L’article de M. Banda, Vingt-sept raisons d’enterrer le Comité International sur-le-champ et de construire la Quatrième Internationale, reçut un accueil enthousiaste de la part de tous ceux qui étaient d’accord avec ce que suggérait la première partie du titre. Cette diatribe fut louée par les révisionnistes du monde entier, mais avant tout par le WRP lui-même, comme le coup qui allait achever le Comité International. Dès que le comité central du WRP eut le document de Banda entre les mains en janvier 1986, il s’en servit comme base politique pour deux résolutions qui rejetaient l’autorité politique du Comité International et qui furent adoptées par douze voix contre trois.
Un jour seulement après que ce document ne soit publié dans Workers Press, l’organe hebdomadaire du WRP, le 7 février 1986, les trois membres du comité central qui avaient voté contre ces résolutions ainsi que d’autres partisans du Comité International furent exclus du huitième congrès du WRP à l’aide de la police et expulsés de l’organisation. Cet acte acheva la rupture du WRP d’avec le Comité International.
On déclara que les Vingt-sept raisons constituaient une importante contribution à une nouvelle discussion sur l’histoire du mouvement trotskyste. Tandis que Bill Hunter trouvait bien (avec la politesse du gentleman chère à la classe moyenne britannique), que le document de Banda fût « unilatéral » et qu’il faisait objection aux falsifications les plus grossières de l’histoire de la Quatrième Internationale avant 1954, il ne s’opposait pas à l’attaque de la Lettre ouverte, ni à la proposition d’enterrer le Comité International.
Cliff Slaughter adopta une attitude moins critique encore. Il écrivait le 11 mars 1986 : « Il faut que la discussion continue sur le document de Mike Banda et je ne vais pas la commencer ici. Je dirais que Mike Banda a porté un coup à la prétention ridicule de North à représenter la continuité et l’autorité centralisée. Je suis d’accord avec Mike quand il écrit que la Quatrième Internationale fut proclamée mais jamais construite. Je pense que Mike ne dit pas comment et pourquoi elle devrait être construite maintenant, mais je suis sûr qu’il va le faire. » [416]
Comme on pouvait s’y attendre, le Comité International avait une autre opinion du document de Banda et de ses préparatifs de funérailles. Dans la mesure où des derniers sacrements étaient requis, c’était à Banda qu’ils devaient être administrés. Le premier paragraphe de notre analyse intitulée L’héritage que nous défendons déclarait :
« Pour ce qui est du marxisme et de la lutte pour le socialisme, Michael Banda, le secrétaire général du Workers Revolutionary Party, n’est plus au nombre des vivants. En publiant Vingt-sept raisons d’enterrer le Comité International sur-le-champ et de construire la Quatrième Internationale, Banda signifiait sa rupture politique irrévocable d’avec le trotskysme et coupait tous les liens avec le mouvement révolutionnaire sous le drapeau duquel il a combattu durant toute sa vie adulte. »
Le début de notre analyse, publiée alors que Banda était encore secrétaire général du WRP, attirait l’attention sur ce qu’impliquaient ses Vingt-sept raisons : « L’attaque de Banda ne se limite donc pas au seul Comité International. Elle remet en question la légitimité politique de la Quatrième Internationale et la tendance spécifique connue sous le nom de trotskysme…
« S’il fallait accepter les arguments de Banda, il faudrait aussi reconnaître qu’il faut entièrement remettre en question la place que notre mouvement international a traditionnellement accordée à Trotsky dans l’histoire du marxisme. »
Cette analyse de la signification du document de Banda s’est vu confirmée sur toute la ligne. Il n’est pas nécessaire pour conclure notre examen des Vingt-sept raisons de spéculer sur la future évolution de Banda. Nous sommes en possession d’un nouveau document, qu’il écrivit à la fin de 1986, et qui montre son passage définitif dans le camp de la contre-révolution.
Intitulé Qu’est-ce que le trotskysme ? Ou le vrai Trotsky pourrait-il se lever ?, ce document est une furieuse attaque du trotskysme, un éloge tardif à Joseph Staline et un serment d’allégeance à la bureaucratie du Kremlin. C’est une attaque déclarée de la lutte tout entière menée par Trotsky depuis les années 1920 contre la dégénérescence du Parti bolchevique, l’usurpation du pouvoir politique par la bureaucratie stalinienne et la trahison de la révolution russe et socialiste mondiale. Au cours de cette nouvelle attaque, Banda cite les écrits d’un peu tout le monde, de James Burnham à l’extrême droite, à Max Shachtman, défenseur du capitalisme d’État, en passant par le pape du révisionnisme pabliste, Isaac Deutscher. Après quarante ans passés dans la Quatrième Internationale, Banda a découvert que Trotsky avait eu tort de refuser de capituler devant Staline en 1928 !
