoire récente du mouvement socialiste. Leurs écrits constituent une tentative, dans une période de retraite révolutionnaire, de maintenir après la mort de Lénine, la tradition marxiste dans les sciences sociales. Ils ont produit de nombreux documents et abondamment développé des idées méritant une étude sérieuse de la part de tout socialiste d’aujourd’hui sur l’application des méthodes scientifiques, des méthodes d’analyse des problèmes du mouvement socialiste international.
« Qui plus est, l’importance du ‘trotskysme’ pour le grand débat engendré par le discours de Khrouchtchev vient de ce qu’il représente la seule tentative faite jusqu’à présent d’expliquer du point de vue du marxisme, la dégénérescence stalinienne de l’Union Soviétique et d’apprécier la signification du conflit entre le caractère progressif de la propriété nationalisée en URSS et le caractère réactionnaire de la bureaucratie qui gouverne ce pays. Jusqu’à maintenant, seul le trotskysme explique pourquoi la classe ouvrière internationale a besoin de défendre l’URSS contre les attaques de l’impérialisme, tout en aidant les travailleurs russes à se débarrasser de la bureaucratie qui les gouverne de façon autocratique. C’est Trotsky qui a insisté sur le fait que la bureaucratie n’abandonnerait pas volontairement ses privilèges ou ne se libéraliserait pas comme résultat de la pression des masses. Il a soutenu maintes fois qu’elle doit être renversée par la classe ouvrière révolutionnaire conduite par une direction marxiste. La Hongrie a démontré à quel point Trotsky avait raison à ce sujet. Et pour autant que nous puissions en juger, aucun des récents événements en URSS n’a invalidé la justesse de son analyse.
« La crise actuelle des partis communistes en dehors de l’URSS prouve une fois de plus que les bureaucrates contrôlant ces partis sont absolument incapables de les transformer en véritables partis révolutionnaires et ce, quelles que soient leurs difficultés à la suite du discours secret de Khrouchtchev. Ces partis, tout comme la bureaucratie soviétique qu’ils représentent, ne pourront jamais adopter une politique révolutionnaire. C’est pourquoi ils sont maintenant divisés en nombreuses factions, chacune d’entre elles étant engagée dans une lutte acerbe avec les bureaucrates.
« La théorie de Trotsky était la seule théorie marxiste, s’inspirant de Lénine pour exposer et expliquer les faits que plus tard Khrouchtchev a révélés, et ce, à une époque où des communistes et de ‘faux amis’ de l’URSS vendaient leurs âmes politiques à Staline. Pour cette raison, l’explication théorique de Trotsky du phénomène du stalinisme demeure valable tant que quelqu’un n’aura pas produit une meilleure explication. Car aujourd’hui, tous les marxistes demandent une explication plus scientifique du stalinisme que celle du ‘culte du diable’ de Khrouchtchev ou le catalogue éclectique des ‘erreurs’ et des ‘réalisations’ de Mao Tsé Toung.
« Certains disent qu’il est dangereux en 1957 de lancer le mouvement socialiste britannique dans une discussion sur les mérites relatifs de l’une ou de l’autre des deux sectes du Parti communiste de la lointaine Russie, qui se sont engagées il y a longtemps, dans les années 1920, dans une controverse politique stérile et obscure et de détourner ainsi notre attention des problèmes urgents de l’Angleterre d’aujourd’hui. Malheureusement pour nos empiristes locaux, la vérité est que d’une façon ou d’une autre, que nous le voulions ou pas, l’avenir du socialisme où que ce soit dans le monde, est aujourd’hui inextricablement lié à la Révolution russe de 1917 et à son destin. On ne peut pas éluder son existence, peu importe les efforts déployés à cet effet. La ‘question russe’ demeure la clé pour les marxistes souhaitant développer une théorie correcte pour le mouvement socialiste dans l’Angleterre d’aujourd’hui.
« L’objectif de Labour Review en un mot, est de développer le marxisme et non pas de le réviser : deux choses différentes, comme l’a démontré Lénine à sa génération ». [325]
Il existe une autre différence décisive dans la façon dont les Britanniques et les Américains abordaient la crise au sein des organisations staliniennes. La politique de regroupement du SWP n’était pas liée (en fait elle en représentait l’abandon) au développement de perspectives révolutionnaires pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière américaine.
