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Trotsky l'écrivain

Lorsque l'on parle de la vie de Trotsky, il est difficile de résister à la tentation de consacrer tout le temps qui nous est alloué à simplement le citer. À tout le moins, cela résulterait à offrir une expérience esthétique exceptionnelle à son auditoire. S'il oubliait ses penchants politiques pour un moment, le lecteur de Trotsky capable de jugement objectif aurait bien de la difficulté à nier qu'il était un des plus grands écrivains du XXe siècle. Plus de trente ans ont passé depuis que j'ai lu pour la première fois un ouvrage de Trotsky. C'était sa monumentale Histoire de la révolution russe. Je suis certain que je ne suis pas la seule personne qui se rappelle l'impact émotionnel et intellectuel résultant du premier contact avec sa prose étonnante. Ne lisant que la traduction, je me demandais comment il serait considéré par ceux qui peuvent le lire en russe tel qu'il fut initialement écrit. Sans que je l'aie cherchée, l'occasion de satisfaire ma curiosité se présenta bientôt. J'assistais à une conférence sur la littérature russe donnée par un spécialiste qui avait quitté son pays à la suite à la Révolution d'octobre. Ce n'était pas quelqu'un de qui l'on peut attendre la moindre sympathie pour Trotsky. Lorsqu'il eut terminé sa conférence, un survol de la littérature du XXe siècle, je lui ai demandé son opinion sur Trotsky en tant qu'écrivain. Je me rappelle encore très clairement sa réponse et l'accent prononcé dans lequel elle fut formulé  : « Trosky, a-t-il répondu, est le plus grand maître de la prose russe depuis Tolstoï. » Plusieurs années plus tard, la même idée était reprise par un étudiant que j'ai rencontré en Union Soviétique en 1989. Il m'avait avoué que la lecture de Trotsky était pour lui une expérience très difficile. Pourquoi ? « Lorsque je lis Trotsky, m'expliqua-t-il, je suis forcé d'être d'accord avec lui, mais ça, je ne veux pas ! »

La quantité des sujets qu'a abordés Trotsky dans ses écrits, l'art, la littérature et la culture, les développements scientifiques, les problèmes de la vie quotidienne et, naturellement, la politique, défie l'entendement. Nous, moindres mortels, qui devons composer avec nos talents beaucoup plus modestes, ne pouvons qu'être ébahi par l'étendue de l'oeuvre de Trotsky. Et l'on se prend à se demander comment a-t-il pu faire tout cela, avant les traitements de texte et les correcteurs grammaticaux ? Peut-être qu'une partie de la réponse se trouve dans la capacité de Trotsky d'improviser un discours qui atteint presque le degré de beauté et de puissance de son écriture. Une de ses dictées, selon les dires, ce lit mieux que les ébauches polies des écrivains les plus habiles.

Grand personnage de la littérature du XXe siècle, Trotsky doit beaucoup aux grands maîtres du XIXe, en particulier Turgenev, Tolstoï, Herzen et Belinsky. L'homme qui a écrit les déclarations de guerre sans compromis et des ordres de bataille qui ont mobilisé des millions de personnes, pouvait aussi produire des passages d'une beauté enchanteresse, par exemple lorsqu'il se rappelle un moment de l'évasion de son exil en Sibérie en 1907 :

« Le traîneau avançait, glissant doucement et silencieusement, comme un bateau sur la surface glacée d'un étang. Alors que la noirceur s'installait, la forêt semblait avoir encore un peu gagné en immensité. Je ne pouvais plus voir la route et sentais à peine le mouvement de mon traîneau. C'était comme si les arbres étaient sous le coup d'un sort et couraient à notre rencontre, que les buissons se sauvaient et que des vieux troncs d'arbres couverts de neige tournoyaient autour de nous - tout semblait mystérieux. Nous n'entendions rien d'autre que le che-che-che rapide et régulier que faisait le renne en respirant. Ma tête était remplie de milliers de sons qui surgissaient de méandres oubliés de ma mémoire. Soudainement, j'entendis un sifflement aigu des profondeurs de la forêt. Il semblait mystérieux et infiniment lointain. Mais ce n'était que notre Ostyak qui dirigeait son renne. Le silence revint avec ses sifflements lointains et ses arbres qui apparaissaient soudainement de l'obscurité pour y retourner aussi vite. » [ traduit de 1905 (New York: Vintage, 1971), p. 459-60]

