L’article suivant, écrit en 2000, décrit les questions politiques soulevées par la gigantesque «marche pour la réconciliation aborigène» réunissant 250.000 personnes qui ont traversé le Harbour Bridge de Sydney cette année-là.
Deux jours plus tôt, à l’occasion de la «Journée nationale du pardon» (National Sorry Day), des milliers de citoyens avaient également défilé dans les grandes villes pour demander au gouvernement de présenter des excuses officielles aux Aborigènes d’Australie pour les atrocités commises à leur encontre depuis l’arrivée de l’impérialisme britannique à la fin du XVIIIe siècle. Ensemble, ces manifestations restent parmi les plus importantes de l’histoire de l’Australie.
Les questions examinées, y compris les tentatives de l’establishment politique de manipuler cyniquement l’inquiétude générale concernant le sort de la population aborigène, n’ont pas disparu.
En effet, elles sont directement liées à la campagne du gouvernement travailliste visant à inscrire dans la constitution australienne un organisme consultatif aborigène auprès du parlement.
Le référendum s’inscrit dans la continuité du programme officiel de «réconciliation» lancé et poursuivi par les gouvernements travaillistes Hawke-Keating de 1983 à 1996. Il est conçu pour répondre aux exigences de la classe capitaliste australienne en matière de politique intérieure et extérieure, alors que les conditions sociales des Aborigènes de la classe ouvrière ne font qu’empirer.
L’organisme Voice ne résoudra en rien ces problèmes. Ce sera un organisme consultatif aborigène non élu, ancré au cœur de la Constitution australienne réactionnaire de 1901 et de l’appareil même du Parlement, du gouvernement et des forces policières et militaires responsables de 235 années d’oppression.
Les architectes de l’organisme Voice, tels que l’avocat aborigène Noel Pearson, figurent depuis longtemps parmi les principaux partisans du Programme de la réconciliation, tout comme c’était le cas déjà en 2000. Comme le montre cet article, l’objectif du Programme est d’arriver à une soi-disant autonomisation économique, basée sur le développement d’activités commerciales aborigènes, liée à la création de droits fonciers légalement reconnus afin de faciliter des projets miniers et autres projets entrepreneuriaux de plusieurs milliards de dollars. C’est dans les faits un programme de division raciale qui vise avant tout à enrayer toute lutte unifiée des travailleurs aborigènes et non aborigènes contre le système de profit capitaliste qui est à l’origine de la détérioration des conditions financières, sociales et de logement auxquelles est confrontée la classe ouvrière dans son ensemble, et parmi laquelle les travailleurs aborigènes sont les plus vulnérables.
En fait, le Programme de la «réconciliation» consiste à blâmer la «société blanche», plutôt que l’ordre capitaliste, pour l’oppression des Aborigènes, et à chercher à détourner l’attention de la fracture sociale qui ne cesse de s’élargir entre l’élite financière et l’ensemble de la classe ouvrière.
L’article ci-dessous explique également pourquoi l’establishment politique et corporatif soutient fortement le Conseil pour la réconciliation aborigène, financé par le gouvernement, afin d’essayer de donner un nouveau visage au bilan notoire du capitalisme australien, en particulier dans la région Asie-Pacifique. Aujourd’hui, cet impératif est d’autant plus important que le gouvernement Albanese s’apprête, via l’alliance AUKUS, à jouer un rôle de premier plan dans le cadre de la campagne militariste pour la guerre des États-Unis contre la Chine, notamment en cherchant à pousser les États de la région à s’aligner sur Washington.
En 2000, le gouvernement libéral-national de Howard a refusé de présenter les excuses demandées, mais en 2007, il a changé de position et demandé que la reconnaissance des Aborigènes soit inscrite dans la constitution. Ce projet a été repris par le gouvernement travailliste Rudd, qui a présenté en 2008 des excuses parlementaires bidon aux «générations volées» de dizaines de milliers d’enfants aborigènes enlevés de force à leur famille.
