Visitez le site anglais du
WSWS SUR LE SITE :
AUTRES
LANGUES
|
L'héritage que nous défendonsChapitre 21 Le SWP bat en retraiteL'appréciation incorrecte du maccarthysme par le SWP en 1954 était un symptôme de crise politique profonde ; celle-ci allait prendre des formes plus dangereuses encore l'année suivante. La réaction du SWP au soulèvement des travailleurs et des fermiers noirs opprimés contre la ségrégation raciale institutionnelle dans le sud des États-Unis (lois Jim Crow) était une trahison flagrante des principes marxistes en ce qui concernait la lutte contre l'État capitaliste. Ses appels répétés, à partir d'octobre 1955, en faveur d'une intervention des troupes fédérales pour «faire respecter» la constitution et «protéger» la population noire du Sud représentait un changement qualitatif dans la dégénérescence politique du SWP. Il s'agit là pourtant d'une phase politique cruciale que Banda ignore précisément parce qu'elle éclaire le rapport interne entre la dégénérescence politique du SWP qui s'exprimait dans son adaptation opportuniste à la petite-bourgeoisie noire et sa capitulation devant la démocratie bourgeoise et l'État capitaliste et son changement d'orientation vers une réunification avec les pablistes. L'appel du SWP en faveur d'une intervention des troupes fédérales dans les États du Sud suivit le meurtre brutal d'Emmett Till, un jeune de quatorze ans, et l'acquittement de ses assassins par un jury exclusivement blanc. Dans un éditorial paru en première page de Militant le 17 octobre 1955, le SWP déclarait : «Le mouvement ouvrier doit lutter avec toutes ses forces organisées afin d'obliger le gouvernement fédéral à intervenir au Mississippi et à y faire respecter à cent pour cent les droits constitutionnels des Noirs». Dans le même numéro, on citait le discours prononcé par George Breitman lors d'une réunion publique du SWP à Detroit, le 7 octobre. Le discours de Breitman rendait publique la nouvelle ligne de classe du SWP qui s'éloignait nettement du programme révolutionnaire de la lutte des classes pour se rapprocher de celui des réformes sociales. Une conception entièrement nouvelle des tâches du SWP et de ses perspectives historiques y était mise en avant : «Que faut-il faire alors ? Pour quoi devons-nous lutter aujourd'hui ? Je peux vous le dire en deux mots : intervention fédérale. Une intervention fédérale au moyen de troupes s'il le faut. C'est ce qu'il faudrait exiger et faire. Le gouvernement fédéral devrait aller au Mississippi et mettre fin au règne de la terreur, punir les lyncheurs et protéger les droits des Noirs. «C'est ce que les Noirs du Mississippi (et ceux du Michigan aussi) espèrent entendre et voir, un appel pour que le gouvernement des États-Unis cesse de s'abriter derrière des questions de jurisprudence. Il doit cesser de fuir ses responsabilités et intervenir avec tout le pouvoir à sa disposition pour soutenir et protéger les droits civiques des Noirs. Le Mississippi et ses tribunaux ont déjà prouvé au monde entier leur intention de ne pas reconnaître ni protéger ces droits. C'est ce qu'il faut faire dans cette situation. Et rien d'autre n'y fera.» Cette position était théoriquement et politiquement indéfendable. Suggérer que la défense des Noirs des États du Sud doive être confiée d'une façon quelconque à la bourgeoisie du pays impérialiste la plus réactionnaire de la planète était une trahison honteuse de la classe ouvrière et de tout l'héritage programmatique de la Quatrième Internationale. Quinze ans auparavant, le SWP avait refusé de soutenir le gouvernement américain dans la Deuxième guerre mondiale, expliquant qu'il n'existait pas d'antagonisme de classe entre la démocratie américaine et le fascisme allemand et que les trotskystes ne croyaient pas en la capacité de l'impérialisme américain de faire la guerre au nazisme. Il ne voyait rien de progressiste dans la lutte de Roosevelt contre Hitler et il insistait sur le fait que, pour pouvoir combattre véritablement l'impérialisme allemand, il fallait au préalable renverser le capitalisme aux États-Unis. De plus, quand pendant la guerre des émeutes racistes eurent lieu contre les Noirs à Detroit, le SWP avait rejeté catégoriquement toute idée d'en appeler à l'administration Roosevelt. «Que faut-il faire pour arrêter ces lynchages ? Il est certain qu'on ne peut avoir aucune confiance dans les