Pour ce qui est du marxisme et de la lutte pour le socialisme, Michael Banda, le secrétaire général du Workers Revolutionary Party, n’est plus au nombre des vivants. En publiant Vingt-sept raisons d’enterrer le Comité International sur-le-champ et de construire la Quatrième internationale, Banda signifiait sa rupture politique irrévocable d’avec le trotskysme et coupait tous les liens avec le mouvement révolutionnaire sous le drapeau duquel il a combattu durant toute sa vie adulte.
Bien qu’il ait donné de nombreuses années au mouvement trotskyste, le destin a voulu qu’on retiendra avant tout de Banda la façon dont il l’a trahi et l’a quitté, comme le renégat qui a attaché un brûlot au flanc de la Quatrième Internationale. Après trente-huit ans passés dans le mouvement trotskyste, voilà ce dont Banda l’accuse :
« Contrairement aux attentes de Trotsky, nous avons connu une suite ininterrompue de crises, de scissions, de trahisons de stagnation et de confusion – un processus caractérisé par un manque total de stratégie et de perspective, une incapacité manifeste de saisir théoriquement et pratiquement la nature de l’époque et de concrétiser et d’enrichir le trotskysme en tant que marxisme contemporain.
« On a vu … un tâtonnement idéaliste subjectif et empirique par de prétendus groupes de soi-disant trotskystes pour chercher à court-circuiter le processus historique, pour trouver un substitut à la classe ouvrière à la Pablo, pour courir après le spectre fugace du ‘marxiste naturel’ à la Cannon ou encore remplacer la théorie du matérialisme dialectique par la méthode et la théorie de la connaissance réactionnaire idéaliste subjective de Healy.
« Cela s’accompagnait du fait qu’une clique bureaucratique s’autoperpétuant se substituait au parti démocratique et centralisé, remplaçant la Quatrième Internationale telle que Trotsky l’avait conçue par une coterie de dilettantes, de charlatans et de fantaisistes petits-bourgeois montant une mascarade de ‘parti mondial’. Conséquence logique et pratique de cette conception même du Comité International en 1953, le fait qu’aucune des sections du Comité International - et cela inclut la Workers League des États-Unis – n’ait à aucun moment au cours des trente-deux dernières années été capable d’élaborer une perspective viable pour la classe ouvrière n’est certainement pas dû au hasard. Pourquoi ?
« Poser la question, c’est y répondre. Il nous faut déclarer formellement, non, catégoriquement que si la Quatrième Internationale a bien été proclamée, elle ne fut jamais construite. Même du temps de Trotsky, il n’existait pas de cadres capables de poursuivre son œuvre monumentale. »
La diatribe de Banda contre le Comité International s’appuie sur une contradiction patente, qu’il n’explique ni ne résout. Si tout ce qu’a produit « l’œuvre monumentale » de Trotsky est une pauvre bande d’imposteurs et de gens peu recommandables, il faut remettre en question la réelle valeur historique de son œuvre.
Un compositeur qui écrit des symphonies qu’aucun orchestre ne peut jouer ou un homme de science dont les théories n’ont d’intérêt que pour les charlatans ne méritent pas d’occuper une place importante dans l’histoire de la culture humaine. Si la ligne politique pour laquelle Trotsky a lutté n’a produit que des désastres et n’a attiré que des escrocs, des traîtres, des imbéciles et des lâches, il faudra bien reconnaître qu’il y avait quelque chose de foncièrement incorrect dans les conceptions qui ont mené à fonder la Quatrième Internationale.
L’attaque de Banda ne se limite donc pas au seul Comité International. Elle remet en question la légitimité politique de la Quatrième Internationale et la tendance spécifique connue sous le nom de trotskysme. Pas moins de seize des vingt-sept « raisons » avancées pour expliquer pourquoi il faut détruire le Comité International se rapportent à des événements qui se sont produits avant sa fondation en 1953.
S’il fallait accepter les arguments de Banda, il faudrait aussi reconnaître qu’il faut entièrement remettre en question la place que notre mouvement international a traditionnellement accordée à Trotsky dans l’histoire du marxisme. Mais sa tentative de discréditer le CIQI se trouve sapée dans son fondement par le fait que ses arguments conduisent nécessairement à rejeter le trotskysme. C’est précisément parce qu’il ne peut attaquer le Comité International sans renoncer à l’histoire de la Quatrième Internationale tout entière que Banda admet de façon implicite que le CIQI représente la continuité du trotskysme.
