Ceci est la première partie d'une série.
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Il y a 80 ans, le 20 août 1940, Léon Trotsky – codirigeant en exil de la révolution d'octobre 1917 et fondateur de la Quatrième Internationale – a été mortellement blessé par un agent de la police secrète de l'Union soviétique, la GPU. Le leader révolutionnaire est mort dans un hôpital de Mexico 26 heures plus tard, au début de la soirée du 21 août.
Le meurtre de Trotsky est le résultat d'une conspiration politique massive organisée par le régime bureaucratique totalitaire dirigé par Staline, dont le nom sera pour toujours synonyme de traîtrise contre-révolutionnaire, de trahison et de criminalité sans limites. L'assassinat de Trotsky a été le point culminant de la campagne de génocide politique, dirigée par le Kremlin, dont le but était l’élimination physique de toute la génération des révolutionnaires marxistes et des travailleurs socialistes avancés qui avaient joué un rôle central dans la préparation et la direction de la révolution bolchévique et dans l'établissement du premier État ouvrier de l'histoire. Les trois simulacres de procès qui se sont tenus à Moscou entre 1936 et 1938 – des machinations judiciaires qui ont fourni une couverture pseudo-légale pour le meurtre de pratiquement tous les principaux dirigeants de la révolution d'Octobre – n'étaient que la manifestation publique d'une campagne de terreur qui a consumé des centaines de milliers de vies et a porté un coup fatal au développement intellectuel et culturel de l'Union soviétique et à la lutte mondiale pour le socialisme.
Poussé à l'exil, privé de citoyenneté par l'Union soviétique et vivant sur «une planète sans visa», privé de tout accès aux attributs conventionnels du pouvoir, armé seulement d'un stylo et dépendant du soutien d'un nombre relativement restreint de camarades persécutés à travers le monde, il n'y avait pas d'homme plus craint que Trotsky par les puissances qui dirigeaient la terre. Trotsky, fondateur et dirigeant de la Quatrième Internationale, «le parti de l'opposition irréconciliable, non seulement dans les pays capitalistes, mais aussi en URSS», a exercé une influence politique et intellectuelle inégalée par aucun de ses contemporains. Il les dominait tous. Dans un essai intitulé «La place de Trotsky dans l'histoire», C.L.R. James, l'intellectuel et historien socialiste des Caraïbes, a écrit:
«Durant sa dernière décennie, il [Trotsky] était un exilé, apparemment impuissant. Pendant ces mêmes dix années, Staline, son rival, a pris le pouvoir comme personne en Europe depuis Napoléon ne l'avait fait. Hitler a ébranlé le monde et tente de le dominer comme un colosse tant qu'il dure. Roosevelt est le président le plus puissant qui ait jamais régné en Amérique, et l'Amérique est la nation la plus puissante du monde. Pourtant, le jugement marxiste de Trotsky est aussi sûr que le jugement d'Engels sur Marx. Avant sa période de pouvoir, pendant celle-ci et après sa chute, Trotsky était le deuxième homme contemporain après Lénine, et après la mort de ce dernier, il a été le plus grand chef de notre époque. Ce jugement, nous le laissons à l'histoire.»[1]
La stature de Trotsky n'était pas seulement déterminée par le fait qu'il analysait, avec un brio incomparable, le monde tel qu'il était. Il a également personnifié le processus révolutionnaire qui allait déterminer son avenir. Comme il l'avait déclaré lors d'une session de la Commission Dewey qui a tenu des audiences en avril 1937 pour enquêter sur les allégations du Kremlin contre Trotsky – et qui a ensuite conclu que le procès de Moscou était un coup monté – «Ma politique est établie non pas dans le but de conventions diplomatiques, mais pour le développement du mouvement international de la classe ouvrière.» [2]
Trotsky méprisait toute forme de charlatanerie politique qui prétend qu'il existe des solutions faciles – c'est-à-dire non révolutionnaires – aux immenses problèmes historiques découlant de l'agonie du système capitaliste. La politique révolutionnaire n'a pas atteint ses objectifs en promettant des miracles. Les grands progrès sociaux peuvent être réalisés, a-t-il insisté, «exclusivement par l'éducation des masses par l'agitation, en expliquant aux travailleurs ce qu'ils doivent défendre et ce qu'ils doivent renverser.» Cette approche de la politique révolutionnaire, profondément fondée sur des principes, constituait également la base de la conception de la morale de Trotsky. «Seules sont autorisées les méthodes qui ne sont pas contraires aux intérêts de la révolution», a-t-il écrit. L'adhésion à ce principe plaçait Trotsky, même s'il n'était considéré que d'un point de vue moral, en opposition absolue avec le stalinisme, dont les méthodes étaient totalement destructrices des besoins de la révolution sociale et, par conséquent, du progrès de l'humanité.[3]
La mort prématurée de Lénine en janvier 1924, alors qu'il n'avait que 53 ans, fut une tragédie politique. L'assassinat de Trotsky à l'âge de 60 ans a été une catastrophe. Son assassinat a privé la classe ouvrière du dernier représentant survivant du bolchévisme et du plus grand stratège de la révolution socialiste mondiale. Cependant, le travail théorique et politique que Trotsky a accompli au cours de la dernière année de sa vie – une année dominée par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale – a été décisif pour assurer la survie de la Quatrième Internationale, face à des difficultés qui auraient pu s'avérer insurmontables.