autorités fédérales, l'armée, la police d'État ou la police municipale, la bonne volonté des dirigeants capitalistes, les actions du Congrès ou du président. Ils ont montré qu'ils ne prendront pas les mesures nécessaires pour protéger la vie et les droits des Noirs» [1]. Douze ans plus tard toutefois, le SWP préconisait une politique qui était tout juste l'opposé. Celle-ci ne visait pas à mobiliser la classe ouvrière de façon politiquement indépendante contre l'État capitaliste, mais bien plutôt à faire pression sur celui-ci afin qu'il mette au pas une section de la bourgeoisie et ses mercenaires racistes les plus brutaux. Le SWP n'a jamais revendiqué la formation de milices de défense dans la population noire afin de combattre les nervis racistes qui agissaient sous la protection du gouvernement de l'État. Il n'a pas non plus fait appel au mouvement ouvrier du Nord pour qu'il organise des détachements armés afin d'aider la population noire à se défendre. Cette politique constituait une adaptation sans principes à la direction petite-bourgeoise de la National Asssociation for the Advancement of Colored People (NAACP, une organisation américaine pour la défense des Noirs), qui revendiquait elle aussi l'intervention fédérale. Dans la mesure où le SWP faisait état de divergences avec la NAACP, ce n'était que pour critiquer le manque de vigueur des réformistes à revendiquer l'intervention fédérale et pour le fait qu'ils ne disaient pas expressément que l'usage de la troupe était nécessaire. Dans une partie du même discours du 7 octobre, rapportée dans un autre numéro de Militant, Breitman déclarait : «Nous disons qu'une intervention fédérale à l'aide de troupes sera nécessaire ainsi qu'elle le fut dans la période de la reconstruction de l'Union. La NAACP veut des revendications vagues et non spécifiées. L'avantage de ce que nous proposons c'est que c'est clair, c'est simple, c'est indubitable et cela peut par conséquent inspirer un mouvement de masse combatif. L'inconvénient de la proposition de la NAACP c'est qu'elle est vague, ambiguë, susceptible d'être interprétée de diverses manières, et risque par conséquent de ne pas avoir d'impact réel sur l'esprit des millions de gens de ce pays qui se demandent ce qu'ils peuvent faire au sujet de l'affaire Till.... «Le problème est de toute évidence que les revendications de la NAACP sont insuffisantes. Elle exige du gouvernement qu'il intervienne sur la base des soi-disant lois fédérales sur les droits civiques dont le gouvernement ne se réclame pas ou qu'il ne fait pratiquement jamais respecter. C'est faire le jeu de ceux qui nous payent de promesses. Au lieu de restreindre la revendication à des lois qui, de toute façon, sont si limitées que la sentence la plus sévère ne dépasse pas un an de prison, la NAACP devrait mettre de côté les questions de jurisprudence et aller au coeur de la question, l'intervention des troupes US. Soulever cette revendication produira une vague d'enthousiasme et de militantisme chez les Américains, les inspirera et leur donnera un but pour lequel ils peuvent combattre. Cela clarifiera les choses et précipitera la crise. C'est pourquoi nous disons que la revendication pour l'intervention du gouvernement fédéral devrait être clarifiée, développée et concrétisée.» [2] Le SWP ne s'opposait pas aux dirigeants petits-bourgeois de la NAACP du point de vue du combattant prolétarien révolutionnaire socialiste, mais de celui du démocrate petit-bourgeois plus radical et plus conséquent. Cette approche contenait implicitement une nouvelle définition des tâches politiques du SWP. Dans le travail du parti, l'accent était mis sur la défense et l'extension des droits démocratiques dans le cadre de l'État capitaliste, plutôt que sur le renversement de cet État et sur l'établissement d'une dictature prolétarienne. Le programme de Breitman procédait de l'attitude petite-bourgeoise opportuniste qui consiste à accepter implicitement la domination de la bourgeoisie, à chercher dans ce cadre des solutions «pratiques» aux problèmes immédiats, et non pas de considérations de principe ayant trait au développement de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. Une telle approche conduit inévitablement à un abandon de la ligne stratégique révolutionnaire. En outre, ses références à la période de la reconstruction de l'Union la période la