Le trotskysme, écrit-il, « est devenu à présent synonyme de chinoiseries scolastiques et de rhétorique centriste, combinées à une prostration grotesque devant la bureaucratie sociale-démocrate et l’État impérialiste. Il est, avec les eurocommunistes, un des groupes anticommunistes, antisoviétiques et anti-ouvriers les plus discrédités en dehors de la social-démocratie. »
Et ce n’est pas tout. Banda affirme à présent qu’il s’était trompé lorsqu’il croyait que la politique de Trotsky ne pouvait être tenue responsable de la crise du Comité International :
« Dans mes Vingt-sept raisons, je déclarais de façon incorrecte qu’après Trotsky ‘la montagne avait accouché d’une souris’. Cela ne fait que montrer combien la mystification et la mauvaise éducation de générations de soi-disant marxistes révolutionnaires par Trotsky, qui rejetèrent la politique de front populaire du Kominterm et se tournèrent vers le trotskysme, croyant à tort que c’était là le léninisme authentique, étaient répandues et jusqu’où elles allaient. Tardivement – et avec quelques hésitations – je me suis convaincu à travers l’examen de ma propre expérience dans ce qui semblait être le plus fort groupe trotskyste en Grande-Bretagne qu’il y avait un rapport de causalité direct entre l’impasse et la désintégration du trotskysme et les méthodes et la politique défendues par Trotsky. Je dirais inversement que si la politique et les perspectives de Trotsky étaient correctes et correspondaient au véritable développement des lois historiques, le mouvement qu’il fonda compterait aujourd’hui des millions de membres et des sections dans le monde entier – surtout en URSS, en Europe de l’Est et en Chine. »
Banda écrit qu’il faut :
« …mettre en doute la prétention de Trotsky à l’authenticité marxiste-léniniste. Non seulement sa politique ne s’est matérialisée nulle part dans aucun parti…
« L’histoire a fait une satire des croyances et des principes de Trotsky. Soixante ans après, seul un fétichiste ignorant ou un idolâtre du culte de la personnalité pourrait maintenir que l’analyse que Trotsky fit de l’URSS et sa méthode de construction du parti, ainsi que sa conception d’un parti mondial, sont correctes et correspondent à la tradition et à la méthode de Lénine et Marx. Seul un benêt empiriste ou un charlatan maintiendrait que l’effondrement de la Quatrième Internationale et la désintégration de son gueulard de successeur, le CIQI – étaient des épisodes malheureux qui ne se rapportaient pas à un processus objectif et n’étaient pas déterminés par l’opération des lois dialectiques de l’histoire et le mouvement de forces sociales. »
Ce n’est ici qu’une des nombreuses affirmations contradictoires qui abondent dans son dernier opus. D’une part il prétend que seul un « benêt empiriste » pouvait encore défendre le programme du trotskysme ; de l’autre cependant, les raisons qu’il avance pour abandonner le trotskysme sont des exemples de pensée d’un empirisme on ne peut plus vulgaire : le trotskysme a tort parce que la Quatrième Internationale n’est pas constituée de partis de masse soutenus par des millions de personnes !
Si des critères aussi superficiels doivent servir de base à des jugements politiques, alors ce n’est pas seulement le trotskysme qu’il faut condamner. Après tout, Marx prédit la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans les métropoles avancées du capitalisme, mais – comme tous les universitaires petits-bourgeois le font vite remarquer dès que l’occasion s’en présente – le renversement de la bourgeoisie s’est limité aux pays les plus arriérés. Près de cent quarante ans après la publication du Manifeste du Parti communiste, les classes laborieuses des pays capitalistes avancés ont toujours à réaliser les tâches historiques définies par Marx. Ce fait remet-il en question l’ « authenticité » du marxisme ? Cela remet-il en question les capacités révolutionnaires du prolétariat ? Les attaques de Banda contre le trotskysme s’avèrent toujours n’être que des arguments pour l’abandon de la perspective de la révolution socialiste mondiale. Trotsky fit cette réponse à des créatures invertébrées du genre de Banda que « Vingt-cinq ans à l’échelle de l’histoire lorsqu’il s’agit des changements extrêmement profonds des systèmes économiques et culturels ont moins de poids qu’une heure dans la vie d’un homme. À quoi est bon un homme qui pour quelques échecs empiriques qu’il subit pendant une heure ou une journée, abandonne le but qu’il s’était fixé à partir de l’expérience et de l’étude de toute sa vie antérieure ? » [417]
Banda en vient ensuite à sa principale accusation contre la Quatrième Internationale :
« Toutes les nuances du trotskysme ont en commun une complaisance opportuniste due à leur haine subjectiviste des contradictions matérielles qui sont la force motrice de tout progrès, de tout changement et de tout développement. Lié à cela de façon inséparable et organique il y a une arrogance de fonctionnaire qui refuse de faire une appréciation critique de la pratique de la Quatrième Internationale jusqu’à ce jour et tente, au lieu de cela, de consacrer des pratiques fausses et des hypothèses incorrectes au moyen de rationalisations dogmatiques. »
La source de ces carences fatales est Trotsky lui-même « qui n’a pas compris l’essence du changement historique en Union soviétique et introduisit une sorte d’idéologie centriste caractérisée par un subjectivisme et un scepticisme profond ».
Dans le même souffle, Banda nous explique cependant qu’il n’a pas l’intention, par cette condamnation, de dénigrer « l’analyse par Trotsky des événements de Chine, d’Espagne, d’Allemagne, d’URSS, de France et d’ailleurs, ni ses écrits sur la littérature, la science et les questions militaires. Il possédait un esprit encyclopédique, une vision pénétrante des choses et l’envergure et la subtilité de sa pensée ainsi que sa force polémique étaient sans égales. »
C’est vraiment là ce qu’on appelle « une mutinerie à genoux ». Banda n’essaie pas d’accorder son admiration pour la « vision pénétrante des choses » qu’avait Trotsky et son reproche au fondateur de la Quatrième Internationale de haïr les contradictions matérielles et de n’avoir pas compris l’événement qui fut au centre de sa vie, la Révolution russe !