Banda croit, peut-être, que ses thèses ineptes représentent une contribution nouvelle au marxisme, mais en réalité il n’ajoute rien à ce qui a déjà été écrit par d’innombrables ennemis du trotskysme et plus récemment par Jack Barnes, le louche dirigeant du Socialist Workers Party, un parti noyauté par la police sur une grande échelle. Barnes a répudié le trotskysme, déclarant que la théorie de la révolution permanente « ne contribue aujourd’hui en rien à nous armer ou à armer d’autres révolutionnaires … Elle a été un obstacle à la reconstitution de notre continuité politique avec Marx, Engels, Lénine et les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste. Elle a été un obstacle à une lecture objective des maîtres du marxisme dans notre mouvement, en particulier des œuvres de Lénine ». [1]
Pour leur part, Banda et ses collègues renégats du WRP considèrent le Comité International comme un obstacle à la « reconstitution » de leur « continuité » avec…quoi au juste ? Pour l’instant, ils ne tiennent pas à nous en faire part. Si Barnes a déclaré ouvertement que la Quatrième Internationale devait céder la place à une « nouvelle Internationale léniniste de masse », c’est-à-dire à un amalgame de nationalistes petits-bourgeois, de néostaliniens, de populistes paysans et d’organisations révisionnistes, tous tenants de la collaboration des classes, Banda lui, n’a pas encore identifié à quelle espèce appartient l’animal politique qu’il est en train de créer. Pour l’instant, il a consacré ses efforts à dresser une liste de vingt-sept raisons pour lesquelles il faut détruire le Comité International, la seule tendance trotskyste qui se fonde historiquement sur la lutte pour défendre la perspective de la révolution permanente contre le stalinisme et le révisionnisme pabliste. Et en dépit du titre de son article, il ne donne pas une seule raison de construire la Quatrième Internationale.
Seuls ceux qui désirent s’illusionner ou qui s’apprêtent sciemment à déserter la Quatrième Internationale prétendront que le document de Banda est un apport « légitime » à une discussion de l’histoire du mouvement trotskyste. Des marxistes qui défendent les principes révolutionnaires ne trouveront rien de « légitime » à ce document. Ceux qui veulent rejoindre les pablistes et s’adapter ouvertement au stalinisme et au maoïsme sont libres de le faire. Mais le CIQI n’est pas intéressé à discuter avec des renégats petits-bourgeois, sceptiques et politiquement malades qui ont utilisé l’opuscule de Banda pour justifier leur propre rupture d’avec le marxisme. Le CIQI est un parti révolutionnaire qui entend organiser la classe ouvrière et les masses opprimées pour renverser le système capitaliste, établir la dictature du prolétariat et construire une société socialiste. Pourquoi considérer comme « légitimes » les mensonges d’un renégat qui falsifie délibérément l’histoire de notre mouvement et appelle publiquement à sa destruction ?
Certains tentent de justifier leur désertion en alléguant que la trahison du WRP sous la direction de Healy demande que « tout » soit remis en question. Cette réaction est caractéristique des éléments de la classe moyenne qui manquent de racines fermes dans le mouvement ouvrier. La recherche de la vérité objective ne passe jamais par un rejet stérile de l’héritage constitué par les conquêtes passées. Personne n’irait sérieusement suggérer que la mort d’un malade à la suite d’une négligence du médecin, constitue un argument valable contre la science médicale. En politique révolutionnaire, il ne manque malheureusement pas de sceptiques qui s’empressent de voir l’échec du trotskysme dans chaque crise de la Quatrième Internationale. Les arguments de révolutionnaires ayant complètement perdu leur bon sens politique lors d’une crise de leur organisation devraient-ils nous impressionner ? De telles gens n’ont rien à enseigner à la classe ouvrière, les « remises en question » complètes des sceptiques se terminant en général par leur propre désertion du mouvement révolutionnaire.
Banda et Slaughter qui, avec Healy, sont les principaux responsables de la dégénérescence du WRP, ont lancé, à la suite de la scission de ce parti, une campagne frénétique dont l’objectif était de rompre avec tous les principes et toutes les traditions du Comité International de la Quatrième Internationale. Ils tirent de leur dénigrement de la Quatrième Internationale une satisfaction presque perverse et crient à la ronde comme des pécheurs repentis dans une réunion de l’Armée du Salut qu’ils ont gâché leur vie. Ils nomment « discussion publique » cette orgie d’autoflagellation impudique et complaisante. L’ironie politique de ce spectacle dégoûtant est qu’on l’organise au nom de la lutte contre le « healyisme ».
Quelle fraude monumentale ! Ce n’est pas la dégénérescence personnelle de Healy qui est à l’origine de la répudiation générale des principes révolutionnaires consumant actuellement les rangs de la fraction du WRP dirigée par Banda et Slaughter. Ces derniers ne sont pas seulement des adultes de plus de cinquante ans, ils sont aussi et surtout, souvenons-nous en, des politiciens d’expérience qui ont dirigé le Comité International de la Quatrième Internationale pendant des décennies. Leur point de vue politique et leur conception historique n’ont pas changé simplement parce qu’ils ont « soudain » découvert (si on veut bien les croire sur parole) l’inconduite sexuelle de Healy.