Trotsky a été assassiné alors qu’il était au sommet de ses pouvoirs intellectuels. Malgré le sentiment que sa santé déclinait, il n'y avait aucun signe de diminution de ses énergies politiques. Alors même qu'il produisait quotidiennement des analyses politiques et des essais polémiques, Trotsky travaillait dur sur une biographie de Staline qui, même en tant qu'œuvre inachevée, peut être décrite à juste titre comme un chef-d'œuvre littéraire.
Les écrits de Trotsky durant la dernière année de sa vie n'étaient pas seulement aussi brillants que ceux des périodes précédentes; la portée de son analyse des événements de 1939-1940 s'étendait, en termes de pertinence durable, loin dans le futur. Aucune autre figure de son époque ne présentait une connaissance comparable de l'état du monde et de sa destination.
Par exemple, Trotsky a été interviewé par un groupe de journalistes américains le 23 juillet 1939, à peine six semaines avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient impatients de connaître son évaluation de la situation mondiale. Au bénéfice des journalistes, Trotsky s'est exprimé en anglais. Il a commencé par rappeler qu'il avait promis à un professeur américain en visite qu'il améliorerait son anglais si le gouvernement américain lui accordait un visa pour entrer aux États-Unis. Malheureusement, a observé Trotsky, «il semble qu'ils ne s'intéressent pas à mon anglais.»
Si Trotsky n'était pas satisfait de sa maîtrise de l'anglais, la transcription de ses propos ne laisse aucun doute sur sa maîtrise de la complexité de la situation mondiale. «Le système capitaliste», a-t-il déclaré, «est dans une impasse.» Trotsky a poursuivi:
«De mon côté, je ne vois pas d'issue normale, légale et pacifique à cette impasse. L'issue ne peut être créée que par une formidable explosion historique. Les explosions historiques sont de deux sortes: les guerres et les révolutions. Je crois que nous aurons les deux. Les programmes des gouvernements actuels, les bons comme les mauvais – si nous supposons qu'il y a aussi de bons gouvernements –, les programmes des différents partis, les programmes pacifistes et les programmes réformistes semblent maintenant, du moins pour un homme qui les observe de côté, comme un jeu d'enfant, sur le flanc incliné d'un volcan avant une éruption. C'est l'image générale du monde d'aujourd'hui.[4]
Trotsky a ensuite évoqué l'exposition universelle de New York, dont le thème était le «monde de demain.»