Quel que soit le sujet dont il traitait, le thème sous-jacent et central des écrits de Trotsky était toujours la révolution la révolution qui s'exprime de façon organique dans tous les aspects de la vie. Trotsky adorait attirer l'attention de son lecteur sur les formes inattendues sous lesquelles se manifestait la révolution. C'est ainsi qu'en décrivant le procès des députés du Soviet ouvrier qui suivit la révolution de 1905, Trotsky savourait le contraste entre le traitement dur et menaçant du milieu officiel de la Cour, remplie à craquer de « gendarmes avec leurs sabres déployés », et les « quantités infinies de fleurs » expédiées à la Cour par des admirateurs et des partisans des révolutionnaires accusés :

« Il y avait des fleurs aux boutonnières, des fleurs que les gens tenaient à la main et déposaient sur leurs cuisses et finalement des fleurs simplement sur les bancs. Le président de la Cour n'avait pas osé faire interdire ces intrus parfumés. À la fin, même les officiers de la gendarmerie et les officiers de la Cour, entièrement "démoralisés" par l'atmosphère, offraient des fleurs aux accusés. » [ Ibid., p. 356].

Il n'est pas moins un écrivain, je dirais, que George Bernard Shaw, qui avait fait la remarque que lorsque Trotsky coupait la tête de son adversaire d'un trait de plume, il ne manquait jamais une chance de la ramasser et de montrer à tous et chacun qu'il lui manquait une cervelle. Mais tout de même, les talents de polémiste de Trotsky viennent plutôt de l'intelligence avec laquelle il exposait l'incongruité entre les objectifs subjectifs de tel ou tel autre politicien et le développement objectif des contradictions sociales dans une époque révolutionnaire. Prenant le déroulement nécessaire du processus historique comme étalon, les critiques cinglantes de Trotsky n'étaient pas cruelles. Elles étaient simplement exactes. C'est ainsi qu'il écrit sur le principal dirigeant du Gouvernement provisoire bourgeois de 1917 :

« Kérensky n'était pas révolutionnaire, il se frottait seulement à la révolution ... Il n'avait ni préparation théorique, ni discipline politique, ni capacité pour les généralisations, ni volonté comme politicien. Toutes ces qualités étaient remplacées par une fugitive émotivité, par une facile effervescence, et par cette éloquence qui agit non sur la pensée ou la volonté, mais sur les nerfs. » [Histoire de la révolution russe, (Éditions du Seuil), tome 1, p. 228]

Et sur le dirigeant du parti socialiste-révolutionnaire, Victor Tchernov : « Possédant des connaissances considérables, mais non liées en un tout, plutôt grand liseur qu'homme instruit, Tchernov avait toujours à sa disposition un choix illustré de citations appropriées aux circonstances, qui frappèrent pour longtemps la jeunesse russe sans lui enseigner grand-chose. Il n'était qu'une seule question à laquelle ce prolixe leader n'avait pas de réponse : qui menait-il et où ? Les formules éclectiques de Tchernov, assaisonnées de morale et de rimailleries, faisaient pour un bout de temps l'unité d'un public disparate qui, à toutes les heures critiques, se dispersait de côté et d'autre. Il n'est pas étonnant que Tchernov ait opposé avec fatuité sa méthode de formation d'un parti au " sectarisme " de Lénine. » [Ibid, tome 1, p. 275]

Et finalement, sur celui qui a déjà été un formidable théoricien de la social-démocratie : « Kautsky ne connaît qu'un chemin de salut : la démocratie. Il suffit qu'elle soit reconnue de tous et que tous consentent à s'y soumettre. Les socialistes de la droite doivent renoncer aux violences sanguinaires auxquelles ils ont recours au gré de la bourgeoisie. La bourgeoisie même doit renoncer à l'idée de maintenir, jusqu'au bout, sa situation privilégiée grâce aux Noske et aux lieutenants Vogel. Le prolétariat doit enfin, une fois pour toutes, abandonner le dessein de renverser la bourgeoisie autrement que par les voies constitutionnelles. Ces conditions étant bien observées, la révolution sociale doit se dissoudre sans douleur au sein de la démocratie. Il suffit, comme on s'en rend compte, que notre orageuse histoire consente à coiffer le bonnet de nuit de Kautsky et à puiser de la sagesse dans sa tabatière. » [Terrorisme and communisme, (Paris : Union générale d'éditions ), p.57]