Un changement radical d’orientation politique chez des hommes comme Banda et Slaughter est le produit d’une interaction entre une transformation radicale des conditions de la lutte des classes et des contradictions non résolues dans leur propre développement politique et celui de la direction dont ils faisaient partie. Dans le WRP, où une lutte sur la base de principes parmi les dirigeants et les membres fut remplacée par des rapports de clique dans les comités dirigeants et où eurent lieu des compromis théoriques et politiques au nom de la préservation de l’unité et du prestige de la direction, l’aptitude à formuler une réponse révolutionnaire aux intérêts historiques du prolétariat fut systématiquement sapée. La direction du parti devint le porte-parole de forces de classe hostiles à la classe ouvrière.
D’un point de vue historique, l’abus d’autorité personnelle de Healy qui a déclenché la crise à l’intérieur du parti est d’une importance tout à fait secondaire. Bien qu’elle fut le détonateur de l’éruption au sein du WRP, sa dégénérescence personnelle et son adoption des formes d’opportunisme les plus répugnantes faisaient partie de la crise générale de la direction et de sa capitulation devant la pression de forces de classe hostiles. Les Vingt-sept raisons de Banda et les attaques de plus en plus hystériques des renégats contre le CI sont le produit organique de l’anti-trotskysme et du chauvinisme qui s’étaient développés au sein du WRP au cours des dix dernières années.
La fraction Banda-Slaughter ne représente que l’aile la plus à droite de tous les éléments anti-trotskystes que Healy a nourri politiquement au sein du WRP et qu’il a utilisés contre le Comité International durant les dix dernières années. A l’exception d’une section importante de travailleurs et de jeunes dont l’opposition aux abus de Healy était animée par des convictions trotskystes sincères – les forces mêmes contre lesquelles Slaughter et Banda conspirèrent pendant l’été 1985 et qui après la scission d’octobre allaient défendre l’internationalisme prolétarien avec fermeté – il n’existait aucune divergence de principe entre la fraction Healy et la fraction Banda-Slaughter. Avant la scission du 26 octobre 1985, aucune des fractions n’avait produit la moindre analyse sur les causes profondes de la crise du parti. Exactement une semaine après la scission entre Healy et la fraction Banda-Slaughter, Banda écrivait qu’elle n’impliquait aucune divergence sur le programme ou la tactique. La scission, déclarait-il, portait sur la nature des rapports entre les sexes au sein du WRP ! Et à peine deux mois plus tard, Banda produisait ses Vingt-sept raisons, un désaveu complet du programme développé historiquement par le Comité International.
Ces idées n’ont pas surgi comme par enchantement dans la tête de Banda au cours des quelques semaines qui ont suivi la scission. Elles expriment les positions liquidatrices et droitières qui étaient depuis longtemps en gestation dans la direction du WRP. Il l’admet lui-même : « Mon seul regret est de ne pas avoir écrit cela dix ans plus tôt. » Cette déclaration confirme le fait que pendant la décennie passée, alors que le parti s’éloignait de plus en plus de ses fondements trotskystes et dérivait vers l’opportunisme, la direction du WRP allait inexorablement vers une scission d’avec le Comité International. Durant toute cette période Banda, Healy et Slaughter formèrent une clique sans principes au sein du Comité International, subordonnant systématiquement la lutte pour la construction du parti mondial aux besoins pratiques immédiats du WRP en Grande-Bretagne. Ils mentirent effrontément à leurs « camarades » internationaux, leur présentèrent des rapports politiques falsifiés, réprimèrent les critiques politiques et pillèrent les ressources des sections du Comité International. Personne ne fit autant d’efforts pour établir le prestige personnel de Healy dans le mouvement international, c’est-à-dire pour couvrir sa dégénérescence opportuniste, que Banda et Slaughter.
Le liquidationnisme n’est pas un phénomène individuel mais social : il est le produit de la forte pression de l’impérialisme sur le mouvement ouvrier. Banda, dans ses Vingt-sept raisons, ne parle pas seulement en son nom propre, mais au nom de tout un groupe d’éléments radicaux et d’intellectuels petits-bourgeois du WRP qui ont abandonné le trotskysme, la classe ouvrière et la révolution sociale. Le document de Banda n’est que la forme achevée de positions révisionnistes qui se sont constamment renforcées au sein du WRP pendant les dix années qui ont précédé la scission. Toute étude sérieuse de la ligne politique du WRP des dix dernières années prouverait que la crise de ce parti est liée à un abandon systématique des principes et du programme défendu par les trotskystes britanniques entre 1961 et 1966, alors qu’ils étaient en tête de la lutte contre le révisionnisme pabliste.
