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Histoire et culture« Robert Service a écrit une diatribe
et pas une polémique scientifique! »
Une conversation avec le professeur Hermann Weber
Par Wolfgang Weber
5 janvier 2012
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Le professeur Hermann Weber, âgé de 83 ans, est considéré en Europe comme
le doyen de la recherche sur le mouvement communiste et le stalinisme. De
1975 à 1993, il a occupé la Chaire de Sciences Politique et d'Histoire
Contemporaine à l'Université de Mannheim. Il a publié de nombreux travaux de
référence sur l'histoire du Parti communiste, sur le SED, le parti au
pouvoir dans l’ex-Allemagne de l'Est, l’Internationale communiste et la
terreur stalinienne. Son livre Die DDR 1945-1990 [i] (La
République Démocratique Allemande 1945-1990) est toujours un
best-seller. Une cinquième édition révisée vient juste d’être publiée. Dans
son rôle à la tête du projet de recherche "Komintern", mené par la
Commission historique germano-russe au Centre pour la recherche sociale
européenne de Mannheim et comme fondateur de l'Annuaire pour la recherche
historique sur le communisme, il reste
actif dans les discussions historiques et dans la recherche plus de 18 ans
après sa retraite en tant que professeur d'université., Weber a coécrit,
avec Helmut Dahmer et douze autres historiens bien connus, une lettre à
l'éditrice Ulla Unseld-Berkéwicz s'opposant fermement à la décision prise
par la maison d’édition Suhrkamp de publier une édition en langue allemande
de la biographie de Trotsky par Robert Service.
Prof. Hermann Weber, lors de la conversation à
l’Université de Mannheim, octobre 2011
WSWS:
En tant qu’historien vous avez entrepris des recherches
nombreuses portant sur Léon Trotsky et le trotskisme, mais vous n'êtes pas
vous-même un partisan des idées de Léon Trotsky ?
Hermann Weber: Oui, c'est exact. Dans ma jeunesse j'étais un
permanent de l'organisation de jeunesse du Parti communiste en Allemagne de
l'Ouest, raison pour laquelle j'ai été en prison pendant six mois. J'étais
entré en conflit avec la direction du parti en tant que critique du
stalinisme, avant même mon emprisonnement et ensuite, en 1954, j'ai été
expulsé du parti avec ma femme Gerda. Pendant ces années, je me suis
concentré sur la recherche d’organisations politiques qui soutenaient le
socialisme et luttaient contre le stalinisme sur cette base. Au début des
années 1950, les principaux membres de l'organisation trotskyste en
Allemagne, tel que Georg Jungclas
[ii], ont eu de nombreuses
conversations avec moi, mais finalement ils ne purent me convaincre
politiquement. Quand ils avaient été actifs au sein de l'UAP [iii]
en 1951, ils avaient donné un tableau trop flatteur du titisme, que je
considérai, quant à moi, juste comme une autre variante du stalinisme.
Après les révélations de Khrouchtchev sur les crimes de Staline (1956),
il y eut, à la suite de la crise économique et politique et de la rébellion
de la jeunesse, une sorte de renaissance de Trotsky au cours des années
1960. Cela a reflué, toutefois, environ dix à quinze ans plus tard.
Depuis plusieurs années maintenant j'ai noté un intérêt renouvelé pour la
figure de Trotsky et pour ses idées, mais aussi de façon notable pour
l'anarchisme et ses représentants, comme Max Stirner. D’une certaine façon,
tous les deux, Trotsky et Stirner, sont en quelque sorte des "hérétiques"
face aux opinions politiques dominantes. Tous deux critiquent le
capitalisme, bien qu'avec des théories différentes de la société et des
perspectives politiques différentes. Étant donné la crise globale du
capitalisme, tous deux reviennent maintenant au centre de l’intérêt
intellectuel et politique. Je m'occupe de ce phénomène dans un article pour
la prochaine édition de l’Annuaire pour la recherche historique sur le
communisme. Pour préparer cet article, j’ai examiné en détail la
biographie de Trotsky par Robert Service et le livre In Defense of Leon
Trotsky [iv] par David North.
WSWS:
Quelle a été votre première impression sur le livre de
Robert Service ?