Le Programme de réconciliation et de reconnaissance soutenu par le gouvernement et le grand patronat a finalement abouti à la proposition pour la création d’un organisme aborigène appelé «Voice». Ce n’est pas une initiative de la base, comme le prétend à tort la campagne en faveur du Oui. En 2015, le gouvernement libéral-national d’Abbott avait organisé une réunion avec 39 personnalités aborigènes qu’il avait sélectionnées et le chef de l’opposition travailliste de l’époque, Bill Shorten, à Kirribilli House, la résidence officielle du Premier ministre en bordure du port de Sydney, pour appeler à un nouveau type de «reconnaissance». C’est ainsi qu’ont été lancés les rassemblements orchestrés qui ont abouti à la Déclaration d’Uluru de 2017 entérinant le plan pour la création de «Voice».
Tandis que les conditions sociales épouvantables qui affligent la plupart des peuples aborigènes continueront de s’aggraver, l’organisme Voice permettra d’incorporer davantage dans la classe capitaliste et l’appareil d’État les quelques bénéficiaires aborigènes privilégiés du processus de réconciliation déjà vieux de trois décennies.
C’est pourquoi le SEP appelle les travailleurs et les jeunes à rejeter à la fois les camps du Oui et du Non présentés par les factions rivales de l’establishment politique au pouvoir, toutes engagées dans le programme de guerre et de sacrifice. Nous appelons à une campagne active de boycott pour s’opposer au référendum même, dans le cadre d’une lutte plus large contre l’ordre capitaliste.
Notre article de 2000 lançait comme mise en garde que, sans une perspective politique claire, les centaines de milliers de personnes qui ont sincèrement marché en faveur d’une «réconciliation» deviendront des pions des forces sociales mêmes qui ont prouvé, depuis les deux derniers siècles, qu’elles sont tout à fait opposées aux intérêts des Aborigènes ordinaires. La même mise en garde s’applique à ceux qui envisagent de voter Oui au référendum Voice.
Remarque: Dans des conditions où le vote est obligatoire, et qui fait de l’appel au boycott du vote même un crime, le SEP appelle les travailleurs et les jeunes à manifester leur opposition en annulant leur bulletin de vote et à se joindre à notre campagne active de boycott jusqu’au 14 octobre, posant ainsi un geste allant bien au-delà du simple fait de voter.
Autorisé par Cheryl Crisp pour le Socialist Equality Party, Suite 906, 185 Elizabeth Street, Sydney, NSW, 2000
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Alors qu’un quart de million de personnes défilent pour soutenir les Aborigènes d’Australie, qui bénéficiera de la «réconciliation»?
1er juin 2000
Plus d’un quart de million de personnes participait dimanche dernier à la «marche pour la réconciliation aborigène» (Walk for Aboriginal Reconciliation), empruntant le célèbre Harbour Bridge emblématique de Sydney. Pendant cinq heures et demie, un flot humain régulier a traversé le pont, défilant sur quatre kilomètres depuis North Sydney jusqu’à l’extrémité sud du pont.
Cette marche fait suite à la conférence et à la cérémonie «Corroboree 2000» de samedi, au cours de laquelle le Conseil pour la réconciliation aborigène (Council for Aboriginal Reconciliation – CAR) a remis un document intitulé Towards Reconciliation (Vers la réconciliation) au premier ministre libéral John Howard et à des représentants des gouvernements des États, du gouvernement fédéral et des territoires, à des chefs religieux et à d’autres dignitaires, sur les marches de l’Opéra de Sydney, devant un public de plusieurs milliers de personnes.
Le CAR a été créé par le gouvernement travailliste de Hawke en 1991, à la suite d’une recommandation de la Commission royale sur les décès de Noirs en détention (Royal Commission into Black Deaths in Custody). Composé d’hommes politiques, dont l’ancien Premier ministre libéral Malcolm Fraser, de personnalités du monde des médias et des affaires, de bureaucrates syndicaux et de dirigeants aborigènes, le Conseil est censé s’attaquer à la «fracture raciale» du pays.