Il y a une contradiction flagrante entre le fait que Banda reproche au trotskysme d’être coupable de « subjectivisme » et le fait que sa condamnation de la Quatrième Internationale s’appuie sur des jugements eux-mêmes purement subjectifs. Banda avait expliqué l’effondrement de la Quatrième Internationale par la présence de certains individus pourris dans la direction du mouvement après la mort de Trotsky. Voilà à présent qu’il découvre que le scélérat en chef est Trotsky lui-même ! L’existence de la Quatrième Internationale et de générations de révolutionnaires qui furent gagnées à son drapeau dans le monde entier s’explique par rien moins que par l’incapacité supposée de Trotsky de « comprendre le contenu et l’essence des changements historiques en URSS ». Qu’il s’agisse de véritables forces de classe, que la lutte du trotskysme contre le stalinisme exprime l’hostilité irréconciliable de la classe ouvrière à l’égard de la bureaucratie est un détail « secondaire » sur lequel Banda ne trouve pas nécessaire de s’attarder.
Afin de donner à son attaque du trotskysme l’apparence de la profondeur, Banda essaie de dénigrer Trotsky comme théoricien marxiste. Il accumule les absurdités et annonce, après avoir expliqué qu’il ne remettait pas en question le génie de Trotsky, que ses « tentatives superficielles de dilettante – quoique bien intentionnées – ont été confondues avec le développement et la concrétisation véritablement scientifiques et profondément professionnels du matérialisme dialectique réalisé par Lénine ».
Banda nous révélera peut-être dans quelque futur article comment Trotsky, doué seulement d’une compréhension dilettante et superficielle de la dialectique a réussi à faire preuve « d’une pensée d’une envergue et d’une subtilité unique ». Pour le présent, il tente d’étayer son attaque des capacités théoriques de Trotsky en critiquant sa dernière grande œuvre, Défense du marxisme, la suite d’articles polémiques écrits contre les pragmatistes américains, Max Shachtman et James Burnham. Le livre, déclare-t-il, « fournit la clé de son grave et préjudiciable abandon de la méthode marxiste dans son analyse de l’Union soviétique après 1928… »
Banda fait cette étonnante assertion que, dans ce livre,
« Trotsky lui-même fait preuve d’une affligeante indifférence vis-à-vis du rapport dialectique entre la théorie marxiste, incarnée par le parti, et les luttes spontanées de la classe ouvrière. Cette rechute essentiellement idéaliste est liée étroitement à un problème plus profond – celui de la coïncidence de la dialectique, de la logique et de la théorie de la connaissance (épistémologie). Nulle part Trotsky n’a abordé ce problème et il s’est presque exclusivement préoccupé de l’explication historique des problèmes et des processus, négligeant cependant l’approche logique. Le soin de développer cet aspect fut laissé au seul Lénine, ce qu’il fit en particulier dans Matérialisme et Empiriocriticisme et dans les Cahiers philosophiques (tomes 14 et 38 de ses Œuvres complètes). »
Les adeptes de Banda et de ses attaques contre le trotskysme se délecteront à n’en pas douter à la lecture de cet étalage tapageur d’érudition. Ils y trouveront l’explication de l’échec supposé de la Quatrième Internationale, qu’ils ont dû attendre si longtemps : « nulle part Trotsky n’a abordé la question de la coïncidence de la dialectique, de la logique et de la théorie de la connaissance ». Il « négligea » en outre « l’approche logique ». Dans la mesure où Banda lui-même n’a jamais montré le moindre intérêt pour les problèmes de la méthode dialectique, nous doutons fort qu’il comprenne même le sens de toutes ces expressions. Tout ce qu’il a réussi à faire en se servant de ces formules comme d’un gourdin pour en frapper Trotsky, c’est à se rendre ridicule.
Pour les marxistes, la coïncidence de la dialectique, de la logique et de la théorie de la connaissance signifie la reconnaissance du rapport matériel objectif qui existe entre les formes universelles de la pensée humaine et les propriétés les plus universelles du monde matériel qui s’y reflètent. Cette « coïncidence » fut à l’origine découverte, bien que sous une forme idéaliste, par Hegel au cours de sa lutte contre la philosophe kantienne. Refusant la séparation métaphysique du monde matériel et des formes objectives de la pensée à travers lesquelles celui-ci est reproduit et assimilé par l’esprit humain, Hegel conféra à ces formes de pensée c’est-à-dire aux catégories et aux concepts de la logique une signification « ontologique » c’est-à-dire que, à partir de son point de vue idéaliste qui affirmait la primauté de l’esprit sur la matière, Hegel établit l’identité des « formes de l’être » et des « formes du savoir ». En tant qu’idéaliste, Hegel en conclut que les formes logiques n’étaient pas seulement des stades du développement de la pensée humaine, mais bien plutôt la substance essentielle de toute réalité matérielle.
Tout en niant l’idéalisme hégélien – qui déduisait l’évolution tout entière de la nature et de l’histoire du développement logique « d’un esprit absolu » mystique – le marxisme conserva la profonde vérité scientifique contenue dans la représentation mystique et en fit le fondement d’une théorie matérialiste de la connaissance grâce à laquelle on peut expliquer le développement de la connaissance humaine dans son ensemble. Les catégories de la logique ne sont pas simplement des propriétés subjectives et innées de la pensée, grâce auxquelles un monde chaotique en soi devient compréhensible. Elles sont plutôt les formes développées historiquement dans lesquelles les propriétés universelles de la matière et de l’être social se reflètent dans la pensée de l’homme social.
