Nous publions de nouveau l’article qui suit qui fut
originalement publié sur le World Socialist Web
Site le 29 mai 1998 à l’occasion du 50e
anniversaire de l’Etat d’Israël.
Le 50e anniversaire de la fondation d'Israël a été célébré
dans un contexte de crise politique et sociale, et de tensions croissantes avec
le peuple palestinien des territoires occupés et les Etats arabes voisins.
Aucune des commémorations officielles organisées par Israël,
ou par ses amis aux États-Unis et ailleurs, n'a abordé les grandes questions
historiques qui sous-tendent la fondation de l'Etat israélien.
Toutes les grandes contradictions non-résolues du 20e siècle
se retrouvent sous une forme concentrée dans la naissance et l'évolution
d'Israël. Son origine essentielle remonte à l'un des crimes les plus atroces du
20e siècle : l'holocauste nazi. L'extermination de 6 millions de juifs
européens a constitué le terrible prix payé pour la crise du mouvement ouvrier.
Cette crise a été elle-même causée par la dégénérescence stalinienne de l'Union
Soviétique et de l'Internationale communiste. Les crimes du stalinisme et sa
domination sur le mouvement ouvrier ont empêché la classe ouvrière de mettre un
terme au système capitaliste, lequel a trouvé dans le fascisme sa dernière
ligne de défense.
Les défaites de la classe ouvrière, les crimes du stalinisme
et les horreurs de l'holocauste ont créé les conditions historiques pour la
création d'Israël. Ces mêmes conditions ont aussi permis au mouvement sioniste,
avec l'aide des États-Unis, d'identifier le sionisme au monde juif. C'était un
mouvement et un Etat ultimement fondés sur le découragement et le désespoir.
Les crimes du stalinisme ont désillusionné la classe ouvrière juive
internationale qui avait été si puissamment attirée par l'alternative
socialiste. Les crimes du fascisme allemand furent présentés comme la preuve
ultime de l'impossibilité de vaincre l'antisémitisme en Europe ou ailleurs dans
le monde. La réponse des sionistes a été de combattre les armes par les armes
en se dotant d'un Etat et d'une armée, et de vaincre l'oppresseur historique du
peuple juif sur son terrain. La tragique ironie de cette prétendue solution a
été d'associer le peuple juif — traditionnellement et historiquement identifié
à la lutte pour la tolérance et la liberté — à la sauvage répression d'une
autre population opprimée.
David Ben-Gurion a lu la déclaration d'indépendance d'Israël
le 14 mai 1948, la journée précédant la fin du mandat britannique sur la
Palestine. Moins d'un an plus tard, les forces militaires israéliennes avaient
réussi à imposer de nouvelles frontières (celles qui sont aujourd'hui
internationalement reconnues) en expulsant de leurs maisons, dans une campagne
systématique de terrorisme et d'intimidation, un quart de million d'Arabes
palestiniens.
Ben Gurion a qualifié la formation de l'Etat israélien
d’« aboutissement de la révolution juive ». Elle représentait
l'aboutissement de l'objectif politique central du sionisme, le mouvement
nationaliste juif fondé à la fin du 19e siècle. Avant la Seconde Guerre
mondiale, le sionisme était un mouvement relativement isolé, qui s'appuyait sur
certaines sections de la classe moyenne juive. Il existait, en Palestine même,
parmi les travailleurs juifs, un puissant sentiment de classe favorable à
l'unité des travailleurs juifs et arabes dans une lutte commune contre le
capitalisme.
Il a fallu l'holocauste pour transformer le sionisme en
pouvoir d'état : le vrai rapport entre les crimes commis par le nazisme contre
les juifs européens et le mouvement sioniste a été l'objet de déformations
historiques systématiques. Israël a été présenté comme le refuge nécessaire
pour accueillir les juifs fuyant les camps de la mort allemands. L'attitude des
sionistes face à la lutte pour sauver les juifs de l'extermination n'a pas
cependant été si claire et si simple.
C'est un des nombreux sujets que les historiens israéliens ont
commencé à examiner. L'apparition d'historiens connus sous le nom de « nouveaux
historiens », l’école « post-sioniste » ou « révisionniste », et
l'attitude critique qu'ils adoptent face à l'histoire d'Israël, constituent
certainement le signe le plus profond de la crise croissante de la société
israélienne et du sionisme en tant qu'idéologie.
Parmi ces nouveaux historiens il y a Zeev Sternhell, auteur du
livre Les mythes fondateurs d'Israël, récemment publié en anglais. Le
livre de Sternhell s'attaque à plusieurs des mythes les plus puissants des
sionistes, principalement celui voulant que les dirigeants sionistes qui
fondèrent Israël, tentaient d'établir un nouveau type de société basé sur des
principes égalitaires et même socialistes.