«Vous avez créé une exposition universelle. Je ne peux la juger que de l'extérieur pour la même raison que mon anglais est si mauvais, mais d'après ce que j'ai appris sur l'Exposition dans les journaux, c'est une formidable création humaine du point de vue du «Monde de demain.» Je crois que cette caractérisation est un peu à sens unique. Ce n'est que d'un point de vue technique que votre exposition peut être appelée «Le monde de demain», parce que si vous voulez considérer le monde réel de demain, nous devrions voir une centaine d'avions militaires au-dessus de l'exposition, avec des bombes, quelques centaines de bombes, et le résultat de cette activité serait le monde de demain. Cette grandiose puissance créatrice humaine d'un côté, et ce terrible retard dans le domaine qui est le plus important pour nous, le domaine social – le génie technique, et, permettez-moi le mot, l'idiotie sociale – c'est le monde d'aujourd'hui.[5]
Pour décrire le «monde d'aujourd'hui» contemporain et prédire le «monde de demain» – c'est-à-dire le monde qui sortira des crises de la décennie actuelle – il ne serait guère nécessaire de changer un seul mot. Partout dans le monde, alors que les gouvernements – alliant une avidité sans limites à une stupidité sans limites – sont incapables de répondre avec compétence ou humanité, la question est posée comment cette crise sera-t-elle résolue? Notre réponse est la même que celle donnée par Trotsky: la solution viendra sous la forme d'une «formidable explosion historique.» Et, comme l'expliquait Trotsky en 1939, ces explosions sont de deux sortes: les guerres et les révolutions. Les deux sont à l'ordre du jour.
Les journalistes qui ont interrogé Trotsky en juillet 1939 étaient également désireux de savoir s'il avait des conseils à donner au gouvernement américain quant à la conduite de sa politique étrangère. Non sans une pointe d'humour, Trotsky répondit:
«Je dois dire que je ne me sens pas compétent pour donner des conseils au gouvernement de Washington pour la même raison politique pour laquelle le gouvernement de Washington ne juge pas nécessaire de me donner un visa. Nous sommes dans une position sociale différente de celle du gouvernement de Washington. Je pourrais donner des conseils à un gouvernement qui a les mêmes objectifs que le mien, pas à un gouvernement capitaliste, et le gouvernement des États-Unis, malgré le New Deal, est, à mon avis, un gouvernement impérialiste et capitaliste. Je ne peux que dire ce qu'un gouvernement révolutionnaire devrait faire: un véritable gouvernement ouvrier aux États-Unis.
«Je crois que la première chose à faire serait d'exproprier les soixante familles. Ce serait une très bonne mesure, non seulement d'un point de vue national, mais aussi du point de vue du règlement des affaires mondiales: ce serait un bon exemple pour les autres nations.» [6]
Trotsky a reconnu que cela ne se ferait pas dans un avenir immédiat. Les défaites de la classe ouvrière en Europe et l'imminence de la guerre retarderaient la révolution aux États-Unis. L'entrée des États-Unis dans la guerre à venir n'était qu'une question de temps. «Si le capitalisme américain survit, et il survivra pendant un certain temps, nous aurons aux États-Unis l'impérialisme et le militarisme les plus puissants du monde.»[7]
Trotsky a fait une autre prédiction dans l'entrevue de juillet. En fait, il s'agissait de la réaffirmation d'une analyse politique de la politique étrangère soviétique qu'il avait avancée au cours des cinq années précédentes. Faisant référence à la destitution de l'ancien diplomate soviétique, Maxim Litvinov, du poste de ministre des Affaires étrangères, et à son remplacement par le plus proche complice de Staline, Molotov, Trotsky a déclaré que ce changement était «une indication du Kremlin à Hitler que nous [Staline] sommes prêts à changer notre politique, à réaliser notre objectif, notre but, que nous vous avons présenté à vous et à Hitler il y a quelques années, parce que l'objectif de Staline dans la politique internationale est un règlement avec Hitler.»[8]
Même à cette date tardive, l'idée que l'Union soviétique s'allierait avec l'Allemagne nazie était considérée comme absurde par pratiquement tous les «experts». Mais comme cela a été si souvent le cas dans le passé, les événements ont confirmé l'analyse de Trotsky. Un mois exactement après l'entrevue de Trotsky, le 23 août 1939, le pacte de non-agression Staline-Hitler était signé à Moscou. Le dernier obstacle aux plans de guerre d'Hitler a été levé par Staline. Le 1er septembre 1939, le régime nazi a envahi la Pologne. Deux jours plus tard, la Grande-Bretagne et la France déclaraient la guerre à l'Allemagne. Vingt-cinq ans après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale avait commencé.
Ayant prédit à plusieurs reprises l’orientation du Kremlin vers Hitler, Trotsky n'a pas été le moins du monde surpris par la trahison de Staline. L'Union soviétique, avertissait-il, paierait un prix terrible pour la myopie et l'incompétence de Staline. La conviction du dictateur qu'il avait épargné à la bureaucratie soviétique les périls de la guerre avec l'Allemagne nazie se révélera être une autre erreur de calcul désastreuse.