Vendredi, lors de la «Journée nationale du pardon», des milliers de personnes ont défilé dans les grandes villes pour demander au gouvernement de présenter des excuses officielles aux Aborigènes d’Australie pour les crimes perpétrés à leur encontre depuis la colonisation britannique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Ces trois journées sont présentées comme l’aboutissement d’un processus de «réconciliation» de neuf ans mené entre les populations aborigènes et non aborigènes du pays. Elles étaient censées marquer la reconnaissance des injustices passées, des droits des Aborigènes et d’une nouvelle ère dans les relations entre «Noirs et Blancs».
La marche était conduite par des membres des «Générations volées» – ces dizaines de milliers d’Aborigènes séparés de force de leurs familles dans le cadre de la politique d’«assimilation» menée par les gouvernements australiens successifs jusqu’aux années 1960 – et du CAR. Leur principale préoccupation était d’arracher des lèvres du Premier ministre le mot «Sorry» (désolé), qu’il a toujours refusé de prononcer. Alors que Howard brillait par son absence, des représentants de son gouvernement, qui nie l’existence des générations volées et qui préside à l’aggravation constante des conditions de vie des Aborigènes ordinaires, suivaient de près les organisateurs de la marche.
Des politiciens libéraux, travaillistes, nationaux, démocrates et verts se sont mêlés à la foule, ainsi que des juges, d’anciens premiers ministres, des chefs religieux, des chefs d’entreprise et diverses célébrités.
L’énorme participation – en fait la plus grande manifestation politique de l’histoire du pays – exprime le sentiment généralisé et tout à fait légitime d’indignation qui prévaut parmi la population face aux politiques génocidaires menées au cours des 200 dernières années à l’encontre de la population aborigène, ainsi que de dégoût face aux conditions de pauvreté et aux traitements discriminatoires que la majorité continue de subir sous les gouvernements tant travaillistes que libéraux.
Parmi les participants se trouvaient un grand nombre de membres de la classe moyenne et de professions libérales, des familles d’ouvriers avec de jeunes enfants portés sur les épaules, de nombreux étudiants et jeunes, des immigrants venus de nombreuses régions du monde, en particulier d’Asie, et des contingents d’Aborigènes venus de tout le pays. La plupart des gens ont traversé le pont en compagnie de leur famille et de leurs amis, sans faire partie d’un contingent spécifique. Certains ont défilé derrière les bannières de ministères, d’institutions culturelles, d’écoles, d’universités, de syndicats et de partis politiques.
Le sentiment que la population devait elle-même prendre position au nom du peuple aborigène dominait l’événement. Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes de partout au pays, et pas seulement celles qui ont participé à la marche, pensent que, grâce au «processus de réconciliation», le passé sera enfin honnêtement affronté et que les blessures commenceront à se cicatriser. Ce n’est qu’à ce moment-là que le sort des Aborigènes commencera à s’améliorer, de façon toutefois encore inexpliquée.
La «réconciliation» elle-même est devenue une sorte de mot fourre-tout, qui englobe toutes sortes de sentiments mal définis et dont la signification varie d’une personne à l’autre. Pratiquement tout le monde peut y adhérer.
Les marcheurs interrogés par le WSWS étaient plutôt vagues quant à ce que le terme pouvait signifier: un acte de contrition individuelle, une volonté personnelle d’aider à changer les choses pour le mieux, la justice sociale, l’harmonie raciale, la paix, l’égalité, l’amour. Mais ils n’avaient aucune idée de la façon dont ces objectifs pourraient être atteints, et ils n’avaient que peu ou pas confiance du tout dans les politiciens ou l’establishment politique dans son ensemble.
Aucune des personnes que nous avons interrogées n’avait réfléchi au programme officiel derrière le «processus de réconciliation» et à la raison pour laquelle il est si fortement promu dans les médias. Le Sun Herald, par exemple, publiait en gros titre le matin de la marche: «Votez avec vos pieds», fustigeant une fois de plus Howard pour ne pas avoir dit «désolé» la veille. Le radiodiffuseur national, ABC, a assuré une couverture quasi continue des événements des trois jours tant à la radio qu’à la télévision. Ceux qui ont marché dimanche, a claironné le quotidien The Australian de Murdoch le lendemain matin, ont présenté les «excuses du peuple», en dépit du Premier ministre.