Il ne serait pas difficile de consacrer une journée entière à citer des passages où le génie littéraire de Trotsky s'est exprimé avec intelligence. Mais ce génie n'était pas simplement, ni surtout, une question de style. Il y a à l'oeuvre un élément plus profond qui fait de l'oeuvre littéraire de Trotsky, considérée dans son entièreté, une des plus grandes réalisations du XXe siècle. Dans la mesure où il est possible que l'histoire puisse trouver une expression consciente au moment même où elle se développe, on le trouve dans les écrits de Trotsky. En général, il n'y a rien de plus éphémère que le commentaire politique. La demi-vie même la mieux écrite des chroniques d'un quotidien ne dépasse généralement pas le temps de boire une tasse de café. Elle passe directement de la table à déjeuner à la corbeille à papier.

Les écrits de Trotsky ne connaissent pas le même sort, et je ne parle pas ici de ces principales oeuvres, mais bien des commentaires qu'il a produits pour des journaux. Les écrits, sans oublier les discours de Léon Trotsky semblent parfois être la première tentative de l'histoire d'expliquer le mieux possible ce qu'elle fait et tente de faire. L'objectif fondamental des plus grands écrits politiques de Trotsky, situer les derniers événements de la trajectoire historique mondiale de la révolution socialiste, trouve leur expression dans le choix de ses titres : « À quelle étape sommes-nous rendus ? », « Où va l'Angleterre ? », « Où va la France ? », « Vers le capitalisme ou le socialisme ? » Lunarcharsky a déjà dit de Trotsky : Il est toujours conscient de sa place dans l'histoire. C'était la force de Trotsky, la source de son opposition politique à l'opportunisme et toutes les formes de pressions. Trotsky concevait le marxisme comme étant « la science de la perspective ».

Un point doit être fait par rapport à cette question : une des conséquences de la destruction du cadre révolutionnaire par le stalinisme et l'érosion du marxisme en tant qu'arme théorique de la lutte émancipatrice de la classe ouvrière qui s'en suivit a été que toutes sortes de personnes qui n'avaient aucun lien avec cette lutte ont été élevées au rang de grands marxistes : des économistes marxistes, des philosophes marxistes, des critiques d'art et de littérature marxistes, etc. Et pourtant, lorsqu'ils ont tenté d'appliquer leur supposée maîtrise de la dialectique à l'analyse politique des événements au moment où ces derniers se déroulaient, ils ne réussirent qu'à étaler leur incompétence. Trotsky fut le dernier grand représentant de l'école de la pensée marxiste (que j'appellerais l'école classique) dont la maîtrise de la dialectique était démontrée avant tout pour sa capacité à juger de la situation politique, à faire un pronostic politique, à élaborer une orientation stratégique.

Reconsidérer Trotsky

Peut-être que la tâche la plus critique de la Quatrième Internationale au cours de son histoire a été la défense du rôle historique de Trotsky face aux calomnies des staliniens. Cette tâche ne s'est pas limitée simplement à défendre l'individu mais, beaucoup plus fondamentalement, à défendre l'ensemble de l'héritage programmatique du marxisme international et de la révolution d'octobre. En défendant Trotsky, la Quatrième Internationale soutenait la vérité historique contre la falsification monstrueuse et la trahison des principes sur lesquelles la révolution bolchevique s'était fondée.

Et pourtant, malgré sa défense intransigeante de Léon Trotsky, est-ce que la Quatrième Internationale a bien rendu justice à l'héritage politique et historique du « Vieux » ? Il y a de bonnes raisons de croire, maintenant que le siècle qui a connu Trotsky est derrière nous, qu'une appréciation plus riche et plus profonde de son héritage politique et de sa stature historique est maintenant possible. Je commencerai en soumettant à un réexamen critique un passage bien connu dans lequel Trotsky évalue sa propre contribution au succès de la révolution d'octobre de 1917.