* * * * *
Le déclenchement de la guerre a provoqué une crise politique au sein de la Quatrième Internationale qui est devenue le point central du travail de Trotsky durant la dernière année de sa vie. Cette concentration n'était pas déplacée: sa réponse à la faction minoritaire du Socialist Workers Party américain (SWP) dirigé par James Burnham, Max Shachtman et Martin Abern était d'une importance fondamentale, non seulement pour sa défense des fondements théoriques du marxisme et de l'avancée historique, malgré les crimes de la bureaucratie soviétique, représentée par la révolution d'Octobre. Les polémiques de Trotsky anticipaient nombre des questions les plus difficiles de stratégie, de programme et de perspective révolutionnaires qui allaient se poser pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
La signature du pacte Staline-Hitler, suivie de l'invasion soviétique de la Pologne à la mi-septembre 1939 et de la Finlande (la guerre d'hiver de 1939-40), a provoqué l'indignation de larges sections d'intellectuels et d'artistes radicaux petits-bourgeois aux États-Unis. De nombreux membres de ce vaste et influent milieu social avaient réussi à accepter, et même à soutenir, l'anéantissement des vieux bolcheviks par Staline pendant la Terreur et l'étranglement de la Révolution espagnole. Les crimes de 1936-39 se sont produits alors que le régime stalinien préconisait encore une alliance internationale entre l'Union soviétique et les «démocraties occidentales». L'application intérieure de cette orientation était la promotion par les partis staliniens d'une alliance, sur la base d'un programme capitaliste, entre les organisations ouvrières et les partis politiques capitalistes (le «Front populaire»). La signature par Staline du Pacte avec l'Allemagne a porté, de manière totalement cynique et opportuniste, un coup à cette forme particulière de collaboration de classe. L'humeur de la petite bourgeoisie démocratique s'est retournée contre l'Union soviétique. Dans la mesure où l'intelligentsia démocratique avait identifié sans critique et à tort le stalinisme au socialisme, le retournement contre l'Union soviétique prit un caractère ouvertement anticommuniste.
Ce changement politique s'est traduit par le développement d'une tendance oppositionnelle au sein du Socialist Workers Party et d'autres sections de la Quatrième Internationale. Les principaux dirigeants de cette tendance au sein du SWP étaient Max Shachtman – membre fondateur du mouvement trotskyste américain et, aux côtés de James P. Cannon, la figure la plus influente du SWP – et James Burnham, professeur de philosophie à l'université de New York. Ils ont insisté sur le fait qu'à la suite du pacte Staline-Hitler et de l'invasion de la Pologne par l'URSS, la définition de l'Union soviétique comme un État ouvrier dégénéré n'était plus acceptable. L'Union soviétique, affirmaient-ils, avait évolué vers une nouvelle forme de société d'exploitation, la bureaucratie fonctionnant comme un nouveau type de classe dirigeante imprévu dans la théorie marxiste. L'un des termes employés par la minorité pour décrire la société soviétique était «collectivisme bureaucratique». Un corollaire de cette nouvelle appréciation était le rejet de la défense de l'Union soviétique en cas de guerre avec un État impérialiste, même si l'adversaire était l'Allemagne nazie.
Pour Trotsky, la demande de Shachtman et de Burnham visant à ce que la Quatrième Internationale révoque sa définition de l'Union soviétique en tant qu'État ouvrier dégénéré n'était pas qu'une question de terminologie. Quelles étaient, a demandé Trotsky, les conséquences politiques pratiques de la demande que l'Union soviétique ne soit plus définie comme un État ouvrier?