Ou encore, selon l’expression de Lénine s’appuyant sur une lecture matérialiste de Hegel : « La logique est la théorie non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de ‘toutes les choses matérielles, naturelles et spirituelles’, c’est-à-dire des lois du développement de tout le contenu concret du monde et de la connaissance de celui-ci, c’est-à-dire le bilan, la somme, la conclusion de l’histoire de la connaissance du monde. » [418]
La compréhension des fondements matériels objectifs de la logique est pour un marxiste la prémisse nécessaire d’un travail théorique conscient. Le seul fait de suggérer, sans parler même d’affirmer avec audace, que l’identité de la dialectique, de la logique et de la théorie de la connaissance dépassait l’horizon intellectuel de Trotsky ne peut signifier qu’une seule chose : Banda, bien qu’il ait lu tant des choses écrites par Trotsky, sait lui-même si peu de choses sur les questions de méthode qu’il n’est même pas capable de reconnaître l’application de la dialectique dans les écrits d’un de ses maîtres. Ceci explique partiellement son attitude superficielle vis-à-vis des œuvres de Trotsky. Une oreille non éduquée n’entend dans la musique de Beethoven qu’une suite de beaux sons. Mais un musicien entraîné peut y découvrir la puissante structure contrapuntique sur laquelle sont construites les grandes harmonies et, grâce à ce savoir, il peut apprécier plus pleinement le génie du maître.
Banda est incapable de reconnaître l’infrastructure théorique des écrits de Trotsky et son affirmation que celui-ci ne s’est pas explicitement consacré aux problèmes d’épistémologie marxiste est le type même de déclaration ignorante à laquelle on s’attend de la part d’un philistin qui juge de choses auxquelles il ne connaît rien. La maîtrise dont fait preuve Trotsky dans ce domaine – dans ses écrits sur la science, la littérature, les affaires militaires et la culture – était véritablement à couper le souffle. Un examen de l’histoire intellectuelle soviétique entre 1921 et 1926 montrerait que personne dans le parti bolchevique y compris Lénine, n’exerçait une influence aussi étendue. Le fait qu’un grand nombre de marxistes éminents se trouvèrent rassemblés sous le drapeau de l’Opposition de gauche n’était pas du tout le fait du hasard. Dans ses discours et ses écrits, Trotsky examinait en détail les implications épistémologiques des découvertes faites par Darwin, Mendeleïev, Pavlov et Freud. Peu de marxistes ont exploré avec autant de profondeur et d’originalité le problème complexe du développement de la conscience à partir de l’inconscient. Trotsky a même consacré un article entier à l’examen de la bureaucratie stalinienne du point de vue de la méthode philosophique de celle-ci.
Bien plus, le problème même de la « coïncidence » auquel Lénine s’attaquait dans le passage que nous citons plus haut, c’est-à-dire la signification objective de la logique, était au centre même de la réfutation de Burnham par Trotsky dans le livre que Banda attaque à présent, Défense du marxisme :
« Nous appelons notre dialectique matérialiste, parce que ses racines ne sont ni dans les cieux (ni dans les profondeurs de notre ‘libre esprit’), mais dans la réalité objective, dans la nature. La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse. À tous les degrés de cette échelle du développement, les changements quantitatifs sont devenus qualitatifs. Notre pensée, y compris dialectique, n’est qu’une des manifestations de la matière changeante. Il n’y a place, dans cette mécanique ni pour Dieu, ni pour le diable, ni pour l’âme immortelle, ni pour les normes éternelles du droit et de la morale. La dialectique de la pensée procédant de la dialectique de la nature, a par conséquent un caractère entièrement matérialiste. » [419]
Plus loin Trotsky écrit :
« Pour en venir au fait, tout cela montre que les procédés de notre réflexion, tant ceux qui relèvent de la logique formelle que ceux qui appartiennent à la dialectique, ne sont pas des constructions arbitraires de notre intellect, mais expriment les rapports réels de la nature même.
« En ce sens, le cosmos est tout entier traversé par une dialectique ‘inconsciente’. Mais la nature ne s’est pas arrêtée là. Elle a dépensé pas mal d’efforts pour transférer ses rapports internes dans la langue de la conscience du renard et de l’homme, puis elle a donné à l’homme la possibilité de généraliser ces formes de connaissance et de les transformer en catégories logiques (dialectiques), créant par-là même la possibilité pour nous de pénétrer plus profondément le monde qui nous entoure. » [420]
Banda vante, de façon peu spirituelle d’ailleurs, Burnham qui « met en pièces les renards dialectiques de Trotsky » prouvant par-là qu’il n’accepte pas les fondements objectifs de la logique et se met du côté des adversaires les plus réactionnaires de la dialectique matérialiste. Burnham, comme on le sait, devint anticommuniste, défendit une guerre nucléaire contre l’Union Soviétique et il est aujourd’hui un des saints patrons idéologiques de Ronald Reagan.