plus radicale de la révolution démocratique bourgeoise américaine du milieu du dix-neuvième siècle étaient une indication de la profondeur du changement en cours dans la perspective générale du SWP. Désorienté par le climat politique réactionnaire qui régnait aux États-Unis, le SWP s'était mis à accepter l'idée que la guerre civile américaine et la période de reconstruction de l'Union n'avaient pas achevé la révolution démocratique bourgeoise aux États-Unis. Cette interprétation attribuait à l'État bourgeois des tendances progressistes résiduelles. Elle tendait implicitement à approuver des alliances avec certaines sections de la bourgeoisie et servait de justification au fait d'accorder un soutien politique à l'État capitaliste dans la mesure où les actions de celui-ci s'attachaient à parachever des tâches démocratiques supposées non résolues. La direction du SWP justifiait son appel à l'intervention de troupes fédérales en prétendant que ce mot d'ordre «démasquerait» le gouvernement en montrant qu'il refusait de faire respecter ses propres lois. Qui plus est, les dirigeants du SWP soutenaient que cette revendication serait un moyen facile de démasquer le Parti démocrate : des candidats aux élections comme Adlai Stevenson n'oseraient pas soutenir cette revendication de peur de perdre leur appui dans le Sud. La mise en avant du mot d'ordre d'intervention des troupes fédérales déclencha une discussion à l'intérieur du SWP. Sam Marcy, qui était alors le secrétaire de la cellule du parti à Buffalo fut de ceux qui luttèrent correctement contre ce mot d'ordre. S'opposant au discours de Breitman et à la théorie qui disait que la revendication de l'envoi de troupes allait «démasquer» le gouvernement, Marcy écrit dans une lettre adressée au comité national, le 21 janvier 1956 : «Pour le marxisme, le mot "démasquer" veut dire montrer ou démontrer le contenu de classe d'un phénomène donné. Exiger l'envoi de troupes fédérales (capitalistes) au Mississippi ne montre pas, mais au contraire dissimule le contenu de classe de l'appareil de terreur de la bourgeoisie, son armée capitaliste. Au lieu de faire la lumière sur son contenu de classe, il obscurcit le rôle et la signification véritables des actions de la classe capitaliste contre la classe ouvrière et les minorités opprimées. Le mot d'ordre a pour effet d'étouffer l'initiative créatrice des masses s'orientant vers la lutte indépendante et d'augmenter leur confiance dans l'État capitaliste.» [3] Dans une autre critique, extrêmement significative, visant la politique du SWP, Marcy écrivit : «On prétend que le slogan pour l'envoi de troupes fédérales au Mississippi provient des profondeurs du peuple noir. En vérité, il représente les idées des réformistes bourgeois et petits-bourgeois noirs qui, pour obtenir un soutien contre la terreur des suprémacistes blancs, se tournent vers le gouvernement de Wall Street plutôt que vers les masses noires et le mouvement ouvrier. Ces dirigeants ou bien ignorent ou bien cherchent à dissimuler le caractère de classe des attaques capitalistes contre le peuple noir. Au lieu de cela, ils entretiennent l'illusion que le gouvernement capitaliste apportera d'en haut la libération dans le Sud. Ils croient que le gouvernement de Washington est un gouvernement au-dessus des classes. Aussi est-il parfaitement logique pour eux, du point de vue de leur idéologie, de demander au gouvernement d'envoyer ses troupes pour défendre les droits du peuple noir.» [4] Marcy mettait aussi en garde contre le fait «d'opposer le gouvernement des États-Unis au gouvernement du Mississippi faire une distinction entre l'armée fédérale et ses diverses agences dans les États, c'est dissimuler leur caractère de classe identique». [5] Plus tard, Marcy capitulera devant le stalinisme et rompra avec le trotskysme, désorienté, comme de nombreux dirigeants, par la crise politique du SWP. Il fut incapable de s'orienter correctement sur les problèmes centraux de la révolution socialiste mondiale comme le montrait sa position sur la révolution hongroise ce qui l'empêcha de mener une lutte persévérante et de principe contre l'opportunisme croissant dans le SWP. Ses efforts pour maintenir une orientation révolutionnaire prolétarienne sans mener la lutte pour bâtir la Quatrième Internationale se terminèrent par un fiasco, comme le prouve l'actuel rôle politique