La lutte contre la réunification sans principes du SWP avec le Secrétariat International de Pablo et Mandel demeure l’impérissable contribution de la SLL à la construction de la Quatrième Internationale. Les documents produits par sa direction portèrent des coups extrêmement durs à l’opportunisme des révisionnistes et mirent à nu la signification politique de leur capitulation au nationalisme petit-bourgeois. La défense de la perspective historique du trotskysme par la SLL jeta les bases pour l’éducation d’une nouvelle génération de révolutionnaires prolétariens dans le monde entier. À la suite de cette lutte historique, la SLL réalisa des gains politiques considérables. Luttant pour le marxisme sur une vague montante de la lutte des classes prolétariennes en Grande-Bretagne et en Europe, elle-même renforcée par la radicalisation de larges couches de la classe moyenne inspirées par la lutte révolutionnaire contre l’intervention américaine au Vietnam, les trotskystes britanniques conquirent la direction des Labour Party Young Socialists [la jeunesse socialiste du Parti travailliste], construisirent eux-mêmes un puissant mouvement de jeunes et, en 1969, publièrent un journal quotidien.
Mais la façon dont a réagi la SLL à ces gains importants comporte certains aspects négatifs. À mesure que la SLL se développait en Grande-Bretagne, elle a eu de plus en plus tendance à considérer la construction de la Quatrième Internationale comme une simple extension de son activité à l’échelle nationale. Peu à peu, l’idée fit son chemin dans la SLL que le développement du Comité International de la Quatrième Internationale était avant tout le résultat des succès organisationnels de la section britannique. En France, une orientation nationaliste semblable se développa dans la période où l’OCI (Organisation communiste internationaliste) – dont les dirigeants avaient collaboré avec la SLL pour fonder le CIQI et pour lutter contre la réunification de 1963 – récoltait les fruits de la révolte de mai-juin 1968. Les tendances centristes de l’OCI, que la SLL avait critiquées dès 1967, devinrent de plus en plus marquées, la direction de l’organisation française s’adaptant aux conceptions opportunistes des centaines de jeunes étudiants petits-bourgeois qui adhéraient à l’organisation.
En 1971, la SLL reprit sa lutte politique contre l’OCI, mais elle l’interrompit précipitamment par une scission qui fut à peine discutée dans les rangs du Comité International. Bien que la critique de la ligne centriste de l’OCI fût incontestablement correcte, certains signes indiquaient que tout n’était pas parfait non plus dans la direction de la SLL. Depuis 1967, Banda avait pris des positions sur les luttes anti-impérialistes dans les pays arriérés et sur la révolution culturelle en Chine qui, du point de vue de la méthode du moins, étaient assez proches des positions pablistes. Healy s’obstinait toutefois à éviter un conflit ouvert avec Banda sur ces questions politiques cruciales. Il est impossible de ne pas tirer cette conclusion que la hâte de Healy à faire scission avec l’OCI fut, en partie du moins, motivée par la crainte qu’une lutte prolongée contre le centrisme aurait eu des répercussions dangereuses pour la Socialist Labour League, au moment précis où l’essor de la lutte des classes en Grande-Bretagne offrait des « possibilités » exceptionnelles dans la construction du parti. Healy choisit d’ignorer les précédents historiques qui avaient démontré fois après fois que dans une période de radicalisation de la classe ouvrière la lutte contre toutes les formes d’opportunisme et de centrisme à l’intérieur du parti est une question de vie ou de mort.
La SLL réalisa bien des gains organisationnels importants dans le mouvement anti-tory de la classe ouvrière causé par les lois antisyndicales du gouvernement Heath, mais elle les paya cher. Les questions qui avaient conduit à la scission d’avec l’OCI n’ayant pas été clarifiées théoriquement, les assises politiques du parti s’en trouvèrent affaiblies. Les centaines de membres qui affluèrent dans la SLL, beaucoup venant de la classe moyenne, ne reçurent qu’une éducation rudimentaire sur les principes et l’histoire du Comité International. La ligne politique de la SLL tendait de plus en plus durant cette période à s’adapter aux conceptions syndicalistes des ouvriers militants. Cela se manifesta clairement dans la décision de la SLL de publier, pour la fondation du WRP, un programme qui ne se fondait pas sur le trotskysme et sa perspective internationale mais uniquement sur la mentalité syndicale telle qu’elle était apparue spontanément dans le mouvement anti-tory en Grande-Bretagne.