Cela s’exprimait par le fait que le SWP n’était pas parvenu à faire une analyse objective des formes spécifiques nouvelles prises par la crise du capitalisme américain et international dans la période d’après-guerre. Il était, surtout dans des conditions où le capitalisme semblait à un œil inexpérimenté avoir une position invincible, de la responsabilité des marxistes de dévoiler les contradictions qui préparaient une nouvelle crise et une nouvelle explosion de la lutte des classes.
Ce travail théorique était nécessaire aussi afin de combattre les tendances qui, sous le couvert du regroupement, s’efforçaient par tous les moyens de faire abandonner au SWP son « orientation prolétarienne » traditionnelle et qui prétendaient obstinément qu’il existait pour le parti peu de possibilités sérieuses d’un travail en dehors du milieu radical petit-bourgeois et sa politique de protestation.
Il est vrai bien sûr que le SWP travaillait dans une situation relativement défavorable. Mais les possibilités matérielles de surmonter l’isolement provenaient des contradictions du système capitaliste et des luttes de la classe ouvrière. Elles se manifestèrent concrètement dans une grève nationale de masse des sidérurgistes qui dura cent seize jours.
L’ampleur des divergences entre le SWP et les Britanniques s’exprima dans la réaction des Américains à une conférence tenue à Leeds par le Comité International et à laquelle participait Farrell Dobbs, qui faisait alors un séjour de longue durée en Europe. Celle-ci adopta une résolution dans laquelle se trouvaient résumés les principes de la lutte contre Pablo. La résolution rejetait catégoriquement « toutes les conceptions selon lesquelles la pression des masses peut résoudre la crise de la direction en imposant une réforme de l’appareil bureaucratique en Union Soviétique et en Europe de l’Est ». [326]
La résolution avançait aussi une conception du regroupement qui était diamétralement opposée à celle du SWP, soutenant que le « regroupement par le mouvement révolutionnaire des forces prenant le chemin de la révolution est associé à une offensive idéologique contre le stalinisme, la social-démocratie, le centrisme, la bureaucratie syndicale et les directions bourgeoises et petites-bourgeoises des mouvements nationaux dans les pays coloniaux et semi-coloniaux ». [327]
Quand la direction du SWP à New York reçut cette résolution, elle ordonna à Dobbs d’interrompre sa tournée européenne et de revenir aux États-Unis. Dans une lettre à Dobbs datée du 18 août 1958, Tom Kerry ne cachait pas son mécontentement devant les résultats obtenus à la conférence du CI et la participation de Dobbs. Accusant Dobbs d’avoir agi contrairement aux instructions reçues avant son départ pour l’Europe, Kerry lui rappelait que « quand nous avons reçu la nouvelle que le CI convoquait un congrès pour juin 1958, nous avons objecté qu’un tel projet serait trop prétentieux et ne serait pas représentatif des tâches et des perspectives dont a besoin la tendance trotskyste orthodoxe au stade présent de son développement ». [328]
Kerry disait que le CI aurait du se limiter à une discussion sur le regroupement, probablement de type liquidateur, semblable à celui opéré par le SWP, et sur la réunification avec les pablistes. Kerry se plaignait amèrement :
« Nous déduisons de la nature des documents [adoptés à la conférence de Leeds] qu’il s’agit d’une conception de la discussion des questions de 1953 qui a été depuis longtemps dépassée par des événements à propos desquels il existe, dans l’essentiel, un accord politique, à l’exception importante de la nature de l’organisation internationale et de sa fonction à ce stade de développement du mouvement trotskyste mondial.
« Nous croyons être d’accord sur le fait qu’une discussion sur les questions de 1953, à l’exception bien sûr de la ‘question d’organisation’, serait non seulement stérile, mais encore destinée délibérément à accentuer l’actuelle division du mouvement mondial et rendrait une réunification virtuellement impossible. A la lumière de la lutte pour le regroupement, il nous semble qu’un tel débat ne pourrait que compliquer et empoisonner le travail pour le regroupement, en particulier dans les secteurs où notre tendance est directement confrontée aux groupes pablistes organisés…
« Près de six mois se sont écoulés depuis ton départ. Tu as sans aucun doute fait beaucoup d’expériences depuis que tu as quitté le pays et dont nous ne savons rien. Dans l’intervalle, il s’est passé ici des choses dont nous ne pouvons pas discuter de façon adéquate dans une correspondance écrite.