joué par les marcystes qui sont des conseillers semi-officiels de la bureaucratie syndicale. Sa critique de la position du SWP sur l'envoi de troupes fédérales en 1956 était néanmoins juste et la discussion qu'il déclencha au sein du comité politique du SWP, le 9 février 1956, révélait le terrible déclin politique et théorique de la direction centrale de l'organisation. Les arguments dont se servit Morris Stein pour défendre la position du SWP n'étaient qu'une vulgaire défense de la collaboration de classe. En pragmatique que rien ne saurait ébranler, il déclara : «Ce que nous discutons ici, ce n'est pas seulement de savoir s'il nous est permis de revendiquer que les troupes fédérales fassent respecter le Bill of Rights dans le Sud. Nous discutons d'un mot d'ordre dont d'autres se sont déjà amplement servis et nous devons savoir que dire à ce sujet. Ce mot d'ordre est devenu la propriété des Noirs. La presse noire l'a préconisé et des dirigeants noirs l'ont utilisé pour tester les politiciens lors de la campagne électorale. C'est ainsi que Stevenson s'est fait prendre sur la question de l'égalité des Noirs. Le mot d'ordre demandant l'envoi de troupes fédérales est déjà devenu une question électorale et j'ose dire que non seulement les politiciens capitalistes, mais nos propres candidats aussi, seront mis en demeure de répondre à cette question. Au cours de la campagne, quelqu'un ne manquera pas de demander "quelle est votre position sur la question de l'envoi des troupes fédérales au Mississippi pour protéger la vie des Noirs ? "» [6] Pour un marxiste, une telle question n'aurait posé aucune difficulté. Il aurait tout d'abord fait remarquer que la façon dont la question était formulée comportait déjà une fausse conclusion : on présupposait que les troupes fédérales, si elles étaient envoyées dans le Sud, le seraient dans le but de «protéger la vie des Noirs». Durant toute la Deuxième guerre mondiale, le SWP avait systématiquement répondu à la question : «Quelle est votre position sur la lutte contre Hitler et la défaite du fascisme ?» en démasquant le mensonge réactionnaire selon lequel les troupes américaines étaient envoyées en Europe et en Asie pour défendre la démocratie. Mais en 1955, la direction du SWP n'était plus disposée à mener une lutte contre les illusions des masses dans le rôle du gouvernement fédéral et à démasquer le fondement réactionnaire de la démocratie bourgeoise aux États-Unis. En fait, la perte de sa perspective révolutionnaire apparaissait dans l'usage de formules abstraites telles que «le peuple noir», «la presse noire», et «les leaders noirs» sans que soit déterminé le réel contenu de classe de ces abstractions non marxistes. Le SWP en était à réviser ses conceptions sur la nature de la démocratie bourgeoise. Afin de justifier les appels lancés à l'État capitaliste, le SWP développa la théorie de l'existence de deux formes de gouvernement bourgeois, qualitativement différents, dans le Nord et dans le Sud. «Les marxistes n'ont jamais été neutres sur la question des méthodes de gouvernement de la bourgeoisie. Depuis Marx, les marxistes ont pris position pour les méthodes d'exploitation et d'oppression les plus progressistes contre les méthodes les plus réactionnaires et les plus brutales. Nous avons eu ce différend à propos de la guerre civile espagnole. Il y avait des camarades qui s'opposaient à un soutien aux loyalistes dans leur lutte contre Franco, car ils étaient tous "fondamentalement" les mêmes. Fondamentalement, ils étaient tous des capitalistes. Fondamentalement c'était le début de la Seconde guerre mondiale et qu'avaient à faire là de purs révolutionnaires ? Nous nous y sommes vivement opposés et nous nous y opposerions à nouveau aujourd'hui, car nous avons intérêt à défendre la démocratie bourgeoise contre toutes les méthodes totalitaires de gouvernement et c'est ce à quoi nous avons essentiellement affaire dans le Sud pour ce qui est des Noirs. Ils sont soumis à un gouvernement totalitaire.» [7] (Italiques de l'auteur.) L'analogie était non seulement boiteuse et faite mal à propos, mais Stein l'employait pour avancer des conceptions politiques hostiles au marxisme et déformer les vraies positions soutenues par la Quatrième Internationale dans le passé. L'existence d'une ségrégation raciale institutionnelle dans les États du Sud ne pouvait en aucun cas