«Convenons pour l'instant que la bureaucratie est une nouvelle «classe» et que le régime actuel en URSS est un système spécial d'exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions politiques découlent de ces définitions? La Quatrième Internationale a reconnu il y a longtemps la nécessité de renverser la bureaucratie par le biais d'un soulèvement révolutionnaire des travailleurs. Rien d'autre n'est proposé ou ne peut être proposé par ceux qui proclament que la bureaucratie est une classe exploiteuse.» [9]
Mais le changement de définition de l'Union soviétique demandé par la minorité du SWP a eu des implications qui vont bien au-delà d'une clarification de la terminologie. La définition établie de l'URSS comme un État ouvrier dégénéré était liée à la demande d'une révolution politique plutôt que sociale. Cette distinction était fondée sur la conviction que le renversement de la bureaucratie stalinienne n'impliquerait pas de changement dans les relations de propriété établies sur la base de la révolution d'Octobre. La classe ouvrière, ayant détruit le régime bureaucratique et rétabli la démocratie soviétique, préserverait le système économique basé sur la nationalisation de la propriété obtenue par le renversement de la bourgeoisie russe et l'expropriation de la propriété capitaliste. Cette conquête fondamentale de la révolution d'Octobre, fondement économique essentiel du développement économique et culturel ultérieur de l'Union soviétique, ne serait pas abandonnée.
La position de la minorité partait du principe qu'il ne restait rien de la révolution d'octobre qui valait la peine d'être sauvé. Par conséquent, il n'y avait aucune raison de maintenir la défense de l'Union soviétique dans le programme de la Quatrième Internationale.
Trotsky a soulevé une autre question cruciale. Si la bureaucratie représente une nouvelle classe, qui avait établi en URSS une nouvelle forme de société d'exploitation, quelles étaient les nouvelles formes de relations de propriété qui s'identifiaient uniquement à cette nouvelle classe? De quelle nouvelle étape de développement économique, au-delà du capitalisme et du socialisme, le «collectivisme bureaucratique» était-il une expression historiquement légitime et même nécessaire? La Quatrième Internationale soutenait que la bureaucratie avait usurpé le pouvoir politique, qu'elle utilisait pour acquérir des privilèges basés sur la nationalisation de la propriété réalisée par la révolution ouvrière de 1917. Le pouvoir dictatorial exercé par la bureaucratie sous la direction de Staline était le produit de la dégénérescence de l'État soviétique dans des conditions politiques spécifiques. Il s'agissait principalement du retard historique de l'économie capitaliste russe d'avant 1917, dont les bolcheviks ont hérité, et de l'isolement politique prolongé de l'Union soviétique, conséquence de la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie au lendemain de la conquête du pouvoir par les bolcheviks en Russie.
Si ces conditions devaient persister – c'est-à-dire si l'isolement de l'Union soviétique devait persister comme conséquence des défaites de la classe ouvrière et de la survie à long terme du capitalisme dans les grands centres de l'impérialisme – l'État ouvrier cesserait d'exister. Mais l'issue de ce processus, insistait Trotsky, prendrait la forme de la liquidation de la propriété nationalisée et du rétablissement des rapports de propriété capitalistes. Ce résultat impliquerait la transformation d'une puissante section de bureaucrates, exploitant leur pouvoir politique pour voler les biens de l'État, en une classe capitaliste reconstituée. Trotsky avait prévenu que cette issue était une possibilité réelle, qui ne pouvait être évitée que par la révolution politique – en conjonction avec la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés.
Cet examen minutieux de l'argument sur la définition terminologique appropriée de l'Union soviétique a permis à Trotsky d'identifier les profondes implications historiques et politiques des changements de programme soulevés par l'opposition du SWP:
«L'alternative historique, portée jusqu'au bout, est la suivante: soit le régime stalinien est une rechute odieuse dans le processus de transformation de la société bourgeoise en une société socialiste, soit le régime stalinien est la première étape d'une nouvelle société d'exploitation. Si le deuxième pronostic s'avère correct, alors, bien sûr, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploitante. Aussi onéreuse que soit la deuxième perspective, si le prolétariat mondial devait effectivement se révéler incapable de remplir la mission que lui assigne le cours du développement, il ne resterait plus qu'à reconnaître que la révolution socialiste, fondée sur les contradictions internes de la société capitaliste, s'est terminée comme une utopie. Il est évident qu'un nouveau programme «minimum» serait nécessaire pour la défense des intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire.