Qu’en est-il de l’affirmation de Banda selon laquelle Trotsky ne s’est préoccupé que de l’approche historique et non de l’approche « logique » ? Une fois encore, il faut souligner que Banda ne sait pas de quoi il parle. Il n’est toutefois pas le seul à mériter le blâme de cette attaque maladroite des capacités de dialecticien matérialiste de Trotsky. Une grande partie de ses arguments, en particulier son affirmation que Trotsky a « négligé l’approche logique » s’appuie sur les conceptions de celui qui fut son mentor pendant de nombreuses années, Gerry Healy. Healy tirait d’une lecture confuse de Hegel la conclusion qu’une connaissance formelle de l’enchaînement des catégories de la logique dialectique pouvait constituer un moyen de substitution tous usages à toute analyse concrète du processus historique.
Selon Healy, les catégories logiques sont l’essence de tous les phénomènes matériels, processus historiques compris. C’est pourquoi on peut, dans l’analyse des événements contemporains, éviter une grande perte de temps si, au lieu d’examiner laborieusement les processus historiques et les forces sociales à partir desquels ils se sont développés, on traite ces événements en manifestations secondaires de catégories essentielles. En d’autres mots, plutôt que d’examiner la signification particulière d’un développement concret précis dans la lutte des classes, on en fait simplement une manifestation de la transformation de « la quantité en qualité », ou si on annonce d’un air docte qu’il ne s’agit que de « l’apparition d’une essence » ou de la « forme d’un contenu » plus fondamental. C’est ce que Healy croyait être l’approche « logique » et c’est ce qu’il a enseigné à Banda.
Cette méthode de travail n’a absolument rien à voir avec le marxisme et n’est qu’une caricature des conceptions hégéliennes. Marx rejeta explicitement ce genre de « panlogisme ». Dans son célèbre exposé du contenu rationnel de la méthode dialectique développée par Hegel, Engels se moqua de la façon dont ses épigones « de gauche » défiguraient la méthode du veux titan.
« L’école hégélienne officielle ne s’était approprié de la dialectique du maître que la manipulation des procédés les plus simples qu’elle appliquait à toutes les choses et souvent encore avec une maladresse ridicule. Tout le legs de Hegel se bornait pour elle à une simple routine à l’aide de laquelle on construisait artificiellement chaque sujet et à un registre de mots et de tournures qui n’avaient plus d’autre but que de se trouver là au bon moment, c’est-à-dire au moment où faisaient défaut les idées et les connaissances positives. C’est ainsi qu’il arriva que, comme le disait un professeur de Bonn, ces hégéliens ne comprenaient rien à rien, mais pouvaient écrire sur tout . Et certes, les résultats étaient en conséquence. » [421]
Healy ne comprenait ni Hegel, ni la signification de son œuvre monumentale, La Science de la logique et moins encore sa nouvelle élaboration matérialiste par Marx. Il parvint donc à l’idée que la méthode d’analyse logique et la méthode d’analyse historique s’excluaient formellement, qu’il fallait les opposer de façon rigide. Ni dans les œuvres de Marx, ni dans celles de Hegel on ne peut trouver une séparation aussi rigide de la méthode logique et de la méthode historique. Ainsi que l’explique Engels :
« Ce qui distinguait le mode de pensée de Hegel de celui de tous les autres philosophes, c’était l’énorme sens historique qui en constituait la base. Si abstraite et si idéaliste qu’en fût la forme, le développement de sa pensée n’en était pas moins toujours parallèle au développement de l’histoire mondiale, et celle-ci ne doit être à proprement parler que le banc d’essai de celle-là. Bien que de ce fait le rapport exact fût renversé et mis la tête en bas, son contenu réel n’en pénétrait pas moins partout dans la philosophie, d’autant plus que Hegel se distinguait de ses disciples en ce sens que ceux-ci se targuaient de leur ignorance, alors qu’il fut au contraire un des esprits les plus savants de tous les temps. Il fut le premier à essayer de montrer qu’il y a dans l’histoire un développement, un enchaînement interne, et si étrange que puisse nous paraître à présent mainte chose dans sa philosophie de l’histoire, le caractère grandiose de la conception fondamentale elle-même est aujourd’hui encore digne d’admiration quand on lui compare ses prédécesseurs ou même ceux qui, après lui, se sont permis des réflexions générales sur l’histoire. Dans la Phénoménologie, dans l’Esthétique, dans l’Histoire de la philosophie, partout pénètre cette conception monumentale de l’histoire, et partout la matière est traitée de façon historique, en relation déterminée, quoiqu’abstraitement renversée, avec l’histoire. » [422]
Puis, analysant la façon d’agir de Marx dans sa Critique de l’économie politique, Engels fait ressortir clairement ce qu’on entend par méthode historique et par méthode logique et montre qu’ils sont unis dans un rapport inséparable.