être l'expression d'antagonismes internes fondamentaux divisant la bourgeoisie américaine et permettant de caractériser le gouvernement fédéral comme étant le représentant politique d'une section plus progressiste de la classe dirigeante. Une telle position ne pouvait servir qu'à justifier une politique de collaboration de classe. De plus, dans sa référence à l'Espagne, Stein avait «oublié» une petite chose : durant la guerre civile, la «défense» par les trotskystes de la démocratie bourgeoise contre le fascisme était basée sur une lutte implacable pour le renversement de l'État capitaliste. Ils rejetaient les affirmations fausses selon lesquelles il y avait des divergences fondamentales entre le politicien libéral Azana et le fasciste Franco et ils insistèrent continuellement sur le fait que pour vaincre Franco il fallait écraser Azana et le front populaire. À aucun moment, les trotskystes n'avaient suggéré que le régime d'Azana, soutenu par les sociaux-démocrates, les staliniens et les anarchistes seraient capables d'accomplir une tâche progressiste quelconque. Quand en 1937, Shachtman exprima sa surprise lorsque Trotsky refusa de voter en faveur du budget militaire du gouvernement de front populaire, Trotsky avoua que les critiques de Shachtman «l'abasourdissaient» et il taxa sa position d'opportunisme petit-bourgeois. La position de Stein s'appuyait sur cette affirmation, que rien ne prouvait, que la législation ségrégationniste du Sud était l'expression de divisions historiquement non résolues dans la classe capitaliste américaine et ayant pour origine le caractère inachevé de la révolution démocratique. «Il y a une différence dans les méthodes d'oppression. C'est une différence qui affecte depuis longtemps la société capitaliste américaine. C'est une des contradictions de la vie américaine qui ont conduit aux plus violents conflits. C'est une contradiction flagrante qui poursuit l'impérialisme américain à travers le monde. Il reste dans le pays capitaliste le plus avancé un problème bourgeois démocratique non résolu la législation ségrégationniste le système Jim Crow. Et ils ne sont toujours pas parvenus à le résoudre.» [8] Cette interprétation constituait une révision fondamentale de la conception passée du SWP concernant le rapport entre les lois racistes et le développement du capitalisme industriel et financier aux États-Unis après la guerre civile. Le SWP avait constamment insisté auparavant sur les liens politiques et économiques organiques entre les industriels et les financiers du Nord et la monstrueuse institutionnalisation du racisme dans le Sud et sur le fait que l'oppression de la population noire dans le Sud était une composante essentielle de l'ordre bourgeois aux États-Unis. Sous l'influence de Trotsky, le SWP avait entrepris du point de vue du développement de la stratégie de la révolution socialiste, une étude sérieuse des problèmes des Noirs. Un des résultats les plus importants de ce travail fut une résolution intitulée La libération des Noirs par le socialisme révolutionnaire qui fut d'abord adoptée par le congrès national du SWP en 1948, puis publiée sous une forme révisée en février 1950. La résolution déclarait : «La libération des Noirs de leur avilissement est, avec l'émancipation de la classe ouvrière à travers l'abolition du capitalisme, le problème dominant de la société américaine. Ces deux problèmes sociaux sont entièrement liés. La seule voie pouvant conduire les travailleurs à la liberté et les Noirs à l'égalité passe par leur lutte commune pour l'abolition du capitalisme.» [9] La résolution insistait sur le fait «qu'il ne [fallait] pas faire la moindre concession à des idées qui n'imputeraient pas au capitalisme la responsabilité totale, délibérée et consciente de la situation actuelle des Noirs, pour la propagation de préjugés racistes dans toutes les régions des États-Unis aujourd'hui et pour l'exemple et l'encouragement fournis par la "démocratie" américaine aux persécutions et à la haine raciales à travers le monde». [10] Le SWP établissait avec soin les origines historiques du lien organique existant entre la législation raciste et l'ordre bourgeois. «Avant et après la guerre civile, afin de maintenir leur position privilégiée ils [les aristocrates sudistes] ont systématiquement introduit et propagé la discrimination raciale, la ségrégation, la