Une contradiction apparente
Il y avait là une contradiction apparente. D’un côté, des dizaines de milliers de personnes motivées par de profondes préoccupations en matière de justice sociale et d’équité, d’autre part, un événement soutenu à bout de bras par les politiciens, les chefs d’entreprise et les barons des médias responsables de l’accroissement des inégalités sociales.
La raison de cette situation se trouve dans le programme politique guidant le «processus de réconciliation», tel que révélé dans les Documents de réconciliation préparés par le CAR.
Il n’est pas surprenant que ces documents n’aient reçu pratiquement aucune publicité. Cela s’explique par le fait qu’ils cherchent à soutenir et à perpétuer le même ordre social et économique responsable de l’anéantissement d’un grand pourcentage de la population aborigène et de l’oppression permanente des survivants.
Les documents commencent par souligner le fait que l’Australie est le seul pays du Commonwealth, et l’un des rares au monde, à n’avoir jamais signé de «traité» avec ses peuples aborigènes ou leur avoir accordé de «reconnaissance» constitutionnelle.
Les pays qui l’ont fait sont cités comme des exemples que le gouvernement australien devrait imiter, notamment le Canada, les États-Unis, l’Afrique du Sud, l’Équateur, le Brésil, la Nouvelle-Zélande et les pays scandinaves.
La façon dont les «méthodes de résolution des conflits», les «excuses» et les «traités» vantés par le CAR ont réellement eu un impact sur la vie de la grande majorité des populations autochtones de ces pays n’est pas mentionnée. Et pour cause. Partout ils ne servent qu’à créer une minuscule couche de riches entrepreneurs autochtones utilisant la restitution de leurs «terres natales» et les compensations en espèces comme moyen, non pas d’améliorer la santé, le bien-être et l’éducation des populations autochtones ordinaires, mais de s’enrichir par l’entremise d’investissements lucratifs et d’entreprises commerciales, et en particulier les jeux d’argent.
La Nouvelle-Zélande constitue un excellent exemple. Tout au long des années 1990, son gouvernement a transféré des centaines de millions de dollars sous forme de compensations en espèces et de terres aux chefs tribaux maoris. Les intérêts commerciaux maoris contrôlent aujourd’hui environ 5 milliards de dollars d’actifs, à l’exclusion du parc immobilier. Sur cette somme, 3 milliards de dollars sont investis dans l’agriculture, près d’un milliard dans les affaires et les activités commerciales et le reste dans la sylviculture et la pêche.
Les bénéficiaires – une minuscule couche de chefs d’entreprise et de dirigeants politiques – récoltent de beaux gains, se complaisant dans les atours de la réussite entrepreneuriale. Les Maoris de la classe ouvrière, en revanche, voient leur position sociale se dégrader. Le taux de chômage atteint 18 %, soit trois fois la moyenne nationale, et 30 % chez les adolescents. Tous les autres indicateurs sociaux – revenu hebdomadaire des ménages, éducation, taux d’hospitalisation, suicide chez les jeunes, santé mentale, diabète, taux d’emprisonnement – ont empiré au cours de la dernière décennie.
Les Documents de réconciliation du CAR élaborent une série de stratégies quant aux «étapes que nous devons franchir en travaillant tous ensemble vers une nation réconciliée».
La plus importante d’entre elles est l’«autonomisation économique» qui, selon le CAR, conduit à «l’indépendance économique et à l’autosuffisance» et «ne peut se produire par le biais de programmes d’aide sociale». N’est-il pas significatif que cette «stratégie» corresponde exactement au programme de droite du gouvernement Howard et aux demandes des entreprises australiennes de réduire les dépenses d’aide sociale et d’éliminer les services sociaux?
Pas une seule référence n’est faite à la nécessité de créer des emplois décents, la demande la plus urgente des travailleurs aborigènes, qu’ils soient en zones urbaine, régionale ou rurale, là où le taux de chômage peut atteindre jusqu’à 100 %.
Le CAR préconise plutôt un meilleur accès aux capitaux, des conseils et une assistance en matière de planification d’entreprise, une augmentation des possibilités de mise en réseau et de mentorat, la promotion et l’encouragement des petites entreprises, ainsi que l’encouragement des partenariats avec la communauté des affaires.