« Même une fois la méthode acquise, la critique de l’économie pouvait encore être abordée de deux manières : historiquement ou logiquement. Comme dans l’histoire, de même que dans son reflet littéraire, le développement progresse en gros des rapports les plus simples aux plus compliqués, le développement littéraire historique de l’économie politique fournissait un fil conducteur naturel d’où la critique pouvait partir et, dans l’ensemble, les catégories économiques apparaîtraient dans le même ordre que dans le développement logique. Cette forme a l’avantage apparent d’une clarté plus grande, car n’est-ce pas le développement réel qui est poursuivi ? Mais, en fait, son mérite serait tout au plus d’être populaire. L’histoire procède souvent par bonds et en zigzags et il faudrait la poursuivre partout, ce qui exigerait non seulement l’insertion de beaucoup de matériaux de peu d’importance, mais aussi que la suite des idées fût souvent interrompue ; en outre, on ne saurait écrire l’histoire de l’économie sans celle de la société bourgeoise et le travail n’en finirait plus, car tous les travaux préalables manquent. C’est donc le mode logique de traiter la critique de l’économie qui était seul de mise. Mais celui-ci n’est en fait que le mode historique dépouillé seulement de la forme historique et des hasards perturbateurs. La suite des idées doit commencer par quoi l’histoire en question commence, et son développement ultérieur ne sera que le reflet, sous une forme abstraite et théoriquement conséquente, du cours historique ; un reflet corrigé, mais corrigé selon des lois que le cours réel de l’histoire fournit lui-même par le fait que chaque moment peut être observé au point de développement de sa pleine maturité, dans sa pureté classique. » [423]
Dans un autre passage célèbre dirigé contre l’infortuné Eugen Dühring, Engels démasquait ce type de méthode « logique » telle que Healy et Banda l’ont promue et en montrait toute la nullité :
« Ce n’est là qu’un autre aspect de la vieille et chère méthode idéologique qu’on appelle ailleurs méthode a priori et qui consiste non pas à connaître les propriétés d’un objet en les tirant de l’objet lui-même, mais à les déduire démonstrativement du concept de l’objet. D’abord, on fabrique à partir de l’objet le concept de l’objet ; puis on inverse le tout et on mesure l’objet à sa copie, le concept. Ce n’est pas le concept qui doit se régler sur l’objet, mais l’objet sur le concept. Chez M. Dühring, ce sont les éléments les plus simples, les abstractions dernières auxquelles il puisse parvenir qui font office de concept, mais ceci ne change rien à la chose ; dans le meilleur des cas, ces éléments les plus simples sont de nature purement conceptuelle. La philosophie du réel se présente donc ici encore comme idéologie pure, déduction de la réalité non à partir d’elle-même, mais à partir de la représentation. » [424]
Dühring eut le « privilège » d’être immortalisé par Engels. De constitution robuste, cet homme qui prétendit porter le coup de grâce au marxisme, vécu jusqu’en 1921. A sa mort, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, la réfutation de sa « Révolution dans la science » servait de base à l’éducation théorique de millions de travailleurs dans d’innombrables pays. Mieux encore, Dühring vécut assez longtemps pour être le témoin de l’ultime réfutation de ses stupidités par le marxisme : la révolution d’octobre. Quant à nous, nous souhaitons bonne santé à monsieur Banda (il devrait manger moins et faire plus d’exercice) et espérons qu’il vivra assez longtemps pour être le témoin d’une réfutation non moins convaincante de son attaque du trotskysme.
Pour ceux qui opposent de façon grossière la méthode logique au processus historique, la structure du Capital de Marx est édifiée à partir de déductions purement théoriques où une catégorie économique donne simplement, à partir de son contenu abstrait, naissance à la suivante. Marx s’insurgeait explicitement contre une telle interprétation de son œuvre. Passant en revue les formules qu’il utilise dans les Grundrisse, le travail préparatoire de son Capital, Marx écrivait : « Il sera nécessaire ultérieurement, avant d’abandonner ce sujet, de corriger la manière idéaliste de l’exposé qui donne l’impression qu’il n’est question que de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts. » [425]
Rodolsky, l’auteur d’une importante étude interprétative, La genèse du Capital de Marx, dans un commentaire sur le passage que nous citons ci-dessus explique : « En d’autre mots, le lecteur ne devrait pas s’imaginer que les catégories économiques soient autre chose que les images de rapports réels ou que la déduction logique de ces catégories puissent se produire indépendamment de leur déduction historique. » [426]
Il était de mode parmi toutes sortes d’ « épistémologues » petits-bourgeois d’interpréter Le Capital de Marx, en particulier les sections cruciales qui introduisent le premier tome, comme un simple exercice de logique abstraite. Comme si le mouvement de la forme de la valeur suivait un cours déterminé entièrement par une dialectique conceptuelle immanente dont la structure n’a aucun rapport avec un processus historique réel. Une telle interprétation rend l’œuvre la plus importante de Marx incompréhensible. La démystification de la forme de la valeur accomplie par Marx et l’exploration de son développement depuis l’origine (x marchandises A = y marchandises B) jusqu’à « la forme éblouissante de l’argent » ne peut être réalisée qu’à travers une profonde assimilation du déroulement de l’histoire humaine tout entière. Derrière chacune des équations dont se sert Marx pour retracer l’évolution des formes de la valeur il y a des époques entières de l’histoire humaine, de l’état sauvage à la barbarie et à la civilisation. Pour Marx, chacune des catégories économiques dont il traite « porte le sceau de l’histoire ».
Ainsi, l’étude de la logique dialectique ne donne pas aux marxistes un passe-partout qui leur épargne une étude concrète de processus naturels ou sociaux. Elle est plutôt un guide pour une telle étude, leur permettant d’assimiler le matériel « de l’intérieur » pour ainsi dire de séparer l’essentiel de ce qui ne l’est pas, d’identifier les rapports reliant les aspects opposés de chaque phénomène, d’en faire un tout uni et de comprendre les lois dissimulées qui gouvernent le passage d’un « moment » du développement à un autre.