Hermann Weber: Quand j'ai d'abord entendu parler par votre
intermédiaire de la critique entreprise par David North du livre de Robert
Service et des plans de l'éditeur Suhrkamp, j'ai pensé : laissez donc
Service écrire sur Trotsky et Suhrkamp publier ce qu'il veut. Mais plus j'ai
lu et examiné, plus j’ai été consterné par le contenu de ce livre, pas parce
qu'il critique les actions et les vues politiques de Trotsky, ce que chacun
est effectivement libre de faire. Mais Service recourt au mensonge, à la
falsification de l'histoire, à la référence douteuse et même au préjugé
antisémite. Un pamphlet de cette sorte ne devrait pas avoir sa place chez un
éditeur académique ayant une tradition libérale et une histoire comme celle
de Suhrkamp.
D'un point de vue purement scientifique, on est frappé, pour commencer,
par le nombre incroyable de fautes grossières, de bévues et de présentations
erronées. Le fait que Service fasse des erreurs de datation, qu'il ne puisse
pas se souvenir du nom correct de l'Archiduc d'Autriche Franz Ferdinand dont
l'assassinat a déclenché la Première guerre mondiale, qu'il confonde le
poète français André Breton avec le peintre mexicain Diego Rivera, qu'il
inverse le sens de la position de Trotsky sur le "Proletkult", une tendance
dans l'art qu'il [Trotsky] a sévèrement critiqué, tout cela révèle d'une
façon embarrassante un niveau étonnamment faible de culture de la part de
l'auteur et un manque choquant de soin de la part de son éditeur.
Service a écrit sur beaucoup de choses à propos desquelles il sait peu ou
rien. Il présente Trotsky comme un auteur égotiste, inférieur, seulement
capable "de gribouillages superficiels". C'est tout simplement un non-sens.
Service essaie de jouer sur l'ignorance de ses lecteurs. Comme je l'ai écrit
en 1983 dans mon épilogue du Journal d’exil de Trotsky : Trotsky compte
parmi les plus grands auteurs politiques de son temps et même ses pires
ennemis politiques l'ont reconnu comme tel. Ce n'était pas par accident
qu'on l’avait surnommé "la plume".
WSWS:
Vous avez écrit un appel à l'éditeur Suhrkamp, signé
par un certain nombre d'autres historiens et de spécialistes des sciences
politiques, dans lequel vous avez fortement objecté à la publication de ce
livre. Quelle était la raison principale de le faire ?
Hermann Weber: Il y a deux raisons cruciales. D'abord, le livre est
une diatribe et pas un polémique critique scientifique.
Peut-être pour une édition allemande pourrait-on, avec beaucoup
d'efforts, rectifier toutes les erreurs factuelles et les bévues. Mais pris
comme un tout, le livre est écrit d’une manière complètement tendancieuse et
est rempli de présentations délibérément erronées et de distorsions visant à
une seule chose : diffamer Trotsky en tant que personne, pour donner
l'impression que ses actions politiques et ses idées manquaient également de
crédibilité. C'est impossible à corriger sans écrire un livre d'une nature
et d’un contenu différent.
En tant qu’historien, on peut et on devrait même, à certains moments,
écrire à des fins polémiques, mais c'est là juste l'opposé d'une diatribe.
WSWS: Vous-même vous êtes l’auteur d’ouvrages polémiques, comme votre
travail de 1964 "Ulbricht fälscht Geschichte"
[v] ("Ulbricht
falsifie l'histoire") dirigé contre l’ancien chef de la bureaucratie
stalinienne en Allemagne de l'Est, ou, à la fin des années 1980, le livre
"Weiße Flecken in der Geschichte" [vi] ("Des Blancs dans
l'Histoire") dirigé contre les tentatives du SED et de son antenne en
Allemagne de l'ouest, le DKP, de nier ou d’occulter la persécution et le
meurtre de milliers de communistes allemands par la police secrète de
Staline au cours des années 1930.
Hermann Weber: Oui, il s’agissait là d’authentiques polémiques
scientifiques. Pour que les polémiques aient une quelconque valeur,
c'est-à-dire si elles sont destinés à convaincre les gens, il est de toute
première importance d'être très précis, de prouver exactement toutes les
affirmations que l'on fait, de méticuleusement vérifier toutes les sources
utilisées. Une telle polémique peut être très acérée, mais tout doit être
authentique et vérifiée. Avec le livre de Service, c’est exactement l'opposé
qui est vrai : Trotsky est vilipendé sous tous ses aspects, d'autres
historiens sont diffamés, et rien n'est authentique ni vérifié.