Cet historien a établi que le sionisme n'était en aucun cas
unique. C'était plutôt l'expression particulière d'une tendance nationaliste en
l'Europe de l'Est au 19e siècle, tendance basée non pas sur des principes
démocratiques universelle, mais sur l'exclusivisme racial et religieux, et
l'hégémonie linguistique. Ironiquement, ce mouvement qui prétendait défendre la
cause de la libération des juifs avait beaucoup de points en commun avec
l'antisémitisme et les mouvements d'extrême-droite de ses persécuteurs en
Allemagne fasciste.
Le sionisme, écrit l'auteur « était dès le début la
préoccupation d'une minorité, qui comprenait le problème juif non pas du point
de vue de l'existence physique et de la sécurité économique, mais du point de
vue de la sauvegarde de la nation face au danger d'extermination collective ».
Le plus grand danger d'annihilation, toujours selon le point de vue sioniste,
venait de l'assimilation des juifs dans la société moderne, particulièrement
par l'intégration d'un nombre croissant de travailleurs juifs attirés vers le
mouvement socialiste.
Dans la mesure où les fondateurs de l'Etat sioniste ont tenté
d'identifier le sionisme avec le mouvement ouvrier, l'égalité et le socialisme,
c'était selon Sternhell, « le mythe mobilisateur » utilisé pour gagner la
classe ouvrière juive à la cause du nationalisme. Il mentionne que l'utilisation
de cette phraséologie socialiste avait beaucoup en commun avec le mouvement « national-socialiste »
qui cherchait à faire revivre en Europe le nationalisme et qui a ultimement
donné naissance au nazisme.
Il serait certainement permis de dire que beaucoup d'autres
mouvements nationalistes au cours du 20e siècle, y compris le nationalisme
arabe, qui se sont présentés sous un visage égalitaire et socialiste, ont
utilisé ce « mythe mobilisateur ». Dans tous les cas, une telle
idéologie avait pour objectif de camoufler les intérêts de la bourgeoisie
nationale et d'étouffer la lutte indépendante de la classe ouvrière.
Sternhell et d'autres historiens tel que Tom Segev, auteur de The
Seventh Million, the Israelis and the Holocaust ont démontré que l'argument
présenté par les dirigeants sionistes pour justifier l'existence d'Israël, à
savoir que c'était le seul endroit sécuritaire pour les juifs en fuite, était
frauduleux. En fait, d'après ces historiens, le sort des juifs fuyant l'Europe
était une question de seconde importance pour les dirigeants sionistes, et Ben-Gurion
et d'autres dirigeants sionistes ont réagi avec indifférence à leur sort.
Avec le début de la Seconde Guerre mondiale et la menace de
plus en plus claire du nazisme contre les juifs, Ben-Gurion a énoncé les
principes qui allaient guider le mouvement sioniste tout au long de
l'Holocauste: « Les considérations sionistes doivent avoir préséance sur
les sentiments juifs... Nous devons agir conformément aux considérations
sionistes et non pas simplement à partir des considérations juives, puisqu'un
juif n'est pas automatiquement un sioniste. » Tout au long de la guerre,
il a mené avec succès la lutte contre ceux qui voulaient que l'Agence juive en
Palestine concentre ses énergies pour sauver les juifs du nazisme au lieu de
construire « Eretz Israël ».
Les sionistes ont immédiatement profité de la catastrophe en
Europe pour leurs propres fins. Leurs efforts ont été couronnés de succès alors
que, sans patrie et sans refuge, la population juive survivante était dirigée
vers la Palestine pour des raisons géopolitiques bien précises. Washington, qui
avait fermé ses frontières aux juifs en fuite, voyait l'émergence d'un Etat
juif au Moyen-Orient comme un instrument pour assurer son hégémonie dans la
région aux dépens des vieilles puissances coloniales, l'Angleterre et la
France.
Fondée dans la lutte pour arracher le contrôle de la terre aux
habitants arabes, Israël a été dès le début un Etat militaire, avec l'armée
comme principal pilier de la société. Entouré d'Etats arabes hostiles, et se
voulant un nouveau modèle de société fondé sur l'égalité et de vagues principes
socialistes, le nouvel Etat s'est attiré la sympathie populaire.
Mais la réalité et la perception de la réalité ont changé
alors qu'Israël augmentait sa force de frappe et devenait la première puissance
militaire et la seule puissance nucléaire de la région. Il y a d'abord eu la
guerre du canal de Suez en 1956, qui a vu Israël occuper la péninsule du Sinaï ;
puis, la guerre de 1967 qui a changé une fois de plus la carte géopolitique du
Moyen-Orient et établi les paramètres du conflit actuel. Avec l'appui des
États-Unis, Israël a envahi l'Égypte, la Syrie et la Jordanie, prenant le
contrôle d'une bande à l'ouest de la rivière du Jourdan, le mont Golan et la
bande de Gaza, qu'il occupe toujours. Le sionisme et l'Etat d'Israël sont
devenus des forces agressives et expansionnistes. D'autres guerres ont été
menées par Israël contre le Liban, dont elle occupe toujours, au sud, une « zone
de sécurité ».