Ces propositions sont conçues pour formaliser et ancrer un processus déjà bien engagé: une polarisation sociale croissante entre quelques entrepreneurs aborigènes, ou «abocrates» – comme les a décrits un jeune travailleur aborigène au WSWS dimanche – et la masse des travailleurs et des jeunes Aborigènes appauvris, privés d’accès à l’aide sociale, aux emplois et aux services, contraints soit de «travailler pour l’assistanat», soit d’être exploités comme main-d’œuvre à bon marché par les entreprises aborigènes en partenariat avec les intérêts miniers et touristiques.
Les documents lancent un appel général en faveur d’une «représentation accrue au sein des parlements australiens», destiné à consolider, par l’existence d’une poignée d’hommes politiques aborigènes de pure forme, ce qui est devenu des institutions totalement discréditées, afin de lier toujours plus étroitement la classe ouvrière aborigène à ces institutions.
Droits fonciers aborigènes
La demande pour une «autodétermination dans le cadre de la Constitution australienne» formulée dans les documents soulève un autre aspect important du «processus de réconciliation»: sa relation avec les droits fonciers aborigènes et le «titre aborigène».
Dans la société aborigène traditionnelle, le concept de propriété privée est totalement inconnu. Pour les tribus aborigènes, en grande partie nomades, sans agriculture ni élevage, la terre et la mer sont les seules sources de survie et revêtent une signification spirituelle considérable.
Les origines du mouvement des «droits fonciers» remontent à plusieurs décennies. Dans les années 1960, un mouvement militant a commencé à émerger parmi les travailleurs aborigènes des régions rurales, réclamant des salaires et des conditions de travail décents. Parallèlement, la classe ouvrière des grandes villes se montrait de moins en moins docile. Craignant la perspective d’un mouvement unifié des travailleurs aborigènes et non aborigènes, les gouvernements travaillistes et libéraux ont commencé à cultiver une petite couche privilégiée de dirigeants aborigènes avec pour fonction de servir de paratonnerre, de détourner les griefs communs et de semer la division entre travailleurs aborigènes et non aborigènes. Face aux revendications de classe, ces dirigeants ont commencé à défendre l’idée de droits fonciers, c’est-à-dire le droit des populations aborigènes à posséder leurs terres ancestrales.
Cette revendication a bénéficié d’un soutien croissant, étant promue tant par les dirigeants aborigènes que le milieu radical dit de «gauche» comme moyen de protéger d’importants lieux culturels et spirituels, en les mettant en fiducie pour les générations futures, et pour garantir le droit des communautés aborigènes appauvries à vivre sur leurs terres traditionnelles sans crainte d’expulsion.
Mais le «titre aborigène» n’a jamais rien signifié de tel. Il a été créé en tant que nouvelle entité juridique par la Haute Cour australienne en 1992 dans la célèbre Affaire Mabo, un an seulement après la création du Conseil pour la réconciliation aborigène. Ce titre de propriété rend aliénable ce qui était auparavant une «terre de la Couronne», c’est-à-dire de l’État, ou une terre commune, et lui confère une valeur monétaire. Le «titre aborigène» a été conçu par la Cour pour n’être rien d’autre qu’une option négociable – un nouvel intérêt privé dans la terre – qui peut être acheté ou vendu sur le marché capitaliste.
Et c’est précisément ce qu’il est devenu. C’est la raison pour laquelle l’Affaire Mabo et le «processus de réconciliation» ont reçu un soutien aussi important de la part des sociétés australiennes.
Ensemble, ils sont devenus le moyen de garantir des investissements miniers et touristiques à long terme et à forte intensité de capital. Les «sites sacrés» ont été cyniquement vendus par les conseils fonciers aborigènes en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes.
Il y a trois ans, la première «Convention de réconciliation» se tenait au World Trade Centre de Melbourne. Au coût d’environ 1 million de dollars, elle a été financée par certains des plus grands noms de l’industrie minière et pétrolière, dont BHP, Shell, CRA-RTZ, Pasminco, North Ltd et ARCO Coal. La banque ANZ, Telstra, Canon, Fuji Xerox et le Conseil du tourisme d’Australie (représentant les grands hôtels et les voyagistes) y ont également contribué.