«Mais existe-t-il des données objectives aussi incontestables, voire impressionnantes, qui nous obligeraient aujourd'hui à renoncer à la perspective de la révolution socialiste? C'est là toute la question.»[10]
Ce qui était donc en jeu, c'était la légitimité historique de l'ensemble du projet socialiste. L'alliance de Staline avec Hitler, combinée au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, était-elle la preuve irréfutable que la classe ouvrière était incapable de remplir la tâche historique qui lui était assignée dans la théorie marxiste? Ainsi, toute la dispute avec Burnham et Shachtman – et, en fait, avec toutes les nombreuses couches d'intellectuels petits-bourgeois démoralisés pour qui ils parlaient – portait sur la question de savoir si la classe ouvrière était, comme l'avaient établi Marx et Engels dans leur développement et leur élaboration de la conception matérialiste de l'histoire, une classe révolutionnaire. La réponse donnée par Trotsky à cette question historique, qui domine la vie politique et intellectuelle depuis quatre-vingts ans, suffit, presque à elle seule, à établir sa stature de penseur politique le plus profond et le plus clairvoyant, égalé seulement par Lénine, du XXe siècle. Il convient donc de citer ce passage dans son intégralité:
«La crise de la société capitaliste qui a pris un caractère ouvert en juillet 1914, dès le premier jour de la guerre, a produit une crise aiguë dans la direction du prolétariat. Au cours des 25 années qui se sont écoulées depuis lors, le prolétariat des pays capitalistes avancés n'a pas encore créé une direction qui puisse s'élever au niveau des tâches de notre époque. L'expérience de la Russie témoigne cependant qu'une telle direction peut être créée. (Cela ne signifie pas, bien sûr, qu'elle sera à l'abri de la dégénérescence.) La question se pose donc comme suit: la nécessité historique objective se fraiera-t-elle à long terme un chemin dans la conscience de l'avant-garde de la classe ouvrière; c'est-à-dire que dans le processus de cette guerre et des chocs profonds qu'elle doit engendrer, se formera-t-on une véritable direction révolutionnaire capable de conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir?
«La Quatrième Internationale répond par l'affirmative à cette question, non seulement par le texte de son programme, mais aussi par le fait même de son existence. Tous les types de représentants désabusés et effrayés du pseudo-marxisme partent au contraire de l'hypothèse que la faillite de la direction ne fait que «refléter» l'incapacité du prolétariat à remplir sa mission révolutionnaire. Tous nos opposants n'expriment pas clairement cette pensée, mais tous – ultralibéraux, centristes, anarchistes, sans parler des staliniens et des sociaux-démocrates – font porter au prolétariat la responsabilité de leurs défaites. Aucun d'entre eux n'indique précisément dans quelles conditions le prolétariat sera capable d'accomplir la transformation socialiste de la société.
«Si nous admettons comme vrai que la cause des défaites est enracinée dans les qualités sociales du prolétariat lui-même, alors la position de la société moderne devra être reconnue comme désespérée. Dans les conditions d'un capitalisme en déclin, le prolétariat ne croît ni numériquement ni culturellement. Il n'y a donc aucune raison de s'attendre à ce qu'il atteigne un jour le niveau des tâches révolutionnaires. Le cas est tout autre pour celui qui a clarifié dans son esprit l'antagonisme profond entre le désir organique, profond et insurmontable des masses laborieuses de se libérer du chaos capitaliste sanglant et le caractère conservateur, patriotique et totalement bourgeois de la direction ouvrière qui a survécu. Nous devons choisir l'une de ces deux tendances inconciliables.»[11]
Ni Shachtman ni Burnham n'avaient tenté d’établir les conséquences ultimes de leurs perspectives. Ils n'étaient même pas capables de prédire leur propre trajectoire politique de droite et pro-impérialiste, et encore moins de prévoir le cours de l'histoire du monde. Leur pensée politique était guidée par le pragmatisme le plus vulgaire, qui consistait à improviser des réponses politiques sur la base d'impressions quotidiennes de «la réalité des événements vivants», sans tenter de replacer les événements auxquels ils réagissaient dans le contexte historique mondial essentiel. Trotsky a attiré l'attention sur leur éclectisme politique.