surexploitation, et les préjugés raciaux dans la vie du pays. Ils ont bénéficié en cela de l'aide et des encouragements des capitalistes industriels nordistes. En 1876, après avoir établi sa domination politique sur les propriétaires d'esclaves vaincus, le capital nordiste forgeait une nouvelle alliance avec les intérêts de la propriété sudiste pour le maintien de la suprématie blanche. Depuis ce temps, le capital nordiste a constamment étendu son contrôle financier et jusqu'à nos jours le Sud est entièrement entre ses mains. Ainsi aujourd'hui ce sont les intérêts du capitalisme qui exigent le maintien et la perpétuation du système sudiste... Soutenir que la démocratie bourgeoise est capable de régénérer et de réformer le Sud au bénéfice des Noirs c'est disculper et flatter les promoteurs et les bénéficiaires actuels de la persécution des Noirs. Seule une révolution prolétarienne peut nettoyer le cloaque social du Sud et réorganiser son économie.» [11] Pour souligner cette vérité révolutionnaire, la résolution du SWP attirait l'attention sur les conditions sociales épouvantables des Noirs vivant dans le Nord : «Le capitalisme réduit la plupart des travailleurs à vivre dans des taudis et dans des quartiers misérables. Ceci est en soi une forme de ségrégation, malgré tous les efforts de la propagande démocratique mensongère pour le dissimuler. Cette ségrégation du prolétariat dans son ensemble prend une forme particulièrement brutale dans le cas des Noirs. «Le système esclavagiste pratiqué dans les plantations imposait une stricte ségrégation sociale des esclaves. Tout en intégrant les Noirs dans l'industrie du Nord, le capitalisme, poussé par les besoins du système sudiste et les siens propres, a maintenu et étendu la ségrégation raciale. Les Noirs ont été partout entassés dans des ghettos.» [12] En définissant «la contribution particulière» de la lutte des Noirs au mouvement prolétarien des États-Unis, la résolution du SWP déclarait : «Sous le drapeau des droits des Noirs, le mouvement du peuple noir réagit de façon extrêmement rapide et sensible aux tensions sociales. Il agit comme un aiguillon dans les luttes pour les droits démocratiques élémentaires ; il démasque la nature de classe de l'État capitaliste ; il aide à éduquer la classe ouvrière quant au rôle réactionnaire de la démocratie bourgeoise et la nécessité de mener une lutte implacable contre elle ; et il lance dans l'action les principales forces politiques de la nation et du mouvement ouvrier organisé.» [13] On ne retrouvait ni l'analyse historique ni les conceptions programmatiques de la résolution de 1948-1950 dans la position sur la lutte des Noirs pour les droits civiques que le SWP avançait entre 1955 et 1957. Le contenu réactionnaire de la revendication de l'envoi de troupes fédérales fut révélé au moment de la crise de Little Rock, au cours de laquelle Eisenhower accéda à la requête du SWP et envoya des troupes en Arkansas. Le rôle joué par l'État capitaliste dans la répression de la lutte des Noirs fut démontré de façon répétée au cours de la décennie suivante. Depuis l'assassinat de dirigeants et d'activistes noirs organisé par le FBI jusqu'à l'envoi de la 82e Division aéroportée à Detroit, l'État capitaliste agit en tant que centre coordinateur de toutes les conspirations contre les droits démocratiques des masses noires aux États-Unis. Du point de vue du marxisme, le SWP partage la responsabilité politique des crimes perpétrés par les forces du gouvernement fédéral contre la population noire dans le Nord et le Sud parce qu'il propagea des illusions sur la nature «progressiste» de l'État capitaliste. Il est à noter que parmi ceux qui soutinrent avec ferveur l'appel à utiliser la troupe dans le Sud il y avait Joseph Hansen dont les arguments étaient ceux d'un vulgaire démocrate petit-bourgeois. Il définit le mot d'ordre de l'envoi de troupes fédérales pour défendre les droits civils comme une revendication «bourgeoise révolutionnaire» ; il soutint que de tels mots d'ordre «pouvaient être avancés [par le parti] uniquement parce que la bourgeoisie elle-même est entrée dans sa phase décadente et ne peut plus les réaliser. Elle galvaude ses conquêtes et les dissipe. Elle retourne à des positions inférieures à celles qu'elle défendait quand elle luttait contre le féodalisme. C'est pourquoi il nous revient de défendre et de mettre en avant ces revendications bourgeoises».