Le 25 mars 1935, Trotsky écrivait dans son journal personnel : « Si je n'avais pas été à Petrograd en 1917, la révolution d'octobre aurait quand même eu lieu, à la condition que Lénine ait été là et au poste de commande. Si ni Lénine ni moi n'avions été à Petrograd, il n'y aurait pas eu de révolution d'octobre : la direction du parti bolchevique aurait empêché qu'elle ne se produise. De cela, je n'ai pas le moindre doute. Si Lénine n'avait pas été à Petrograd, je doute que j'aurais réussi à surmonter la résistance des dirigeants bolchevique. La lutte avec le "trotskysme" (c'est-à-dire avec la révolution prolétarienne) aurait commencé en mai 1917 et c'est l'issu de la révolution qui aurait été en jeu. Mais je le répète : étant donnée la présence de Lénine, la révolution d'octobre aurait été victorieuse dans tous les cas. On peut dire en gros la même chose de la guerre civile, même si au cours de sa première période, surtout au temps de la chute de Simbirsk et de Kazan, Lénine hésita et était miné par le doute. Mais incontestablement, ce n'était qu'un sentiment passager qu'il n'a probablement admis à personne d'autre que moi ... Aussi, je ne peux pas parler de "l'indispensabilité" de mon travail, même pour la période de 1917 à 1921. » [ traduit de Diary in Exile (New York: Atheneum), p. 46-47]

Est-ce que cette évaluation est exacte ? Dans ce passage, Trotsky fait référence surtout à la lutte politique au sein du parti bolchevique. Très correctement, il prend comme point de départ la signification cruciale de la réorientation du parti bolchevique en 1917. La grande réalisation de Lénine en 1917, de laquelle tout le succès de la révolution a dépendu, fut de surmonter la résistance des vieux dirigeants bolchevique, en particulier de Kamenev et Staline, à un changement stratégique de l'orientation politique du parti bolchevique.

Et pourtant, l'importance cruciale de cette lutte au sein du parti bolchevique démontre encore une fois les implications profondes des anciennes controverses au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe sur les questions de perspective politique. Même si l'on devait accepter que Lénine ait joué le rôle essentiel pour surmonter la résistance rencontrée au sein du parti bolchevique pour qu'il adopte la ligne de la prise du pouvoir et de l'établissement de la dictature du prolétariat, il menait cette lutte contre ceux qui avaient appuyé la ligne politique que Lénine avait jusqu'alors défendue contre la perspective de Léon Trotsky.

Lorsque Lénine retourna en Russie en avril 1917 et qu'il répudia la perspective de « la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », il avait été largement compris qu'il adoptait (même s'il ne l'a jamais admis publiquement) la ligne politique à laquelle Trotsky avait été associé pendant plus d'une décennie : la révolution permanente.

Trotsky et l'anticipation théorique d'Octobre : la théorie de la révolution permanente

Je vais brièvement passer en revue les questions fondamentales qui ont confronté le mouvement révolutionnaire russe lors des dernières décennies du régime tsariste. Dans ces efforts pour tracer la trajectoire stratégique du développement socio-politique russe, la pensée socialiste russe a avancé trois variantes possibles et contradictoires. Plekhanov, le père du marxisme russe, a conçu le développement social en Russie en termes d'une progression logique formelle, selon laquelle les étapes historiques du développement étaient déterminées par un niveau donné de développement économique. Comme le féodalisme qui serait remplacé par le capitalisme, ce dernier, à son tour, lorsque toutes les conditions nécessaires au développement économique auraient été réalisées, devrait laisser la place au socialisme. Dans le modèle théorique avec lequel travaillait Plekhanov, il était supposé que le développement en Russie prendrait les mêmes formes historiques que celles qu'on trouvait dans l'évolution bourgeoise démocratique en Europe. Il n'existait aucune possibilité pour que la Russie puisse prendre le chemin du socialisme avant les pays beaucoup plus développés de l'occident. La Russie, à l'orée du XXe siècle, arguait Plekhanov, avait toujours la tâche de réaliser la révolution bourgeoise démocratique, ce par quoi il entendait le renversement du régime tsariste et la création des conditions politiques et économiques préalables pour une future révolution sociale lointaine. En toute probabilité, la Russie avait devant elle plusieurs décennies de développement parlementaire bourgeois avant que sa structure économique et sociale ne puisse servir de support à une transformation socialiste. Cette conception organique du développement de la Russie constituait le bon sens même pour de grandes couches du mouvement social-démocrate russe au début du vingtième siècle.