Lorsque le WRP fut fondé en novembre 1973, ses dirigeants prévoyaient une marche rapide vers la révolution socialiste en Grande-Bretagne. Non sans raison : l’effondrement du système de Bretton Woods en août 1971 avait produit une inflation mondiale et une énorme intensification de la lutte des classes. Les dictatures en Grèce et au Portugal s’étaient effondrées. L’administration Nixon était empêtrée dans les scandales politiques et avait dû démissionner. En Grande-Bretagne, l’offensive anti-tory de masse de la classe ouvrière avait atteint son point culminant dans la grève des mineurs des premiers mois de 1974, qui avait forcé le gouvernement Heath à démissionner et ramené le parti travailliste au pouvoir.
Après la victoire électorale du Parti travailliste en 1974, le WRP se vit confronté à de nouveaux problèmes politiques à cause de ce qui restait d’illusions dans le réformisme au sein de la classe ouvrière. Les trahisons des sociaux-démocrates entraînèrent une désorientation dans le mouvement ouvrier, et dans le WRP au moins autant qu’ailleurs. Healy payait le prix pour ne pas avoir su développer la lutte politique contre l’OCI. Chez un grand nombre de membres des cadres syndicaux du WRP, qui avaient été recrutés sur une base à peine plus développée qu’une simple opposition au gouvernement Heath, le retour de Wilson provoqua une nouvelle flambée d’illusions réformistes. L’aptitude du WRP à s’opposer à cette tendance fut sérieusement affaiblie par le fait que celui qui dirigeait le travail du parti dans les syndicats, Alan Thornett, avait été gagné aux positions des partisans britanniques de l’OCI. Sans révéler ses véritables liens organisationnels et à l’aide de documents qui avaient été rédigés par les adhérents de l’OCI, Thornett s’opposa aux attaques lancées par le WRP contre le nouveau gouvernement travailliste. Dans cette difficile situation qui ne pouvait être résolue qu’à force de patience et de fermeté politique, la direction de Healy, Banda et Slaughter eut recours à des mesures organisationnelles désespérées qui aboutirent à l’expulsion de Thornett et de ses partisans, une fois encore sans discussion politique sérieuse dans les rangs du WRP, sans même parler du Comité International.
Le résultat le plus nuisible de cette scission fut qu’une autre tendance, bien plus dangereuse celle-là, se trouva renforcée dans le WRP. Cette tendance était constituée par des éléments de la classe moyenne qui, voyant la victoire électorale de Wilson et la baisse générale du niveau des luttes ouvrières, avaient vite perdu patience avec la classe ouvrière et rejetaient la nécessité de mener une lutte patiente et opiniâtre dans ses organisations de masse.
En s’adaptant à ces éléments venus de la classe moyenne qui au milieu des années soixante-dix dominaient en vertu de leur nombre la direction du parti, le WRP commença à s’éloigner nettement de la classe ouvrière. En 1975, cela prit la forme d’une ligne politique d’ultra-gauche qui appelait au renversement immédiat du gouvernement travailliste de Wilson et signifiait dans les faits que le parti refusait de mener la moindre lutte réelle contre la droite du parti travailliste et ses défenseurs centristes. Cette ligne politique incorrecte isola le parti de la classe ouvrière et conduisit, comme cela se produit en général dans ces cas-là, à une pratique opportuniste qui vint compléter la politique d’ultra-gauche. On transforma le quotidien du parti, le Workers Press, en un journal de type centriste et « populaire », le News Line.
Dans le même temps, la réaction impressionniste de la direction à la défaite de l’impérialisme américain au Vietnam encourageait les spéculations sur le potentiel révolutionnaire du stalinisme et des mouvements nationalistes des pays moins développés. La recherche d’alliances avec des nationalistes bourgeois au Moyen-Orient prit un caractère de plus en plus dénué de principes et finit par dégénérer en rapports opportunistes et mercenaires. Bien que les ressources acquises par l’intermédiaire de ces rapports permettaient de résoudre temporairement les problèmes organisationnels les plus pressants, la théorie de la révolution permanente devenait lettre morte et les conceptions historiquement établies de l’indépendance politique de la classe ouvrière et de son rôle révolutionnaire étaient systématiquement vidées de leur sens. En conséquence, l’essence de la stratégie mondiale du mouvement trotskyste – la construction de sections de la Quatrième Internationale pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire – fut abandonnée en faveur de cette perspective nationaliste, depuis longtemps en gestation, qui considérait la construction du Comité International comme un simple sous-produit de la croissance organisationnelle du WRP et de ses succès en Grande-Bretagne.