[14] Hansen avait entendu dire que la bourgeoise de l'époque impérialiste abandonnait les idéaux révolutionnaires du passé et il déforma ce truisme pour en faire un argument selon lequel un parti marxiste devait se transformer en ardent défenseur de la démocratie bourgeoise au point de mener une campagne nationale pour exiger de l'État capitaliste qu'il maintienne la constitution. «Du point de vue du contenu, il s'agit avant tout de faire respecter le droit bourgeois élémentaire et de sauver des vies humaines au Mississippi. De ce point de vue le mot d'ordre est entièrement justifié. Ensuite, on constate ceci : le contenu de la revendication correspond au sentiment de larges sections de la population noire, qu'on ne peut pas faire confiance au gouvernement du Mississippi. Cela représente un grand progrès. On ne peut pas faire confiance au gouvernement du Mississippi pour défendre des vies humaines. C'est tout à fait révolutionnaire et je ne vois pas pourquoi on devrait prendre une position politique qui nous empêcherait d'encourager ce sentiment et si possible de nous placer à sa tête.» [15] Ibid., p.22. L'affirmation absurde de Hansen selon laquelle après quatre-vingts années de règne du Ku Klux Klan, les Noirs du Missisippi ne faisaient que commencer à comprendre qu'«ils ne peuvent pas faire confiance au gouvernement du Mississippi pour défendre des vies humaines» visait à défendre une adaptation à leurs illusions dans le gouvernement fédéral : «Naturellement, les Noirs ont des illusions dans le gouvernement fédéral. Ils ne font pas confiance au gouvernement du Mississippi et ils veulent un nouveau gouvernement, mais ils pensent encore que ce nouveau gouvernement peut être le gouvernement fédéral. Nous sommes en face de cette question : devons-nous nous joindre à l'expérience qu'ils entreprennent ou devons-nous nous limiter à leur donner de loin de bon conseils ? Toute notre expérience révolutionnaire nous dit que nous devons aller avec eux.» [16] Les formules de Hansen étaient des arguments en faveur des pires formes d'opportunisme politique. Si le SWP avait rejeté les appels au gouvernement fédéral, s'il avait averti les Noirs du Sud de n'avoir aucune confiance dans les tyrans de Washington et dans leurs acolytes militaires, s'il avait revendiqué la formation d'une milice de défense des Noirs et une mobilisation nationale du mouvement syndical afin de stopper la terreur raciste dans le Sud, tout cela aurait selon Hansen signifié «donner des conseils de loin». En adoptant la méthode de Hansen, il aurait été permis au SWP, durant la Deuxième guerre mondiale, de soutenir l'impérialisme américain avec l'argument que la classe ouvrière américaine croyait encore qu'il était possible de lutter avec Roosevelt contre Hitler et pour un nouveau gouvernement en Allemagne. Dans le numéro de Fourth International qui contenait les passages cités plus haut de la résolution de 1948, il y avait aussi un article de George Novack sur les leçons de la reconstruction : «Bien des déceptions auraient pu être évitées dans la lutte actuelle pour les droits démocratiques si l'on avait tiré et assimilé cette leçon de la reconstruction de l'Union : si les capitalistes nordistes craignirent et manquèrent d'accorder dans leur période progressiste, au milieu du 19e siècle, une véritable égalité et une liberté durable aux Noirs, comment peut-on attendre des actuels autocrates impérialistes de Washington qu'ils les leur accordent au milieu du vingtième siècle, où le grand patronat non seulement tyrannise le Sud, mais où il est aussi le pire adversaire des libertés du peuple tout entier, ici et dans le monde entier ?» [17] En l'espace de juste cinq ans, le fait que le SWP se fût incliné devant les pressions de la réaction politique aux États-Unis avait entraîné ses dirigeants à oublier ce qu'ils avaient eux-mêmes écrit. La position prise par le SWP en 1955 n'était pas seulement une erreur passagère. Le SWP abandonna son programme jusque-là marxiste pour adopter une ligne opportuniste sur une question fondamentale qui était au centre de toute la perspective de la révolution socialiste dans son propre pays. Cela représentait un changement de son orientation de classe, son éloignement du prolétariat et son rapprochement de la petite-bourgeoisie. [1] Militant, 3 juillet 1943.
|