Les événements de 1905, c'est-à-dire l'éruption de la première révolution russe, soulevèrent de sérieuses questions sur la viabilité du modèle de Plekhanov. C'est le rôle qu'a joué le prolétariat dans la lutte contre le tsarisme qui fut l'aspect le plus significatif de la révolution russe. Sur fond de grèves générales et d'insurrection, les manoeuvres des dirigeants politiques de la bourgeoisie russe semblaient mesquines et traîtresses. Il n'y avait pas de Robespierre ou de Danton parmi la bourgeoisie. Le Parti cadet (les démocrates constitutionnels) ne ressemblait en rien aux jacobins.

L'analyse de Lénine allait plus loin et était plus profonde que celle de Plekhanov. Ce premier acceptait lui aussi l'idée que la révolution russe serait de type démocratique bourgeoise. Mais une définition aussi formelle n'abordait pas de façon adéquate la question du rapport entre les forces de classe et de l'équilibre du pouvoir durant la révolution. Lénine insistait que la tâche de la classe ouvrière était d'arriver, au moyen de sa propre organisation et de ses propres efforts, à pousser pour le plus grand et le plus radical développement de la révolution démocratique bourgeoise, c'est-à-dire pour une lutte sans compromis pour démolir tous les vestiges économiques, politiques et sociaux du féodalisme tsariste. Pour Lénine, la résolution du « problème agraire », par lequel il entendait le renversement de tous les vestiges économiques et juridiques du féodalisme, était au coeur même de cette révolution démocratique. Les vastes propriétés terriennes de la noblesse constituaient une immense barrière à la démocratisation de la vie en Russie aussi bien qu'au développement d'une économie capitaliste moderne.

La conception de la révolution de Lénine, contrairement à celle de Plékhanov, ne se butait pas aux préjugés politiques formels. Il approchait la question de la révolution démocratique, pour ainsi dire, du dedans. Au lieu de partir d'un schéma politique formel, c'est-à-dire de la nécessité absolue qu'une démocratie parlementaire soit le résultat d'une révolution bourgeoise, Lénine a cherché à déduire la forme politique de la révolution à partir de son contenu interne et essentiel.

Reconnaissant l'immensité des tâches sociales d'une révolution démocratique en Russie, Lénine, contrairement de Plékhanov, a insisté sur le fait qu'il ne serait pas possible d'y arriver sous la direction de la bourgeoisie russe. Le triomphe de la révolution démocratique bourgeoise en Russie n'était possible que si la classe ouvrière menait la lutte pour la démocratie indépendamment de la bourgeoisie, plus précisément en opposition à celle-ci. Mais parce qu'elle n'était pas assez importante quant à son nombre, la classe ouvrière ne pouvait offrir la base sociale pour une démocratie bourgeoise à elle seule. Le prolétariat russe, en avançant la résolution radicale et entière des questions agraires, devait se rallier les millions de paysans.

Quelle serait alors la forme de l'État d'un régime provenant de l'alliance révolutionnaire de ces deux grandes classes populaires ? Lénine a proposé que le nouveau régime serait une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». En fait, les deux classes se partageraient le pouvoir étatique et présideraient ensemble à la réalisation la plus complète possible de la révolution démocratique. Lénine n'avait pas spécifié ni la nature précise des arrangements pour la division du pouvoir dans un tel régime, ni n'avait défini ou décrit les formes étatiques par lesquelles cette dictature de deux classes pourrait s'exercer.

Malgré la nature politique extrêmement radicale de la dictature démocratique, Lénine a insisté que son but n'était pas la réorganisation économique de la société selon une politique socialiste. Plutôt, la révolution resterait nécessairement capitaliste en terme de programme économique. Et en fait, même lorsqu'il défendait la résolution radicale de la question de la terre, Lénine soulignait que la nationalisation de la terre aux dépens des grands propriétaires fonciers russes était une mesure de type démocratique bourgeois plutôt que de type socialiste.