À la fin des années 1970, il était déjà devenu impossible de réconcilier le caractère centriste et droitiste du WRP avec ses discours en faveur du trotskysme. L’éducation des cadres se limitait presque exclusivement à une vulgarisation idéaliste subjective du matérialisme dialectique dont Healy s’était fait le champion. Ce qu’il appelait « la pratique de la connaissance » était en fait une justification systématique de ses propres intuitions pragmatiques qui, prétendait-il, si elles étaient correctement appliquées pouvaient permettre aux membres du parti de parvenir « au plus vite » à des pratiques utiles sans avoir jamais fait aucune analyse scientifique spécifique du développement de la lutte des classes et de ses lois. Dans un document destiné au parti, Healy promettait d’entraîner les membres du parti à « ce qu’on peut décrire le mieux comme l’utilisation inconsciente de la méthode dialectique », une extraordinaire distorsion du marxisme que Trotsky avait déjà tournée en ridicule quarante ans auparavant dans sa fameuse réfutation de la défense de James Burhnam par Max Shachtman.
Le fait que Healy fût capable de propager de telles inepties théoriques sans opposition de la part de la direction du WRP n’était pas un hasard. Au nom d’une lutte contre le « propagandisme », l’étude des écrits de Trotsky était ridiculisée. Le travail théorique spécifiquement destiné à la lutte contre le révisionnisme fut rien de moins qu’abandonné. Les divergences politiques au sein du WRP étaient soit étouffées, soit camouflées, alors que Healy manœuvrait au sein d’une direction principalement composée d’éléments de la classe moyenne sans expérience de la lutte des classes.
Dans ces conditions, la victoire de M. Thatcher en 1979 et la venue au pouvoir du gouvernement conservateur le plus à droite depuis la fin de la deuxième guerre mondiale trouva le WRP sans préparation théorique et politique. Alors qu’il continuait de façon formelle avec sa ligne d’ultra-gauche - refusant de poser des demandes au Parti travailliste et insistant sur le fait que Thatcher ne pouvait être remplacée que par un gouvernement révolutionnaire ouvrier sous la direction du WRP - ses interventions dans le mouvement ouvrier avaient un caractère tout à fait opportuniste. Dans presque chaque grève importante, le WRP défendit les dirigeants syndicaux de droite, comme entre autres Bill Sirs du syndicat des métallurgistes. Quand les faiseurs de discours de gauche du Parti travailliste prirent le contrôle de la municipalité du Grand Londres (Greater London Council, GLC), le WRP se fit l’avocat de ces gens, allant jusqu’à s’opposer aux grèves des travailleurs des transports en arguant que le budget du GLC ne permettait pas des hausses de salaire. Une à une, les conquêtes théoriques de la Quatrième Internationale et les conceptions les plus élémentaires de la tactique marxiste étaient abandonnées. En réponse à l’invasion des îles Malouines par la Grande-Bretagne, le WRP adopta d’abord une ligne pacifiste. Plus tard, une lutte de fractions ayant éclaté au sein du Parti communiste au sujet du contrôle de leur journal, le WRP mena une campagne enthousiaste en faveur de la fraction eurostalinienne du PCGB (Parti communiste de Grande-Bretagne), avançant l’argument incroyable qu’il fallait défendre le contrôle exercé par cette aile du PC sur le Morning Star, le torchon quotidien des staliniens britanniques, comme étant un produit de la révolution d’octobre.
Entre 1982 et 1984, la Workers League tenta d’engager une discussion avec le WRP tant sur sa ligne politique que sur sa méthode théorique. Elle produisit une analyse approfondie de la déformation du matérialisme dialectique par Healy et du retour du WRP à des positions historiquement attribuées au pablisme. La réaction du WRP à cette critique fut de menacer la Workers League d’une scission. Du point de vue du marxisme, une telle réaction ne pouvait seulement signifier que la dégénérescence du WRP avait atteint un stade très avancé, ce qui fut bientôt confirmé par les développements dans la lutte des classes. À la fin de 1983, le WRP soutint sans la moindre critique la politique indécise de la direction du syndicat des pressiers et excusa leur trahison en disant qu’on ne pouvait rien attendre de plus de la part d’un syndicat dont les dirigeants « avaient des opinions politiques modérées », oubliant tout ce que Trotsky avait écrit sur la grève générale de 1926 en Grande-Bretagne et sa critique cinglante de Purcell et Cook et du Comité anglo-russe.