«Les dirigeants de l'opposition ont séparé la sociologie du matérialisme dialectique. Ils séparent la politique de la sociologie. Dans le domaine de la politique, ils ont séparé nos tâches en Pologne de notre expérience en Espagne – nos tâches en Finlande de notre position sur la Pologne. L'histoire se transforme en une série d'incidents exceptionnels; la politique se transforme en une série d'improvisations. Nous avons ici, au plein sens du terme, la désintégration du marxisme, la désintégration de la pensée théorique, la désintégration de la politique dans ses éléments constitutifs. L'empirisme et son frère nourricier, l'impressionnisme, dominent de haut en bas.»[12]
Au cours de cette polémique, Trotsky, d'une manière qui a certainement pris Burnhan et Shachtman par surprise, a introduit la question de la logique dialectique dans la discussion. Trotsky était bien sûr conscient du fait que Burnham considérait la dialectique comme dénuée de sens et qu'il méprisait Hegel, que le pompeux professeur décrivait stupidement comme «l'archimanipulateur centenaire de la pensée humaine.» Quant à Max Shachtman, il ne s'intéressait pas particulièrement aux questions philosophiques et se déclarait agnostique quant à la relation entre le matérialisme dialectique et la politique révolutionnaire. Dans cette situation, le «tournant philosophique» de Trotsky n'avait rien d'artificiel ni de capricieux.
Le développement d'une perspective scientifique, nécessaire à l'orientation politique de la classe ouvrière, exigeait un niveau d'analyse, d'une situation socio-économique et politique complexe, contradictoire et donc en rapide évolution, qui ne pouvait pas être acquise sur la base d'une logique formelle, diluée avec un impressionnisme pragmatique. L'absence de méthode scientifique, malgré toutes ses prétentions à l'expertise philosophique, s'exprimait de manière grossière dans la manière dont l'analyse de Burnham sur la société et les politiques soviétiques était dépourvue de contenu historique et basée en grande partie sur des descriptions impressionnistes de phénomènes visibles à la surface de la société. L'approche pragmatique de Burnham, fondée sur le bon sens, des processus socio-économiques et politiques complexes était théoriquement sans valeur. Il a comparé l'Union soviétique existante à ce qu'il pensait, en termes idéaux, qu'un véritable État ouvrier devrait être. Il n'a pas cherché à expliquer le processus historique et le conflit des forces sociales et politiques, à l'échelle nationale et internationale, qui sous-tendaient la dégénérescence.
Il a été réprimandé à juste titre par Trotsky:
«La pensée vulgaire fonctionne avec des concepts tels que le capitalisme, la morale, la liberté, l'État ouvrier, etc. comme des abstractions fixes, en supposant que le capitalisme est égal au capitalisme, la morale est égale à la morale, etc. La pensée dialectique analyse toutes les choses et tous les phénomènes dans leur changement continu, tout en déterminant dans les conditions matérielles de ces changements la limite critique au-delà de laquelle «A» cesse d'être «A», un État ouvrier cesse d'être un État ouvrier.
«Le défaut fondamental de la pensée vulgaire réside dans le fait qu'elle veut se contenter des empreintes immobiles d'une réalité qui consiste en un mouvement éternel. La pensée dialectique donne aux concepts, par le biais d'approximations, de corrections, de concrétisation, une richesse et une souplesse; je dirais même une succulence qui les rapproche dans une certaine mesure des phénomènes vivants. Non pas le capitalisme en général, mais un capitalisme donné à un stade de développement donné. Non pas un État ouvrier en général, mais un État ouvrier donné dans un pays arriéré dans un encerclement impérialiste, etc.
«La pensée dialectique est liée à la pensée vulgaire de la même manière qu'un film est lié à une photographie. Le film n'interdit pas la photographie, mais les combine selon les lois du mouvement. La dialectique ne nie pas le syllogisme mais nous apprend à combiner les syllogismes de manière à rapprocher notre compréhension de la réalité éternellement changeante. Dans sa Logique, Hegel a établi une série de lois: changement de la quantité en qualité, développement à travers les contradictions, conflit de contenu et de forme, interruption de la continuité, changement de la possibilité en inévitabilité, etc. qui sont tout aussi importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour des tâches plus élémentaires.»[14]
Trotsky appartenait à cette rare catégorie de véritables grands écrivains qui étaient capables d'exprimer les idées les plus profondes dans un langage accessible et qui tentaient de le faire. Mais il n'a pas atteint la clarté au détriment de la profondeur intellectuelle. La clarté est plutôt une manifestation de sa maîtrise des questions théoriques essentielles.