« Tu peux remarquer au contenu de cette lettre qu’il y a des malentendus évidents et peut-être même quelques divergences sur la question importante des tâches et des perspectives. Nous ne savons pas ce que Jim en pense puisque nous ne l’avons pas entendu parler sur les questions débattues dans cette lettre. » [329]
Les arguments de Kerry étaient cyniques et contradictoires. S’il existait un accord substantiel entre le Comité International et le Secrétariat International pourquoi était-il si dangereux de discuter des divergences politiques ayant surgi en 1953 ? La colère avec laquelle Kerry avait réagi à la résolution du CI signifiait qu’il comprenait très bien que le soi-disant « accord » politique serait démasqué dès que les questions fondamentales concernant les perspectives historiques de la Quatrième Internationale seraient soulevées avec les pablistes.
Rétrospectivement, le sens de la mystérieuse référence de Kerry « aux choses qui se sont passées » et dont il ne pouvait pas « discuter de façon adéquate dans une correspondance écrite » devient clair : c’était la période où le SWP s’était enfoncé jusqu’au cou dans son alliance électorale sans principes avec les partisans petits-bourgeois de la campagne « socialiste indépendante ». Kerry trouvait sans aucun doute difficile de donner par écrit une description complète des combines politiques qui se tramaient en coulisse et des manœuvres du SWP en train de jeter aux orties son héritage trotskyste.
Dobbs mit cette lettre à la disposition de Healy qui répondit à Kerry :
« Il est difficile de comprendre comment on peut oublier ce qui est arrivé en 1953. S’agissait-il d’un simple malentendu ou y avait-il de sérieuses divergences politiques entre vous et Pablo ? Vous allez jusqu’à suggérer qu’elles ont disparu, mais nous pensons que vous êtes mal informés à ce sujet et que vous n’avez pas suffisamment étudié les documents écrits par Pablo depuis.
« Peu importe à quel point nous souhaitions éviter un débat abstrait à propos de 1953. Il est impossible d’imaginer comment un débat sur les questions actuelles n’entraînerait pas, tôt ou tard, des références à 1953.
« La conférence de Leeds a décidé de consolider les forces du trotskysme orthodoxe en préparant un débat sérieux sur les problèmes de notre mouvement. Qu’y a-t-il d’incorrect dans cette approche ? Ne doit-elle pas être un élément nécessaire et fondamental à tout processus de réunification de principe…
« Le Comité International saisira toute occasion de parvenir à une unité de principe et nous pensons que les décisions de la conférence de Leeds devraient bénéficier de tout ton soutien. En outre, nous pensons que le problème de la réunification doit être reconnu comme un problème politique qui signifie une clarification des perspectives et des méthodes actuelles. » [330]
C’est sur la base de ces principes que les trotskystes britanniques prirent la tête de la lutte pour construire la Quatrième Internationale, une responsabilité que la direction du SWP, qui capitulait pitoyablement devant le révisionnisme, avait clairement abandonnée.
National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : The Struggle to Reunify the Fourth International (1954-1963), t.3, juillet 1978, p.31.
Ibid., pp.32-34. Publié également dans Cliff Slaughter, édit., Trotskyism Versus Revisionism : A Documentary History, New Park Publications, Londres 1974, t.3, pp.30-35.
Ibid., p.37.
Ibid., p.38.
Ibid., p. 36. Publié également dans Cliff Slaughter, édit., Trotskyism Versus Revisionism t.3, pp.37-38.
Labour Review, t.2, n°1, janvier 1957, pp.2-3.
Ibid., t.2, n°2, pp.35-36.
National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : The Struggle to Reunify the Fourth International (1954-1963), t.4, novembre 1978, p.9.
Ibid.
Ibid., p.11.
Ibid., pp.11-12.
Ibid., pp.12-13.