Dans sa polémique, Lénine était inébranlable sur un point essentiel. « Les marxistes sont absolument convaincus, écrivait-il en 1905, du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que ces transformations démocratiques... qui sont devenues indispensables pour la Russie ne signifient pas en elles-mêmes une tentative de miner le capitalisme, de miner la révolution bourgeoise, mais, au contraire elles ouvrent la voie, pour la première fois et d'une façon valable, a un développement du capitalisme ample et rapide, européen et non asiatique. Elles rendront possible, pour la première fois, la domination de la bourgeoisie en tant que classe... » [Trois conceptions de la révolution, Trotsky, Oeuvres, août 1939].

La position de Trotsky diffère profondément de celle des mencheviks et de celle de Lénine. Malgré qu'ils soient arrivés à des conclusions différentes, Plékhanov et Lénine basaient leurs perspectives sur une estimation du développement économique en Russie et des rapports entre les différentes forces sociales au sein du pays. Mais le point de départ de Trotsky n'était pas le niveau économique de la Russie ou les rapports entre les classes au pays, mais bien plutôt le contexte historique mondial au sein duquel la tardive révolution démocratique russe était destinée à se développer.

Trotsky a tracé la trajectoire historique de la révolution bourgeoise : sa manifestation classique au 18ième siècle, ensuite ses vicissitudes au 19ième siècle et pour finir, le contexte moderne de 1905. Il a expliqué comment les profonds changements dans les conditions historiques, en particulier le développement de l'économie mondiale et l'émergence de la classe ouvrière internationale, avaient fondamentalement modifié la dynamique sociale et politique de la révolution démocratique bourgeoise. Les équations politiques traditionnelles, qui se basaient sur les conditions qui existaient vers la moitié du 19ième siècle, n'étaient pas d'une grande utilité dans la nouvelle situation.

Trotsky a détecté les limites politiques de la formule de Lénine. Elle n'était pas réaliste politiquement : elle ne résolvait pas la question du pouvoir étatique, mais l'évitait. Trotsky n'acceptait pas que le prolétariat russe puisse se limiter à des mesures de type formellement démocratique. La réalité des rapports entre les classes forcerait la classe ouvrière à exercer sa dictature en opposition aux intérêts économiques de la bourgeoisie. En d'autres mots, la lutte de la classe ouvrière prendrait nécessairement un caractère socialiste. Mais comment était-ce possible, étant donné qu'en raison de son retard économique, en considération des limites imposées par son propre développement économique, très clairement la Russie n'était pas prête pour le socialisme ?

À regarder la révolution russe d'en dedans, il ne semble pas y avoir de solution à ce problème. Mais en l'examinant du dessus, plus précisément en la regardant à la fois du point de vue de l'histoire mondiale et du point de vue du développement de l'économie capitaliste, alors émerge une solution que l'on n'attendait pas. Ainsi, aussi tôt qu'en juin 1905, au moment même où la première révolution russe se déployait, Trotsky notait que « le capitalisme a converti le monde en un unique organisme politique et économique ». Trotsky a compris ce qu'impliquait ce profond changement de la structure de l'économie mondiale :

« Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu'à ce jour, mettra entre ses mains un pouvoir et des ressources colossales et en fera l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l'histoire a réalisé toutes les prémisses objectives. » [Bilan et perspectives, Trotsky, chap.9].

L'approche de Trotsky représentait une étonnante percée théorique. Comme la théorie de la relativité d'Einstein, un autre cadeau de 1905 à l'humanité, qui a fondamentalement et irréversiblement modifié le cadre conceptuel à travers lequel l'humanité observe l'univers et a donné le moyen de résoudre les problèmes pour lesquels il n'était pas possible de répondre à partir des conceptions rigides de la mécanique newtonienne. La théorie de la révolution permanente de Trotsky a fondamentalement basculé la perspective analytique de laquelle les processus révolutionnaires étaient envisagés. Avant 1905, le développement des révolutions était vu comme une progression d'événements nationaux, dont le résultats étaient déterminé par la logique de sa structure et de ses rapports socio-économiques. Trotsky a proposé une tout autre approche : comprendre la révolution, à l'époque moderne, comme un processus historique essentiellement mondial de transition d'une société de classe, enraciné politiquement dans le système des États-nations, vers une société sans classes se développant sur la base d'une économie intégrée mondialement et d'une humanité unifiée internationalement.