Plusieurs poids lourds du monde des affaires, dont certains ont participé au défilé de dimanche, ont pris la parole lors des séances plénières et des séminaires.
Le Financial Review du 28 mai 1997 expliquait pourquoi dans un éditorial intitulé «The business of reconciliation» (L’entreprise de la réconciliation): «Comme le reconnaît aujourd’hui l’industrie minière australienne, la tâche de la réconciliation n’est pas une simple obsession bienveillante des classes blanches qui bavardent, mais bien une question d’affaires pratiques».
Depuis lors, Pasminco, par exemple, a donné aux dirigeants aborigènes régionaux le contrôle d’un fonds de compensation de 60 millions de dollars en échange de droits de propriété sur la mine de zinc Century, d’une valeur d’un milliard de dollars, située dans le nord-ouest du Queensland.
Chevron a récemment ouvert la voie à un gazoduc de 3,5 milliards de dollars le long de la côte du Queensland en allouant 6 millions de dollars à la First Nations Joint Company pour qu’elle les répartisse entre 26 groupes aborigènes ayant des titres de propriété aborigènes. Chevron a également laissé ouverte la possibilité que la société aborigène prenne une part de 2 % dans le projet.
Il n’est donc pas surprenant que la conférence Corroborree 2000 et la «Marche pour la réconciliation aborigène» aient également été parrainées par de grandes entreprises telles Toyota et Ansett, des sociétés minières, et PBL, la société de médias appartenant à l’homme le plus riche d’Australie, Kerry Packer, tandis que les gouvernements tant de Nouvelle-Galles-du-Sud que fédéral ont consacré des ressources considérables à leur organisation.
Le directeur général du Business Council of Australia, David Buckingham, a été l’un des participants les plus remarqués. Il a déclaré à Financial Review que la marche était un «événement national très important qui, espérons-le, donnera le ton pour résoudre et conclure ces questions à l’avenir».
Les excuses
L’insistance des grandes entreprises, des médias, du CAR et des différents dirigeants aborigènes pour que le premier ministre exprime «des excuses» doit être replacée dans ce contexte.
Lowitja O’Donoghue, ancienne présidente de la Commission des aborigènes et des insulaires du détroit de Torres, a expliqué lundi soir dernier le problème lors d’un forum télévisé sur les ondes du réseau ABC. On lui a demandé quelle différence cela avait apportée dans la vie des Aborigènes ordinaires que tous les gouvernements des États avaient déjà présenté leurs excuses. Elle a répondu que ces excuses avaient permis aux Aborigènes de travailler «plus étroitement» avec ces gouvernements, et que c’était la raison pour laquelle les dirigeants aborigènes voulaient des excuses de la part de Howard. Ces excuses contribueraient à cimenter une relation de travail étroite avec le gouvernement fédéral à l’avenir, a-t-elle ajouté.
Rien ne pourrait mettre plus clairement en évidence le véritable programme du «processus de réconciliation». Son objectif est d’utiliser une couche de bureaucrates aborigènes petits-bourgeois soigneusement sélectionnés et promus à de hautes fonctions afin de «réconcilier» la grande majorité des Aborigènes avec les exigences du capital.
Bref, ces personnes veulent «travailler plus étroitement» avec un gouvernement qui préside à une offensive majeure contre les emplois, les conditions de travail, le bien-être et les services sociaux de l’ensemble de la classe ouvrière.
La dernière recommandation du CAR dans ses Documents de réconciliation est la création d’une «fondation de réconciliation» afin de perpétuer l’existence d’organismes de réconciliation qui continueront à travailler avec «les gouvernements à tous les niveaux».
Les excuses, les expressions de regret, les références à la «dignité humaine», au «respect mutuel» et à la «justice» sont les moyens par lesquels le CAR, le gouvernement et les médias cherchent à obtenir le soutien de larges couches de la population pour cette perspective réactionnaire.