Dans l’étude des processus historiques, l’arsenal théorique du marxiste ne se limite pas aux catégories de la seule logique abstraite, dans la mesure où celles-ci ne reflètent que les propriétés les plus générales du monde matériel. L’application de la dialectique matérialiste au domaine des rapports sociaux a abouti au développement du matérialisme historique dont les catégories, à la fois plus riches et plus spécifiques que celles de la logique pure sont les outils indispensables de l’analyse marxiste de la société.
Dire que Lénine s’est servi de la méthode logique de l’analyse par opposition à Trotsky qui s’est soi-disant préoccupé « exclusivement » d’une « explication historique des problèmes et des processus » n’est qu’une stupidité de plus de Banda. L’auteur de La Révolution trahie s’est servi exactement de la même méthode que l’auteur de L’impérialisme. Dans les deux œuvres, l’élaboration et l’enrichissement de concepts spécifiques étaient, à chaque pas de l’analyse, lié au réel processus historique. Pour Lénine, il s’agissait d’analyser théoriquement la transition de la libre concurrence au capitalisme monopoliste et le rapport de ce processus au mouvement ouvrier moderne. Trotsky s’efforçait d’expliquer la dégénérescence du premier État ouvrier et la croissance de la caste bureaucratique. Ce qui constituait le cœur des définitions conceptuelles de Lénine et de Trotsky, ce n’étaient pas des formes de logique abstraites, mais des catégories qui définissaient et exprimaient dans une forme théoriquement consistante des rapports de production définis et l’interaction de réelles forces de classe.
Le contenu réactionnaire de l’attaque par Banda des capacités théoriques de Trotsky est dévoilé lorsqu’il déclare que la réelle continuité de l’œuvre philosophique de Lénine se trouve dans les œuvres de… Mao Tsé Toung, qui soi-disant « comprit l’importance de l’œuvre de Lénine ce qui est montré clairement dans ses œuvres De la pratique et De la contradiction « .
Associer les écrits de Lénine avec cette parodie de la dialectique parue sous le nom de Mao Tsé Toung et rédigée par d’autres est véritablement indécent. Ni Lénine ni Trotsky ne se servirent de verbiage pseudo-marxiste pour justifier la collaboration de classe avec la bourgeoisie, ce qui était le réel objectif de De la contradiction et sa découverte de « contradictions non antagonistes » entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale. Mais laissons là la tentative de Banda de démontrer que le développement du marxisme s’est fait de Lénine à Mao et à divers membres de l’institut soviétique du marxisme-léninisme. Dans son attaque de Défense du marxisme, il prétend que Trotsky fit des concessions impardonnables à l’idéologie bourgeoise pour avoir écrit ces lignes :
« Le socialisme scientifique est l’expression consciente du processus historique inconscient, c’est-à-dire de l’aspiration spontanée et instinctive du prolétariat à reconstruire la société sur des bases communistes. Ces tendances organiques dans la psychologie des travailleurs se révèlent avec une extrême rapidité à notre époque de guerres et de révolutions. La discussion a révélé indiscutablement à l’intérieur du parti un heurt entre une tendance petite-bourgeoise et une tendance prolétarienne. La tendance petite-bourgeoise démontre son désarroi en tentant de réduire le programme du parti à la petite monnaie des ‘problèmes concrets’. La tendance prolétarienne s’efforce au contraire, de ramener toutes les questions partielles à une unité théorique. Le problème pour le moment n’est pas de savoir dans quelle mesure tel ou tel membre de la majorité applique consciemment la méthode dialectique. Ce qui est important, c’est que la majorité dans son ensemble s’efforce de poser les questions de façon prolétarienne et, en raison de cela, tende à assimiler la dialectique qui est ‘l’algèbre de la révolution’. « (Italiques de Banda.)
« C’était là le coup le plus dur porté par Trotsky à Lénine », déclare Banda. « Même Burnham, ajoute-t-il, un philosophe de profession, savait faire mieux et se montrait infatigable dans la poursuite de ses sophismes. »
De quels sophismes s’agissait-il ? Il n’est pas permis, dit Banda, de suggérer que le programme marxiste exprime les aspirations historiques inconscientes du prolétariat en tant que classe. Dire qu’il y a un rapport quelconque entre le socialisme révolutionnaire et les « tendances organiques de la psychologie ouvrière » est, s’il vous plaît, une capitulation devant la « spontanéité ». Banda ne proteste pas véritablement contre la formulation de Trotsky au nom du marxisme, mais au nom des intellectuels petits-bourgeois qui voudraient bien croire que ce sont eux et non pas le prolétariat qui constituent le réel fondement social du développement et de la continuation du marxisme. Ils n’aiment pas qu’on assimile la perspective historique du marxisme aux aspirations de la classe ouvrière.
Mais la remarque de Trotsky, écrite contre le petit-bourgeois Burnham et ses préjugés antimarxistes formés à l’université, est correcte. Elle ne contredit en rien les écrits de Lénine sur la spontanéité. Reconnaître la domination de l’idéologie bourgeoise dans le mouvement ouvrier ne veut pas dire nier l’aspiration inconsciente du prolétariat au socialisme, que le mouvement révolutionnaire cherche constamment à développer et à rendre pleinement consciente. Nier que de telles aspirations existent signifie rejeter les implications historiques de la formation du prolétariat et son organisation sociale dans la grande industrie capitaliste. On ne pourrait pas dans ce cas parler avec conviction du développement tôt ou tard, d’un mouvement socialiste partout où existe une population ouvrière considérable. Cela reviendrait à dire que le socialisme peut trouver une base sociale aussi aisément dans la petite -bourgeoisie que dans le prolétariat et que l’approche du socialisme par l’intellectuel petit-bourgeois n’est pas essentiellement différente de celle d’un ouvrier.