Chaque faute non corrigée en entraînait une autre plus sérieuse. De toutes les luttes de la classe ouvrière dans l’histoire de la Grande-Bretagne d’après-guerre, la grève des mineurs fut la plus cruciale. Une fois de plus, le WRP oublia tout ce qu’il avait écrit sur le refus de l’OCI pendant la grève générale de mai-juin 1968 d’adresser des revendications politiques aux principaux partis de la classe ouvrière française, le Parti communiste et le Parti socialiste (sans même parler des nombreux écrits de Lénine et Trotsky consacrés à cette question) et ne posa aucune demande au Parti travailliste. Cet abstentionnisme politique qui s’appuyait sur le même radicalisme de gauche que celui que Healy et Banda avaient sciemment combattu pendant toutes les années 1960 et jusqu’au début des années 1970, s’accompagna d’une adaptation à Scargill et à la direction du syndicat des mineurs, le NUM (National Union of Mineworkers). Scargill n’a pas une seule fois appelé pour une grève générale du TUC (Trade Union Congress) ou demandé au Parti travailliste qu’il exige de nouvelles élections pour faire tomber les conservateurs. Il évita soigneusement tout conflit politique avec les TUC et la bureaucratie du Parti travailliste. Le WRP s’adapta à sa ligne syndicaliste et centriste.
Dès le premier mois de grève, Healy expliquait que Thatcher avait été transformée en dictateur bonapartiste, ce qui était en partie une justification de son refus de mener la lutte pour démasquer le Parti travailliste, mais plus encore une expression de la profonde désorientation du WRP. Affirmant que la grève des mineurs se terminerait soit par une révolution socialiste soit par une dictature fasciste, le WRP excluait la possibilité d’un autre gouvernement travailliste et rejetait catégoriquement l’idée que le Parti travailliste dût être forcé à mener une lutte pour renverser le gouvernement Thatcher afin de défendre les mineurs. Lors d’un meeting public en novembre 1984, Healy déclarait : « Si les mineurs sont battus, nous serons illégaux dans la Grande-Bretagne de Thatcher. Elle a non seulement l’intention d’accélérer la destruction des syndicats, elle va mettre dans l’illégalité les éléments les plus révolutionnaires en lutte contre elle. »
Ayant prédit qu’un retour au travail sans victoire de la part des mineurs signifiait une défaite de la classe ouvrière, la consolidation d’une dictature et la mise hors-la-loi probable du WRP, la fin de la grève secoua le Parti jusque dans ses fondements. La perspective ultra-simplificatrice de la « révolution immédiate », une caricature puérile du marxisme, s’effondra, et ceci souleva dans tout le parti une vague, jusque-là contenue, de scepticisme petit-bourgeois. La défaite des mineurs donna à la classe moyenne du WRP la conviction que ce n’était pas seulement la perspective de Healy qui était fausse, mais encore tout l’héritage historique du trotskysme.
Dans le contexte politique du mois de juillet 1985, une lettre envoyée par celle qui fut la secrétaire personnelle de Healy pendant plus de vingt ans parvint au bureau central du Parti. Cette lettre dévoilait les abus commis systématiquement par Healy envers des membres féminins du parti. Le comité politique tenta durant trois mois d’étouffer le scandale. Banda et Slaughter s’opposèrent tout l’été aux efforts de principe d’un membre du comité central, Dave Hyland, visant à convoquer une commission d’enquête, et ils cachèrent la divergence aux membres. Au beau milieu de tout ce remuage de boue éclata finalement un scandale financier qui avait son origine dans la politique opportuniste du WRP et dont les éléments s’étaient accumulés pendant des années. La direction s’avéra incapable d’empêcher l’effondrement de tout cet édifice pourri. Les membres du parti eurent connaissance des pratiques personnelles de Healy. Ayant perdu toute autorité politique et morale, Healy fut incapable de contrôler le déchaînement anti-trotskyste que toute sa ligne politique avait préparé pendant une décennie. Il avait lui-même perdu toute confiance dans la perspective historique de la Quatrième Internationale et pour cette raison précise n’avait pu, dans sa démoralisation, réfréner son propre abus d’autorité.
Au mois d’octobre 1985, les rancœurs refoulées de la classe moyenne se déchaînèrent au sein du WRP. Ces éléments petits-bourgeois étaient désabusés et aigris, ils en avaient « ras le bol » des longues années de travail difficile restées sans récompense. Mécontents de leur situation personnelle, désireux de rattraper le temps perdu, tous ces discours sur la révolution leur faisaient mal aux oreilles. La rage subjective de ces éléments petits-bourgeois, guidés par un équipage hétéroclite de professeurs d’université en semi-retraite, se traduisit politiquement en liquidationnisme. Précisément parce que sa source ne résidait pas seulement dans les erreurs subjectives de la direction du WRP, mais d’une façon plus générale dans les transformations objectives des rapports entre les classes, le scepticisme qui s’empara d’une section importante du parti était l’expression d’une tendance sociale puissante à l’intérieur du Workers Revolutionary Party.