Le livre de David North est, quant à lui, une brillante polémique,
quelquefois très acérée dans le ton, mais de par son contenu très pertinente
et bien faite. Sa grande valeur tient dans le fait que David North, bien que
très engagé, argumente de manière factuelle et objective. La précision et la
richesse des détails factuels avec lesquels il souligne les distorsions de
Service, ses diffamations et ses falsifications m’ont étonnées. Il crée en
même temps pour ses lecteurs un portrait de la vie et du travail de Léon
Trotsky qui correspond mieux à la vérité historique.
WSWS:
Et la deuxième raison...
Hermann Weber:
... Elle tient aux nombreux passages dans
lesquels Service jongle avec les préjugés antisémites. C'est tout simplement
honteux ! Et cela serait plus honteux encore si Suhrkamp permettait que de
tels préjugés puissent trouver leur public particulier en Allemagne
précisément. Sans doute sont-ils aussi destinés à des cercles bien
spécifiques en Russie. Ici aussi, Service a recours à la méthode du pamphlet
injurieux. Quand il écrit, " La direction du parti était souvent assimilée à
une sorte de mafia juive. " [Traduction française, Perrin p. 233]
["généralement" ou "notoirement" sont plus proches du texte anglais de
Service, ndt] Qui est cette ‘généralité’ ? Service ne peut pas fournir
le moindre élément de preuve pour prouver son assertion. De tels termes
n'étaient nulle part d’usage courant en ce temps-là, sauf parmi les
tendances fascistes et parmi les nazis en Allemagne.
Service n’a visiblement omis aucune présentation négative ou distorsion
visant Trotsky à un moment ou un autre de l'histoire, qu’elle provienne de
Staline ou de ses successeurs ou encore des nazis. Cela vaut aussi pour les
caricatures et les préjugés antisémites. La caricature antisémite que
Service inclut dans son livre sans en donner la source provient d'un journal
incendiaire fasciste de 1921. Peut-être que Service lui-même n'est pas
antisémite, mais il a formulé beaucoup de passages dans son livre qui
réchaufferont le cœur des lecteurs antisémites. David North l'a montré en
détail.
La présentation que Service fait de Trotsky pour le lecteur peut être
résumée comme suit : les staliniens ont stigmatisé Trotsky comme étant un
criminel, les nazis l'ont dénoncé comme étant un juif bolchevique et Service
combine les deux.
WSWS:
Quelle signification donnez-vous au fait qu'une telle
diatribe soit mise sur le marché et par Harvard University Press par-dessus
le marché ? [vii]
Hermann Weber: Je ne connais pas, bien évidemment, les motifs
personnels de Service, on ne peut pas lire dans sa tête. Je peux seulement
m'appuyer sur ce qu'il a lui-même déclaré concernant les objectifs de son
livre lors d'une opération de lancement de l'ouvrage à Londres. Il a dit à
peu près : "Il y a encore de la vie dans ce vieux Trotsky , mais si le pic à
glace de l'agent de Staline, qui a assassiné Trotsky il y a 40 ans, n'a pas
complètement rempli son office pour le tuer, j'espère y avoir réussi avec
mon livre. "
[viii] Une déclaration
hallucinante! Il est hallucinant qu'un auteur puisse proclamer une telle
chose et encore être soutenu par un éditeur académique.
Ramon Mercader était un agent travaillant en tant que rouage dans une
machinerie de meurtre solidement intégrée dans l'appareil stalinien qui
poursuivait lui, des intérêts et des objectifs politiques bien définis. Pour
cet appareil, Trotsky et ses idées ont toujours représenté une menace. On
est de ce fait tout à fait à même d'expliquer le crime de Ramon Mercader
dans un contexte historique. Mais lorsque quelqu'un annonce aujourd'hui,
soixante-dix ans après l’assassinat de Trotsky qu'il a et qu'il voulait
accomplir avec un livre ce que Mercader n'a pas réussi à faire avec son
meurtre politique, c'est-à-dire détruire la réputation de Trotsky et son
honneur, voilà qui est tout à fait hallucinant.