Le refus de coopérer de John Howard a suscité des critiques cinglantes de la part des éditorialistes et des conseils d’administration des entreprises. Il est de plus en plus critiqué pour faire passer l’opportunisme politique avant la reconnaissance de l’importance de la «réconciliation» pour les entreprises australiennes. Confronté à un rejet électoral croissant des politiques sociales et économiques sévères de son gouvernement, Howard cherche à regagner le soutien en zones rurales et dans les régions d’éléments de droite et racistes en se faisant le champion de «l’ordre et la loi». Il s’efforce également de faire des Aborigènes et des immigrés les boucs émissaires de la destruction des emplois et des services sociaux de base dont son gouvernement est responsable.
L’éditorial du Sydney Morning Herald de lundi tonnait: «Les gens sont fatigués des dérobades, des points de vue et de la mesquinerie pure et simple du gouvernement fédéral sur les questions de relations entre Noirs et Blancs». La ligne de conduite de Howard, poursuit l’éditorial, est «étroite d’esprit» et «destructrice».
Hugh Morgan, directeur général de la Western Mining Corporation, bien connu pour ses positions de droite, a déclaré à son passage à l’émission Business Sunday sur la chaîne de télévision Nine que bien que selon lui le gouvernement Howard faisait preuve d’un «leadership courageux» dans certains domaines, il était déçu par ses résultats en matière de «réconciliation».
«Il y a plein d’histoires sur nous à l’étranger, a-t-il déclaré. Cela occupe tout le débat politique ici... nous n’avons pas besoin de cela. Nous n’avons pas besoin de ce genre de dissensions internes».
Dans un article paru dans le Financial Review de mercredi et intitulé The practical business of reconciliation (Les aspects pratiques de la réconciliation), Robert Champion de Crespigny, PDG de Normandy Mining Ltd et membre du Conseil pour la réconciliation aborigène, soulignait les mêmes préoccupations que Morgan, déclarant: «La réconciliation est manifestement une question importante pour les entreprises australiennes... Avec l’internationalisation croissante des entreprises et le regard omniprésent des médias du monde, l’Australie risque de devenir une nation paria, à certains égards comme l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid. De telles notions, même si elles sont erronées dans la réalité, pourraient facilement prendre de l’ampleur.
«Cela créerait des difficultés considérables pour les entreprises australiennes opérant à l’étranger ainsi que pour les expatriés. Ce serait également une tragédie, car l’Australie est l’une des nations multiculturelles les plus prospères au monde».
La «réconciliation» est ainsi devenue un facteur important de la politique étrangère. L’incapacité persistante de Howard à présenter des excuses officielles a suscité de l’attention dans toute la région Asie-Pacifique, une zone d’intérêt économique vital pour les entreprises australiennes. Certains craignent que la capacité de l’Australie à «s’engager» dans la région, sous la bannière de la défense des droits de l’homme, ne soit compromise si le pays continue de projeter une image d’indifférence insensible à l’égard de sa propre population aborigène.
Des milliers de personnes ont participé aux événements de la fin de semaine dernière, convaincues que ce n’est qu’en manifestant massivement que leurs préoccupations passées et présentes pourront être entendues. C’est certes là un événement important en soi. Mais la question vitale qui reste en suspens est celle de la perspective. En l’absence d’une perspective politique claire, les centaines de milliers de personnes qui ont marché deviendront simplement des pions pour les forces sociales qui ont révélées, au cours des 200 dernières années, nourrir des intérêts tout à fait contraires à ceux de la population aborigène.
La terrible oppression de la population aborigène se poursuivra et s’aggravera tant et aussi longtemps qu’un mouvement politique de masse de la classe ouvrière ne sera pas présent, unissant tant les travailleurs aborigènes que non aborigènes, armé d’une perspective socialiste indépendante remettant en cause les fondements mêmes du système de profit. Ce n’est qu’en réorganisant la société de fond en comble, en retirant la propriété des grandes industries, des mines et des banques des mains du secteur privé, pour la confier à la classe ouvrière dans son ensemble, que les droits sociaux, économiques et politiques des peuples aborigènes pourront être garantis.
(Article paru en anglais le 2 octobre 2023)