L’instabilité inflationniste des années 1970 et l’incapacité du réformisme à trouver une solution à la crise générale de la société eurent pour résultat un mouvement à droite de larges couches de la classe moyenne. L’élection de Thatcher en 1979, de Reagan en 1980 et de Kohl en 1983 était un produit de ce mouvement à droite qui eut de profondes répercussions sur le mouvement ouvrier de tous les pays capitalistes, surtout en Grande-Bretagne où un groupe important de travaillistes de droite quitta le Parti travailliste, fonda le Parti social-démocrate et fit alliance ouvertement avec les libéraux contre la classe ouvrière.
La croissance du chômage, le démantèlement du vieil « État-providence », l’abaissement général du niveau des salaires, l’inefficacité des grèves, l’affaiblissement manifeste des syndicats, l’abandon du réformisme et le mouvement à droite de sections de la classe moyenne sous l’influence de la politique économique « orientée à l’offre » de Thatcher et Reagan, leur abandon de l’activisme social des années 1960 en faveur de la consommation hédoniste et de l’autosatisfaction, ces développements eurent de profondes répercussions sur le WRP. Ces éléments de la classe moyenne dans le parti en étaient venus à croire ce qu’écrivaient les journaux, que le capitalisme avait surmonté sa crise, que l’automatisation avait réduit la force de la classe ouvrière, que le développement de la technologie informatique et l’échange d’information avaient créé une base économique nouvelle pour le capitalisme, que la classe ouvrière industrielle était une chose du passé et que le marxisme était dépassé. Sans jamais analyser sérieusement les changements qui s’étaient opérés dans la conjoncture économique, ils n’avaient cessé de répéter au fil des ans que la révolution socialiste était imminente. À présent – et c’est le cœur de leur perspective – ils ne croient plus à la possibilité d’une révolution, ni pour ce siècle ni pour les premières décennies du siècle prochain.
Seuls des gens qui n’éprouvent plus aucune responsabilité vis-à-vis du mouvement ouvrier, qui ont rompu avec toute discipline personnelle telle qu’on peut la tirer d’une confiance scientifiquement fondée dans le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière peuvent parler, écrire et agir à la façon de Banda, Slaughter et de leurs partisans. Leur base sociale n’est pas la classe ouvrière, mais les sections de la classe moyenne dont les illusions dans la viabilité historique du capitalisme ont été ranimées par la politique économique de Reagan et Thatcher.
La véritable perspective de ces liquidateurs, on peut la trouver consignée dans un document écrit pour le bulletin interne du WRP par un certain RM, membre de la fraction Banda-Slaughter :
« En termes réalistes, dans une société capitaliste, être réellement un révolutionnaire professionnel, c’est avoir une position idéaliste puisque tout ce que cela vous rapportera c’est d’être condamné à la prison pour terrorisme, pour incitation à l’émeute ou pour activité conspiratrice. La masse du prolétariat a besoin d’un parti fondé sur des principes socialistes, mais pour le moment le parti doit travailler dans le système, car s’il ne le faisait pas, il nierait le réel potentiel de la bourgeoisie et de l’État, en particulier en Angleterre, car nous avons la lourde tâche de briser et d’écraser la bourgeoisie la plus vieille du monde ».[2]
Bien loin de représenter une lutte de principe contre Healy, les Vingt-sept raisons de Banda sont le produit final de la trahison de la Quatrième internationale par le WRP. C’est une défense tordue de l’opportunisme du WRP parce qu’elle fait porter au trotskysme lui-même la responsabilité des crimes politiques commis par le WRP.
Le document de Banda ne fait pas une seule fois référence à la dégénérescence politique du WRP depuis 1976. Le point de départ de son appel à enterrer le Comité International est sa dénonciation de la décision prise par le CIQI en décembre 1985 de suspendre le WRP comme section britannique. Banda s’est manifestement convaincu de la nécessité de détruire le CI dès que celui-ci a agi contre les trahisons politiques du Workers Revolutionary Party. Pour Banda, tout ce que le WRP a fait était le résultat de la fondation de la Quatrième Internationale et il fallait faire porter à celle-ci la responsabilité de tout ce qui est arrivé en Grande-Bretagne sous sa direction et celle de Healy. Pour prouver ce qu’il avance, Banda a abandonné son poste de secrétaire général et s’est retiré sur les plantations de ses ancêtres au Sri Lanka, où il s’est mis, en théoricien absentéiste et entre deux causeries avec Colvin Da Silva du LSSP, à dresser la liste de toutes les peaux de bananes sur lesquelles la Quatrième Internationale a glissé au cours des quarante-huit dernières années afin de justifier le fait qu’il est lui-même devenu un renégat et qu’il a trahi la classe ouvrière.