L'expansion initiale d'Israël a été rendue possible grâce à
l'aide économique et militaire continuelle des États-Unis. La « relation
spéciale » qui justifiait l'aide annuelle de 3 milliards de dollars
accordée par les États-Unis, n'avait rien à voir avec une communauté de
principes avec Israël ou une prétendue sympathie pour la répression historique
du peuple juif. Les États-Unis ont soutenu Israël parce qu'il lui servait de
gendarme pour étouffer les mouvements révolutionnaires des masses du
Moyen-Orient, en plus de lui permettre d'étendre son influence sur cette région
pétrolifère stratégique.
La montée du militarisme israélien a donné naissance à des
tendances politiques et sociales réactionnaires en Israël même. L'occupation et
l'administration par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, véritable
dictature politique sur près d'un million de Palestiniens, a non seulement
exposé le caractère oppressif de l'Etat israélien, mais aussi mis à nu les
contradictions du sionisme en tant que mouvement.
En 1968 la colonisation sioniste a commencé dans la région
occupée du Cisjordanie et de la bande de Gaza sur la base de la théorie que ces
avant-postes paramilitaires allaient servir de ligne de défense contre les
attaques des guérillas palestiniennes en terre israélienne. Alors que le
gouvernement du Parti travailliste avait présenté ces colonies comme de simples
lignes de défense, qui n'empêcheraient pas le retour des territoires saisis à
la Jordanie et à l'Égypte, la question du statut de la Cisjordanie et de la
bande de Gaza est rapidement devenue le point central de la vie politique
israélienne.
L'opposition de droite, sous la direction de Menachem Begin, a
exigé que ces territoires soient annexés au territoire israélien parce qu'il
s'agissait des terres bibliques de Samarie et de Judée promises au peuple juif
par Dieu. Trente ans plus tard, cette question n'est toujours pas réglée,
malgré l'entente de paix au Moyen-Orient qui a été concoctée par
l'administration Clinton et signée par Israël et l'Organisation pour la libération
de la Palestine (OLP). Cent quarante colonies sont dispersées à travers les
territoires, et habités par 160 000 colons dont plusieurs sont des
nationalistes extrémistes et des fanatiques religieux lourdement armés.
Les colonies continuent de croître à un rythme de 9 pour
cent par année malgré l'entente signée avec l'OLP. Israël insiste sur la
nécessité pour elle de contrôler les voies d'accès et d'entrée aux colonies
enclavées. Ce fait illustre en lui-même le caractère bidon de l'Etat palestinien
« indépendant » qui va peut-être naître de ce processus. L'autorité
palestinienne se retrouve à faire la police dans de petits bouts de territoire
disparates, généralement composés d'une population appauvrie, alors qu'elle
demeure encerclée et isolée par les troupes israéliennes. Il est clair, compte
tenu du cul-de-sac dans lequel se trouve les pourparlers organisés par les
États-Unis, qu'Israël n'a pas l'intention de modifier quoi que ce soit à la
situation actuelle.
Israël a signé l'accord de paix surtout pour mettre un terme
au soulèvement révolutionnaire des masses palestiniennes des territoires
occupés, lequel avait pris une forme embryonnaire avec l'intifada commencée en
1987. Malgré une répression brutale et soutenue, Israël n'a pas été capable
d'arrêter le soulèvement sans faire appel à la collaboration directe de l'OLP.
De plus, la classe dirigeante israélienne tenait à échapper
aux coûts économiques et sociaux associés à l'occupation des territoires, tant
au niveau des dépenses militaires qu'au statut de paria que s'était attiré
Israël dans le monde arabe et ailleurs. Mais l'assassinat d'Yitzahak Rabin en
novembre 1995 et le retour de la droite au pouvoir avec Benjamin Netanyahu ont
montré qu'il n'est pas si facile d'échapper aux contradictions du sionisme. La
politique de colonisation, développée sous la direction du Parti travailliste,
a provoqué un mouvement nationaliste de droite et donné naissance à une couche
sociale semi-fasciste qui a produit l'assassin de Rabin. Le débat sur l'avenir
des colonies, et la question reliée du conflit entre les juifs religieux et les
juifs séculiers, sont de plus en plus associés à une situation de « guerre
civile ». Les partis religieux ultra-orthodoxes détiennent un pouvoir
politique disproportionné au sein du gouvernement et imposent de plus en plus
leur programme politique religieux dans des domaines jusqu'à maintenant
considérés comme séculiers. À la grande consternation des juifs séculiers
conservateurs et réformistes, tous les pouvoirs administratifs reliés à la
limitation des naissances, des mariages et des décès ont été mis entre les
mains des rabbins orthodoxes. Les membres orthodoxes de la Knesset, laquelle
joue un rôle-clé dans la formation des gouvernements de coalition, demandent
une loi qui forcerait la fermeture des routes et l'interdiction des vols
aériens de la compagnie d'aviation nationale, El Al, les samedis. Plusieurs
communautés sont amèrement divisées entre juifs orthodoxes et juifs séculiers,
au point d'en arriver à la confrontation physique.