Cela explique toutefois aussi le style du livre. Lorsque l'on poursuit un
tel but, il n’est pas besoin de rechercher et d'examiner grand chose, il
n'est pas vraiment nécessaire de prendre soin de vérifier consciencieusement
les références et de prouver des affirmations factuelles. Il suffit de
concocter un récit à la hâte. Ce n'est pas seulement que Service soit
ignorant en matière historique ou qu'il n'ait pas suffisamment étudié
l'histoire. Pour lui l'histoire est simplement sans importance. Il ne
s'intéresse qu'à un seul but : en finir avec Trotsky!
Dans son zèle à y réussir il va jusqu'à dénigrer tous les historiens qui
au cours de leurs recherches sur la vie et les œuvres de Trotsky ont
accompli un vrai travail scientifique et ont produit des travaux de
référence qui font toujours autorité aujourd'hui. Il fait allusion à
l'historien français Pierre Broué [ix] comme étant un "idolâtre" et soutient
qu'Isaac Deutscher dans sa magnifique biographie en trois volumes [x] a
cherché à établir un culte de Trotsky. Ces deux auteurs, à la différence de
Service, ont effectivement révélés de nouvelles sources, de nouveaux faits
historiques et les ont éclairés.
Il n'est pas du tout nécessaire d'approuver toutes leurs évaluations. En
ce qui me concerne, par exemple, je n'ai pas trouvé l'analyse d'Isaac
Deutscher et son attitude à l'égard de la bureaucratie stalinienne
suffisamment claire et acérée. J'ai trouvé à la lecture de ses écrits qui
ont eu une grande influence sur beaucoup de syndicalistes en Allemagne,
qu’il avait une tendance à minimiser le stalinisme. J'ai aussi mes
différences avec Broué. Mais quand on prend en compte l'énorme quantité de
matériaux déployés et leur brillante présentation, ces deux biographies sont
des travaux qui possèdent un très grand mérite ; leur lecture est, pour ceux
que l'histoire intéresse, très gratifiante et très instructive.
En revanche, le nombre incroyablement important de références
répertoriées par Service vise simplement à feindre une approche
scientifique. Contrairement à toutes les déclarations faites par les maisons
d'édition, et à ses propres déclarations, il n'a révélé ni développé aucun
matériel nouveau, d'après l'évaluation que j'ai pu en faire. Au lieu de
cela, il cite des sources qui n'existent pas ou qui disent quelque chose de
complètement différent de ce qu'il affirme. Les nombreuses assertions
dépréciatives et dénonciatrices à l'égard de Trotsky, qui ne sont pas
corroborées ou compréhensibles, sont typiques de la propagande de Staline.
Dans son livre, David North montre correctement qu'à cet égard Service
marche sur les traces de deux autres historiens britanniques, Geoffrey Swain
et Ian Thatcher. Mais on a l'impression que Service tente toujours d'en
faire plus.
WSWS: Le livre de Service a entre temps été publié en espagnol et en
français, Suhrkamp prépare une édition de langue allemande. Comment
expliquez-vous, en tant qu'historien, qu'un professeur relativement
insignifiant d'Oxford consacre tant d'énergie pour complètement détruire une
figure de signification historique mondiale et, dans cette tâche, reçoive le
soutien d'éditeurs importants, des institutions et des médias? Après tout,
Trotsky a été assassiné en 1940 et est donc mort depuis plus de 70 ans !
Hermann Weber: Cela doit sans aucun doute être examiné dans un
contexte plus large. Comme je l'ai déjà indiqué, le nombre de publications
écrites par et concernant Trotsky dans la période récente indique un intérêt
grandissant le concernant. Avec d'une part, l'effondrement du stalinisme il
y a vingt ans et d'autre part la fin du triomphe allégué du capitalisme avec
la crise financière actuelle, j'imagine aisément qu'il y a des forces qui
sont prêtes à tout pour "en finir" avec Trotsky et ses idées de façon à les
empêcher de trouver une plus grande diffusion et des partisans.
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Note de la rédaction :
La conversation s'est tenue en juillet et en octobre de cette année à
l'université de Mannheim. Malheureusement, peu de temps après l'avoir
terminée, le Prof. Hermann Weber a été hospitalisé. C'est grâce à l'aide de
sa femme Gerda Weber et de son assistant scientifique M. Basim Aawais qu'il
a été en mesure de vérifier et d'autoriser à l'hôpital le texte présenté
ci-dessus. La rédaction les associe tous deux à ses remerciements.