Il est également intéressant de noter que ce passage révèle une confluence frappante de la conception de la logique dialectique de Trotsky et de Lénine. Dans son Conspectus of Hegel's Science of Logic (qui comprend une partie des cahiers de philosophie de Lénine publiés dans le volume 38 des Œuvres complètes du leader bolchévique), Lénine, commentant Hegel, écrit:
«La logique est la science de la cognition. C'est la théorie de la connaissance. La connaissance est le reflet de la nature par l'homme. Mais ce n'est pas une simple réflexion, ni immédiate ni complète, mais le processus d'une série d'abstractions, la formation et le développement de concepts, de lois, etc. et ces concepts, lois, etc. (pensée, science = «l'Idée logique») englobent de manière conditionnelle, approximativement, le caractère universel régi par des lois de la nature en mouvement et en développement éternels. Ici, il y a en fait, objectivement, trois membres: 1) la nature; 2) la cognition humaine = le cerveau humain (en tant que produit le plus élevé de cette même nature), et 3) la forme de réflexion de la nature dans la cognition humaine, et cette forme consiste précisément en concepts, lois, catégories, etc. L'homme ne peut pas comprendre = refléter = refléter la nature dans son ensemble, dans sa complétude, sa «totalité immédiate», il ne peut que s'en rapprocher éternellement, en créant des abstractions, des concepts, des lois, une image scientifique du monde, etc.»[15]
En avril 1940, la minorité a rompu avec le SWP et créé son «Parti des travailleurs». Burnham est resté dans ses rangs pendant un peu plus d'un mois. Le 21 mai, il a envoyé une lettre de démission à l'organisation qu'il a cofondée avec Shachtman, dans laquelle il annonçait sa répudiation totale et absolue du socialisme. Tirant les conclusions finales de son rejet du matérialisme dialectique, Burnham a écrit: «De toutes les croyances importantes qui ont été associées au mouvement marxiste, que ce soit dans ses variantes réformistes, léninistes, staliniennes ou trotskistes, il n'y en a pratiquement aucune que j'accepte dans sa forme traditionnelle.»[16] En apprenant la désertion du théoricien de l'opposition, Trotsky a écrit à son avocat (et membre du SWP) Albert Goldman, «Burnham ne reconnaît pas la dialectique, mais la dialectique ne lui permet pas d'échapper à son filet. Il est pris comme une mouche dans une toile.»[17]
Après avoir abandonné le Parti des travailleurs, Burnham s'est rapidement tourné vers l'extrême droite de la politique bourgeoise, est devenu un partisan de la guerre nucléaire préventive contre l'Union soviétique et a reçu, peu de temps avant sa mort en 1987, la médaille de la liberté du président Ronald Reagan. L'évolution de Shachtman a été plus longue. Son «troisième camp» était défini par le slogan «Ni Washington ni Moscou». Finalement, Shachtman abandonna son interdiction de soutenir Washington et devint un défenseur de la guerre froide menée par les États-Unis, ce qui impliqua finalement un soutien total à l'invasion de la Baie des Cochons en 1961 et, plus tard dans la décennie, au bombardement du Nord-Vietnam.
À suivre
[1] “Trotsky’s place in History,” dans C. L. R. James and Revolutionary Marxism: Selected Writings of C.L.R. James 1939-49, ed. Scott McLemee and Paul Le Blanc (Chicago, 2018), p. 93
[2] The Case of Leon Trotsky (New York, 1968), p. 291
[3] Leon Trotsky “The USSR in War,” dans Defence of Marxism (London, 1971), p. 21
[4] “On the Eve of World War II, Writings of Leon Trotsky 1939-40 (New York, 1973), p. 17
[5] Ibid, pp.17-18
[6] Ibid, p. 25
[7] Ibid, p. 26
[8] Ibid, pp. 19-20
[9] In Defence of Marxism, p. 4
[10] Ibid, p. 11
[11] Ibid, pp. 14-15
[12] Ibid, pp. 114-15
[13] Ibid, p. 236
[14] Ibid, pp. 65-66
[15] Lenin Collected Works, Volume 38 (Moscou: 1961), p. 182
[16] In Defence of Marxism, p. 257
[17] Ibid, p. 224
(Article paru en anglais le 20 août 2020)