Les divisions sociales qui émergent en Israël ne sont pas
moins profondes. Plus de 8 pour cent de la population est au chômage selon les
statistiques officielles, et cela dans un pays qui réclamait toute la
main-d'oeuvre juive immigrante possible pour la construction nationale. Le
chômage est concentré dans les « villes en développement » comme Ofkim
dans le Negev. Des émeutes ont éclaté là il y a six mois alors que le taux de
chômage atteignait 14,3 pour cent.
Les juifs éthiopiens se sont aussi soulevés l'an passé pour
protester contre leur statut de citoyen de seconde classe. Les ressentiments
des juifs d'origine arabe (sépharades), contre l'establishment juif d'origine
occidentale (Ashkenazim), sont de plus en plus marqués dans la politique israélienne.
Si Menachem Begin a pu manipuler ces tensions à ses fins réactionnaires, c'est
dans une large mesure à cause des contradictions flagrantes entre les
prétentions socialistes des fondateurs sionistes d'Israël et l'immense
polarisation sociale qui existe dans la société israélienne d'aujourd'hui.
Une contradiction économique essentielle continue de miner le
projet sioniste, ainsi que l'accord de partenariat économique entre la
bourgeoisie israélienne et la bourgeoisie du monde arabe qui se trouve à la
base de l'accord de paix au Moyen-Orient. L'industrie de la haute technologie
est celle qui croît le plus rapidement aujourd'hui en Israël et elle ne produit
ni pour le marché national ni pour le marché régional. Plus de 96 pour cent des
exportations d'Israël et 93 pour cent de ses importations sont effectuées avec
l'extérieur.
Bien que l'impasse sur la question des territoires occupés ait
court-circuité le développement des liens économiques entre Israël et le monde
arabe, le développement éventuel de ces relations ne pourra se faire qu'aux
dépens des masses de travailleurs tant arabes que juifs. Le monde arabe offre à
Israël la perspective d'avoir accès à une nouvelle source de main-d'oeuvre à
bon marché qui pourrait être utilisée pour attaquer et diminuer encore plus le
niveau de vie des travailleurs israéliens.
Dans les territoires administrés par l'OLP, les travailleurs
palestiniens réalisent que leur niveau de vie ne fait qu'empirer, alors qu'une
clique de bureaucrates et d'hommes d'affaires ayant des connexions avec le
pouvoir politique est en train de faire fortune.
Cinquante ans après la fondation d'Israël, l'utopie
réactionnaire sioniste d'un Etat national qui garantirait aux juifs du monde
entier un sanctuaire de sécurité, d'unité et d'égalité, a été réalisée sous la
forme d'un Etat capitaliste érigé suite à l'expropriation d'un autre peuple et
maintenu par la guerre, la répression et l'inégalité sociale. L'assassinat de
Rabin et les autres actes de violence perpétrés par les extrémistes de droite encouragés
par l'Etat sioniste, soulignent le danger de voir Israël lui-même reproduire
une dictature et une guerre civile similaires à celles qu'a fuies la génération
précédente de juifs européens.
Le cul-de-sac du sionisme est une expression particulière de
l'échec de tous les mouvements qui se sont basés sur une perspective
nationaliste pour résoudre les questions fondamentales auxquelles est
confrontée la masse des travailleurs. Ce n'est pas moins vrai pour les pays
arabes, où des cliques dirigeantes ont manipulé les sentiments nationaux et les
ressentiments contre Israël pour détourner la lutte sociale de la classe
ouvrière. Il n'y a qu'une seule voie pour sortir des contradictions insolubles
de la société israélienne. Il faut unir les travailleurs juifs et arabes dans
une lutte commune contre le capitalisme et pour la construction d'une société
socialiste. Une telle société éliminerait les frontières artificielles qui
divisent les peuples et les régions économiques. C'est seulement sur cette base
que la région pourrait se libérer de la guerre et de l'oppression, toutes deux
alimentées par la quête de profit des capitalistes étrangers et de la
bourgeoisie locale.