Je ne crois pas que l'analogie avec Einstein soit si loin de la réalité. D'un point de vue intellectuel, les problèmes auxquels devaient s'attaquer les théoriciens révolutionnaires au tournant du XXe siècle étaient semblables à ceux des physiciens. Il y avait de plus en plus de données expérimentales à travers l'Europe qui ne pouvaient plus être réconciliées avec les formules établies de la physique newtonienne classique. La matière, au moins au niveau des particules subatomiques, refusait de se comporter comme le dictait M. Newton. La théorie de la relativité d'Einstein offrait un nouveau cadre conceptuel pour comprendre l'univers matériel.

De la même façon, le mouvement socialiste a été confronté à une montagne de données politiques et socio-économiques qui ne pouvaient pas être correctement prises en compte au sein du cadre théorique existant. La complexité même de l'économie mondiale moderne défiait les définitions simplistes. L'impact du développement économique mondial s'est manifesté à un degré jusqu'alors inconnu dans les formes que prenait chaque économie nationale. Même au sein des économies retardataires, l'on pouvait trouver en vertu de l'investissement étranger certaines caractéristiques des économies les plus avancées. Il existait des régimes féodaux ou semi-féodaux, dont les structures politiques étaient encroûtées dans le Moyen-ge, qui présidaient des économies capitalistes dans lesquelles l'industrie lourde jouait un rôle important. Dans les pays avec un développement capitaliste retardataire, il n'était pas rare de trouver une bourgeoisie qui avait moins d'intérêt dans le succès de « sa » révolution bourgeoise que la classe ouvrière locale. De telles anomalies ne pouvaient trouver leur place dans les préceptes stratégiques formels qui supposaient l'existence de phénomènes sociaux beaucoup moins entachés de contradictions internes.

La grande réalisation de Trotsky fut d'élaborer une nouvelle structure théorique qui était à la hauteur des nouvelles complexités sociales, économiques et politiques. Il n'y avait pas une once d'utopie dans l'approche de Trotsky. Elle représentait plutôt une profonde compréhension de l'impact de l'économie mondiale sur la vie politique et sociale. Une approche réaliste des questions politiques et l'élaboration d'une stratégie révolutionnaire concrète n'étaient possibles que dans la mesure où les partis socialistes prenaient comme point de départ objectif la prédominance de l'international sur le national. Cela ne signifie pas simplement la promotion de la solidarité internationale du prolétariat. Sans compréhension de sa fondation essentielle dans l'économie mondiale, et sans faire de la réalité objective de l'économie mondiale la base de la pensée stratégique, l'internationalisme prolétarien ne dépasserait pas l'idéal utopique, demeurant essentiellement sans relation avec le programme et la pratique des partis socialistes nationaux.

Partant de la réalité du capitalisme mondial, et reconnaissant que les événements en Russie dépendent objectivement de l'environnement politique et économique international, Trotsky a prévu l'inévitabilité pour la révolution russe de prendre un cours socialiste. La classe ouvrière russe serait forcée de prendre le pouvoir et d'adopter, d'une façon ou l'autre, des politiques de caractère socialiste. Et pourtant, en adoptant un cours socialiste, la classe ouvrière en Russie se buterait inévitablement aux limites que lui impose son environnement national. Comment se sortir de ce dilemme ? En liant son sort à celui de la révolution européenne et de la révolution mondiale, de laquelle sa propre lutte était, en dernière analyse, une manifestation.

C'était là la compréhension d'un homme qui, comme Einstein, venait tout juste d'avoir vingt-six ans. La théorie de la révolution permanente de Trotsky a permis une conception réaliste de la révolution mondiale. L'âge des révolutions nationales venait de prendre fin, ou pour être plus précis, les révolutions nationales ne pouvaient plus être comprises que dans le cadre de la révolution socialiste internationale.

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