Dans Que faire ? Lénine explique qu’il est « parfaitement vrai » que « la classe ouvrière tend spontanément au socialisme ». Cela explique pourquoi « les ouvriers sont capables d’assimiler le socialisme si aisément… » [427]
C’est la même question qu’aborde Trotsky lorsqu’il parle de « tendances organiques ». Il est clair que Trotsky ne parle que de « l’aspiration instinctive et élémentaire » de la classe ouvrière au socialisme et suggérer qu’il minimise en quoi que ce soit la signification décisive du rôle du parti dans la lutte pour le marxisme dans la classe ouvrière est une complète falsification.
Il est significatif que Banda se montre d’accord avec la façon hautaine de Burnham de se débarrasser de la remarque de Trotsky qu’ « un travailleur qui est passé par l’école de la lutte des classes tire de son expérience une tendance à la pensée dialectique ». [428] Banda cite longuement la réponse outrée de Burnham : « Où sont ces travailleurs, camarade Trotsky ? ». En 1940, personne parmi les révolutionnaires du SWP ne fut surprit de ce que James Burnham, un professeur de l’université de New York, qui admettait fréquemment qu’il n’avait pas l’intention de consacrer sa vie au travail révolutionnaire, ne savait pas que de tels travailleurs existaient ni où les trouver.
Si Banda considère, avec Burnham, que les observations de Trotsky sont une concession désastreuse à la spontanéité prolétarienne qui fournit la réponse à toutes les « erreurs » de sa vie politique, que dira Banda du passage suivant et bien connu écrit par Lénine à la veille de la révolution d’octobre et où il exprime, sous la forme d’une anecdote, une pensée quasi identique :
« Après les journées de juillet, je dus grâce à la sollicitude spécialement attentive dont m’honorait le gouvernement Kérenski, passer dans la clandestinité. Nous autres, c’étaient naturellement les ouvriers qui nous cachaient. Dans un lointain faubourg ouvrier de Pétrograd, dans un petit logement ouvrier, on sert le repas. L’hôtesse apporte le pain. Le maître de maison dit : ‘Regarde un peu, quel beau pain. « Ils » n’osent pas maintenant, pour sûr, nous donner de mauvais pain. Nous ne pensions plus qu’on pouvait donner de bon pain à Pétrograd.’
« Je fus frappé de cette appréciation de classe portée sur les journées de juillet. Ma pensée tournait autour de leur portée politique, pesait leur rôle dans la marche générale des événements, cherchait à démêler de quelle situation était sorti ce zigzag de l’histoire, quelle situation il créerait, dans quel sens nous devrions modifier nos mots d’ordre et l’appareil de notre parti pour l’adapter à la situation nouvelle. Moi qui n’avais pas connu le besoin, je ne pensais pas au pain. Le pain était pour moi quelque chose qui allait de soi, une sorte de produit auxiliaire du travail du publiciste. La pensée n’arrive au fondement de tout, à la lutte de classe pour le pain, que par l’analyse politique, par une voie extraordinairement difficile et embrouillée.
« Mais le représentant de la classe opprimée, quoique au nombre des ouvriers bien payés et cultivés, prend immédiatement le taureau par les cornes, avec cette simplicité, cette franchise étonnantes, cette ferme résolution, cette netteté de vue incroyable, dont nous sommes, nous intellectuels, aussi éloignés que des étoiles du ciel. Le monde entier se divise en deux camps : ‘nous’, les travailleurs, et ‘eux’, les exploiteurs. Pas l’ombre de perplexité sur ce qui s’est passé : ce n’est qu’une des batailles dans la longue lutte entre le travail et le capital. On ne fait pas d’omelette sans casser les œufs.
« ’Combien douloureuse cette « situation exceptionnellement complexe » de la révolution’, tels sont la pensée et le sentiment de l’intellectuel bourgeois.
« ’Nous « les » tenons de près, « ils » n’oseront plus plastronner, comme par le passé. Encore un petit effort, et nous les faisons toucher les épaules’, telle est la manière de penser et de sentir de l’ouvrier. » [429]
Et de quoi cette histoire parle-t-elle si ce n’est pas de la tendance des ouvriers à la pensée dialectique et des tendances organiquement socialistes de leur psychologie ?
David North, Le groupe Banda embrasse le stalinisme, dans Fourth International, t.14, n°1, mars 1987, p.70.
Léon Trotsky, Défense du marxisme, EDI, Paris 1976, p.117.
V. I. Lénine, Oeuvres complètes, t. 38, p.90.
Léon Trotsky, Défense du marxisme , EDI, Paris 1976, p.147.
Ibid., p.178.
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Les Éditions du progrès, Moscou, 1977, p. 222.
Ibid., p. 224.
Ibid., p. 225.
Friedrich Engels, Anti-Duhring, Éditions Sociales, 1977, p. 125.
Roman Rosdolsky, The Making of Marx’s 'Capital', Pluto Press, Londres 1977, p.114.
Ibid., p.114-115.
V. I. Lénine, Que faire?, Les Éditions du progrès, Moscou 1978, p. 42.
Trotsky, Défense du marxisme, EDI, Paris 1976, p.58.
V. I. Lénine, Oeuvres complètes, t. 26, p.116-7.